Chronique
Quand Shanghaï était aussi juive..., par Bruno Philip
| 07.05.10 | 14h24 • Mis à jour le 07.05.10 | 14h24 Réagissez (5) Classez Imprimez Envoyez Partagez
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Albert Londres, mort dans le paquebot qui le ramenait de Chine en France, disait de Shanghaï qu'elle était "de mère chinoise, de père américano-anglo-franco-germano-hollando-italo-nippon-judéo-espagnol". A l'heure où la mégapole brille de tous ses feux pour cause d'Exposition universelle, on avait peut-être un peu oublié, entre autres identités, le passé juif de celle qui fut le cosmopolitisme fait ville.
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Si le dernier juif de Shanghaï, Max Leibovich, est mort à 75 ans, en 1982, les signes discrets d'un passé enfoui, caché, se dévoilent encore avec parcimonie. Dans certaines résidences de la concession française, où vécurent de nombreux juifs russes, si l'on se faufile dans certaines arrière-cours, apparaît soudain une étoile de David sculptée au frontispice d'une vieille demeure. Si le visiteur fait l'effort de franchir le pont enjambant la rivière Suzhou, à l'extrémité nord du fameux Bund longeant le fleuve Huangpu, il pénétrera dans l'ancien ghetto juif, où les restes de la "petite Vienne" n'ont pas complètement cédé devant les bulldozers.
L'histoire des juifs de Shanghaï est multiforme, car elle est celle d'individus d'origine diverse qui se sont établis ici à différentes époques. Elle commence dans la deuxième moitié du XIXe siècle par l'arrivée de juifs irakiens établis à Bombay.
A Shanghaï, ils vont marquer l'histoire de la ville : comme le raconte Bernard Brizay dans son très complet ouvrage Shanghai. Le "Paris" de l'Orient (Pygmalion, 500 p., 21,90 euros), "la richesse et la puissance des juifs sépharades baghdadi (était) sans commune mesure avec leur nombre. Selon un recensement de 1934, 39 000 étrangers sont enregistrés dans la concession internationale et près de 19 000 dans la concession française. Les Sépharades sont environ 700, mais sur les 99 membres de la Bourse, ils sont 38".
Le plus célèbre ? Peut-être Victor Sassoon, ennobli par la reine, ex-pilote de la RAF lors de la première guerre mondiale, handicapé à vie après s'être sorti du crash de son avion. Il va construire le fameux "Cathay", rebaptisé "Hôtel de la Paix" par les communistes. Le cône vert, qui coiffe toujours ce qui fut le plus moderne établissement d'Asie, rappelle que Sir Victor, un célibataire des plus endurcis qui aimait surtout les femmes et les chevaux (de course), donnait dans son penthouse du dernier étage de brillantes soirées...
Le reste de la communauté juive arriva par vagues successives. Ces derniers étaient fort dissemblables, par leur passé, leurs langues, leurs habitudes culinaires et leur compte en banque, de leurs prédécesseurs venus des Indes britanniques.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, ils avaient quitté la Russie tsariste. Certains fuirent les pogroms ou furent tentés par l'aventure sibérienne et mandchoue encouragé par Nicolas II, qui leur promettait la liberté religieuse en échange de la russification de certains territoires pris sur la Chine. D'autres s'en allèrent durant la guerre civile après la révolution bolchevique. Plus tard encore, et cette vague-là sera la plus importante, une vingtaine de milliers d'Ashkénazes d'Allemagne, de Pologne, d'Autriche et du reste de la Mitteleuropa parvinrent à se réfugier à Shanghaï au fur et à mesure que gagnait en Europe l'emprise du nazisme. La ville, où l'on n'exigeait pas de visas, devint pour eux le dernier havre quand les pays occidentaux, Etats-Unis compris, décidèrent de limiter l'immigration juive chez eux...
"Il faut imaginer l'état d'esprit de ces gens, parmi lesquels de nombreux bourgeois, intellectuels, professeurs, artistes, acteurs, qui débarquaient sur le quai de Shanghaï après des jours de traversée avec deux valises et 10 Deutsche Mark. Ils avaient tout perdu", raconte Dvir Bar-Gal, un Israélien spécialiste du Shanghaï juif.
Entre les riches juifs de Bombay en haut-de-forme qui fument le cigare dans les bars de la ville - souvent traités avec condescendance par les autres Britanniques - et les rescapés de la tragédie en cours qui se nourrissent de bortsch et de saucisses casher en buvant du thé, le contraste ne pouvait en effet être plus frappant. Même si des témoignages de solidarité eurent lieu entre ces deux communautés qui ne se mélangeaient pas...
Quoique dépourvu de tout sentiment antisémite et peu enclin à céder aux pressions nazies suggérant aux représentants du Mikado de se livrer à une extermination de masse contre les réfugiés juifs, l'occupant japonais décida tout de même, en 1943, de prendre une mesure coercitive : désormais, ils seraient tenus de ne plus sortir de la "petite Vienne" reconstituée du district de Hongkou, où proliféraient cafés, restaurants et boutiques. Une décision qui fera du quartier un ghetto, le seul de toute l'Asie. "Les gens vécurent dans des conditions épouvantables dans des immeubles surpeuplés. Deux mille en moururent", rappelle Dvir Bar-Gal.
La rue Zhoushan, longée d'immeubles de pierre aux intérieurs décrépis, est l'un des ultimes vestiges. Une plaque indique que Michael Blumenthal, qui allait plus tard devenir secrétaire au Trésor du président américain Jimmy Carter, y vécut.
Non loin de là, la synagogue Ohel Moshe, transformée en asile psychiatrique après la révolution, est devenue un musée narrant le destin des juifs de Shanghaï. A l'intérieur, on lit une dédicace laissée par l'ancien premier ministre israélien Yitzhak Rabin. La Chine et l'accueil qu'elle réserva aux juifs, écrit-il, constitue "un acte unique d'humanitarisme qui a permis de sauver des milliers de vie".
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