Wednesday, January 03, 2007

DIEU, MAMAN ET LES FILLES


Rebonds

L'image du judaïsme reste diabolisée en regard des deux autres religions monothéistes.
Dieu, la maman et ses filles
Par Daniel FRANCO
QUOTIDIEN : lundi 1 janvier 2007
Daniel Franco philosophe.

Christianisme et islam sont des religions filles, dont la religion mère est le judaïsme. Dans les trois monothéismes, il est prescrit aux enfants d'honorer les parents, aux filles d'honorer les mères, mais ces deux filles-là, au succès fou, ont un mal tout aussi fou à honorer leur vieille mère et sa poignée de tristes soupirants. Cet irrespect depuis l'Antiquité a un nom : l'antijudaïsme. L'antijudaïsme a un fils tardif, l'antisémitisme, qui lui aussi honore son père, en reconduit les traits et le caractère, c'est-à-dire l'irrespect haineux envers la juive, la première mère. Leur succès mondial et sanglant mis à part, la chrétienté comme l'islam souscrivent tous deux au monothéisme, c'est-à-dire la vision juive du Dieu unique. Cette allégeance objective trouve dans les Evangiles une expression frappante : le Dieu s'incarne en la personne de Jésus. Sur ce point au moins, loin d'universaliser la foi juive, d'en ouvrir les horizons et les accès, le christianisme au contraire procède à une restriction auparavant inconcevable : Dieu lui-même est juif et de sexe masculin, un homme circoncis né à Bethléem.
L'antijudaïsme n'a qu'un seul objectif : effacer autant que possible cette judaïsation outrée, explicite du Dieu chrétien. Les siècles d'humiliation, les crachats, les coups, les supplices du fer et du feu, sont une répétition de la Passion, minutieusement propagée dans l'existence juive, dans les ghettos des villes et des villages. Rien d'étonnant à ce que la réalité des camps d'extermination ait nourri tant de nouvelles vocations chrétiennes, quand on saisit que c'est à nouveau le Dieu incarné, le Dieu fait hommes, femmes, enfants, vieillards qui s'affaisse griffé sur les barbelés, qui s'évapore par les cheminées des fours et dans les chambres à gaz maquillées en salles de douches, répète cette coïncidence énigmatique de l'abomination et de la purification.
Friedrich Nietzsche, à la fin du XIXe siècle annonce la mort de Dieu et dénonce les vitalités émergentes de l'antisémitisme. Ces deux propositions sont les deux versions d'un même événement profond, le projet de mise à mort du Dieu chrétien par le continent qui en a porté et exporté la foi. La vision d'un dieu mort, dans les faits, ne pouvait déboucher que sur l'extermination tangible de ceux qui en représentaient l'existence terrestre.
Le mouvement de retour de la religion, qui affecte la chrétienté comme l'islam, aurait pu présager pour les juifs une certaine tranquillité. La résurgence du Dieu unique aurait pu avoir une répercussion positive sur l'image du peuple qui en est l'inventeur, sur la mère qui n'a pas cessé, aux yeux des filles, d'en être l'amour premier et indépassé. Tout le monde peut constater qu'il n'en est rien. La raison en est qu'au temps de la sécularisation, les juifs ont été les plus zélés à contribuer à l'imagination et à la réalisation des grands bonds politiques, scientifiques et artistiques, censés remédier à l'inexistence divine. Bref, après avoir inventé le Dieu unique, autrefois évacué, ils ont inventé l'homme unique, l'homme sans Dieu, récemment passé de mode et dont l'oeuvre de Franz Kafka est le joyau chaque jour plus esquinté.
Le cas de l'islam est très différent. Il est aujourd'hui convenable de le traiter non seulement avec les égards dus à l'objet, mais encore avec une réserve inédite à l'égard des sujets, fréquemment susceptibles et meurtris, parfois nerveux et dangereux. Je me contenterai de rappeler que l'islam est né dans la conquête, le Coran est une prophétie délivrée par fragments, une manne sonore qui en tombant transforme la guerre en paix, le mouvement matériel des troupes en déploiement spirituel du message. Au contraire du judaïsme et plus rapidement que le christianisme, la destination de l'islam fut la constitution et le gouvernement d'un empire.
Cet empire, dans sa figure ottomane, a été démantelé au début du siècle dernier, après quoi le monde musulman, spécialement le monde arabo-musulman, a traversé coup sur coup les épreuves douloureuses de la colonisation, des indépendances fragiles et frelatées, enfin de l'émigration massive, généralement déclassée. De sujet impérial, le musulman en l'espace d'un demi-siècle s'est retrouvé la plupart du temps travailleur immigré, affecté aux besognes les plus viles, affligé par le rejet et l'injure, parqué dans l'absolue pauvreté. De l'intérieur de cette conjoncture, le juif est une énigme dans le miroir, une inversion trait pour trait. Il n'a pas derrière lui, en guise de passé, les fastes et les arrogances de l'empire mais l'enfer nommable des expulsions, des pogromes jusqu'à l'enfer imprononçable, épelé en allemand, en polonais. Il a mille fois plus de raisons de se dire ou de se croire victime de l'Histoire, étranglé par le passé, mais il incarne au contraire l'existence inébranlable, la vie réussie. Le juif, dans la perception musulmane, n'est pas comme dans l'imbroglio chrétien, d'abord divinisé pour être ensuite frappé de bestialité et exterminé. En islam, tant que dure l'empire, le juif est une marge inaperçue, une minorité déconsidérée mais globalement insignifiante, dont les droits et les devoirs statutaires sont circonscrits par la dhimma . C'est dans un deuxième temps, quand commence à peine pour les peuples arabes ce que les juifs connaissent et affrontent depuis si longtemps, l'exil, l'expatriation, l'abjection des hommes dans toutes ses figures, que le juif devient ce cousin inextricablement haï et adulé, jalousé pour les richesses qu'il a ou qu'on lui invente, envié pour un tas de prospérités réelles, de privilèges imaginaires.
L'existence de l'Etat d'Israël résulte du sionisme et du nazisme, de l'intersection entre la doctrine de la survie juive et la réalité de l'extermination juive en Occident. L'implantation en Palestine du pays d'Israël, y compris les exactions des soldats, les abus et les crimes des armées, n'a pas été à l'origine de l'antisémitisme musulman, il lui a simplement conféré une commodité inespérée, il lui a fourni un objet politiquement articulé, psychologiquement avouable et moralement poignant. Les choses en sont à un point tel que les juifs sont aujourd'hui ceux qu'un diplomate musulman peut qualifier de «nazis» en présence d'une diplomate chrétienne, en dehors du cercle privé et en toute impunité. C'est la troisième métamorphose du juif, le dernier avilissement de la mère concoctée par ses filles : après avoir représenté le Dieu souffrant, puis la vermine insensible, voici le juif paradoxal, impensable, grimé en nazi, dans le rôle du diable. Cela évidemment augure à nouveau le pire.
En plus du Dieu unique, par bonheur, les juifs ont aussi inventé l'humour chargé de mélancolie, qui leur permet jusqu'à aujourd'hui de commenter en riant et pleurant ce qui leur arrive.

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