Sunday, December 04, 2005

Comment Jean Daniel situe les juifs "supérieurs" dans la victimisation

Semaine du jeudi 1 décembre 2005 - n°2143 - Chroniques Appeler un chat un chat
Pour les questions d'immigration comme pour celles qui touchent à la crise d'identité, de grâce, ne restons pas dans l'Hexagone. L'un des plus grands défis du XXIe siècle est de concilier la pleine reconnaissance de la diversité des cultures avec le sourcilleux respect de l'universalité des valeurs. Retenez cette formule, chaque mot compte. Et retournez-la dans tous les sens : elle comprend nos préoccupations majeures.C'est seulement à l'aide d'un tel critère que je me résigne à revenir sur l'épisode Finkielkraut. Voici pourquoi et comment. Auteur d'un livre, « le Juif imaginaire », qui a fait date ; animateur d'une remarquable émission hebdomadaire sur France-Culture ; imprécateur contre les agressions et les régressions du modernisme, le philosophe le plus médiatique de France avait exposé il y a trois semaines ses idées sur la crise des banlieues.Il soutenait que les émeutes ne se résument à aucune des causes ordinairement recensées. L'essentiel n'est pas pour lui à rechercher dans le chômage, l'isolement, la ghettoïsation ou l'éclatement des familles. Il veut que l'on appelle un chat un chat et les jeunes émeutiers français des Noirs et des musulmans. Il y a une dimension ethnico-religieuse dans leur comportement. Leurs valeurs, en somme, ne seraient pas les nôtres.


Il s'alarme et s'indigne de ce que, devant cette évidence, l'opinion se voile la face et que, par peur de l'amalgame et du racisme, une pensée dominante invite au masochisme et à la victimisation.Tout cela, qui est plus ou moins contestable, ne suscitait aucun tapage jusqu'au moment où Alain Finkielkraut a accordé un entretien au prestigieux quotidien de la gauche israélienne, « Haaretz ». Le journaliste a paru déconcerté par les propos du philosophe français. Notre confrère « le Monde », visiblement non moins déconcerté, a effectué un montage d'extraits de l'interview qui a provoqué, à Paris, une certaine stupeur. Aussitôt, on s'est prononcé pour ou contre la personne et les expressions (mais non les idées) de Finkielkraut. Samedi dernier, « le Monde » ouvrait grandes ses colonnes au philosophe blessé. Finkielkraut précisait aussitôt qu'il ne se reconnaissait nullement dans le montage publié par « le Monde ». Il répétait ce qu'il avait dit la veille à Jean-Pierre Elkabbach sur les ondes d'Europe 1, que, s'il était bien l'auteur des propos qu'on lui prêtait, il jugeait insupportable l'image qu'ils renvoyaient de lui-même. Cette précision d'importance pouvait être considérée comme des regrets.Il s'agissait donc de dérapages ? Mais alors, ne révélaient-ils pas, chez lui, une disposition d'esprit qui justifiait que l'on pût faire de lui l'un des porte-parole d'une quelconque « nouvelle droite » ? « Néoréac », Finkielkraut ? Oui, si l'on met sous ce mot la nostalgie d'un paradis perdu de l'école égalitaire, de la citoyenneté responsable, de l'intégration réussie des nouveaux Français et de la communion de tous les citoyens dans le respect de la République et de l'héritage de 1789. Non, si l'on stigmatise par là un ralliement à une nouvelle formation politique. Il faut éviter, sur ces questions, la facilité des étiquettes. François Mitterrand était-il un « nouveau réac » parce qu'il croyait qu'il y avait un «seuil de tolérance» ? Les anciens maires communistes qui s'opposaient au vote des immigrés étaient-ils de droite ? Et M. Sarkozy est-il de gauche lorsqu'il renonce à la double peine et organise - d'ailleurs très mal - le Conseil français du Culte musulman ?Sur les émeutes des banlieues, contre Finkielkraut, mon avis est qu'elles n'auraient pas pu exister sans la télévision. Ni d'ailleurs sans les fameuses « fièvres du samedi soir ». Ni, enfin, sans la rivalité de bandes marginalisées par le ghetto, le chômage et les tentations de toutes les délinquances. Les émeutiers se sont livrés à une sorte de vandalisme nihiliste sans revendications ni langage. C'est seulement ensuite que leurs manifestations ont emprunté certains mots d'ordre vulgairement haineux de leurs idoles du rap, qui se disent désormais elles-mêmes complètement dépassées par leurs fans.Mais il est vrai qu'on a remué, chez eux, et contre la France, des souvenirs reconstruits de l'esclavagisme et du colonialisme. Je me suis insurgé contre le fait que des historiens expliquent le racisme des Français par la mémoire de leur colonisation. Mais je me rallie à l'observation selon laquelle l'exhumation des souffrances jadis endurées par les colonisés aient pu suractiver et surmotiver des sentiments, à l'occasion, volontiers antifrançais.D'autant que tout cela se déroule dans un contexte de victimisation générale où je veux bien rejoindre Finkielkraut, et quelques autres, mais à une condition qui n'est pas mince. Puisque l'on désire appeler un chat un chat, acceptons de reconnaître que cette compétition des victimes a été inaugurée par ceux-là mêmes qui refusaient qu'il pût y en avoir une. Les juifs ayant décrété, souvent à raison, que rien n'était comparable à la Shoah, ils en ont tiré, souvent à tort, un statut supérieur à celui des autres victimes de l'histoire.Quand on se souvient de la façon dont certains Français juifs minoritaires ont alimenté la campagne des Américains contre la France, on peut observer que les émeutiers des banlieues sont de très grossiers imitateurs. D'ailleurs, c'est ce que dit Finkielkraut lorsqu'il n'hésite pas, s'adressant aux juifs, à déclarer : «Si vous n'aimez pas la France, il y a Israël.» Mais on doit honnêtement et fortement souligner que le sionisme, fût-il ultra, n'a jamais inspiré en diaspora une quelconque violence islamophobe.Nos jeunes agitateurs seraient sans doute les premiers étonnés d'apprendre qu'ils ont provoqué un regain sophistiqué du grand débat qui sépare en France les apologues de la différence et les chantres de l'universalisme. Notre République est-elle déjà communautariste ? A-t-elle déjà érigé la différence en principe de société et s'apprête-t-elle à en faire un principe d'Etat ? Si cela est vrai, faut-il baisser les bras ? Et décider que l'évolution du centralisme laïque et républicain ne pouvait être qu'infléchie par la réalité du multiculturalisme ? En tout cas, ce que nous pourrions regretter le plus dans cette petite affaire Finkielkraut, c'est qu'elle suscite à nouveau des oppositions artificielles et qu'elle détourne de l'inévitable face-à-face avec nos prodigieuses ou redoutables mutations. Jean Daniel

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