Sunday, February 15, 2009

Indignité

par Samuel Pisar | Le Monde

jeudi 12 février 2009
On voudrait pouvoir se dire que la liberté d’expression ne doit servir qu’à enrichir la connaissance des hommes et à améliorer leur mutuelle compréhension. Malheureusement, elle sert parfois aussi à colporter quelques ignominies, comme cette lettre ouverte au président d’Israël, "Effacez le nom de mon grand-père à Yad Vashem", que vous avez estimée digne de vos pages (Le Monde du 28 janvier).

Voilà donc un militant illuminé, mordu par on ne sait pas quelle forme d’extrémisme, qui s’arroge le droit de profaner les inscriptions des victimes de la Shoah, y compris celles de sa propre famille, honorées, comme cela leur est dû, à l’Institut Yad Vashem de Jérusalem. Au-delà du fait que les obsessions personnelles sur le conflit israélo-palestinien qu’il cherche à promouvoir sont fallacieuses, pour ne pas dire pathologiques, et que cette distorsion de l’histoire ne mérite pas de réponse, il m’est paru indispensable d’affirmer clairement que toute tentative de mêler le plus important mémorial aux morts de la Shoah à des fins politiques ou idéologiques est insupportable.

Sans vouloir entrer dans la polémique, je voudrais rappeler que ce mémorial a été fondé en 1953 avec pour mission essentielle de commémorer les martyrs et les héros de l’Holocauste, maintenir leur mémoire, et honorer les Justes parmi les nations. Préserver l’identité de millions d’êtres humains exterminés dans la plus grande catastrophe jamais perpétrée par l’homme contre l’homme est à la fois un devoir sacré et le seul moyen de donner une sépulture morale à tous ceux qui ont disparu sans tombe ni stèle. Qui n’a pas vu à Yad Vashem, les yeux embués de larmes, vaciller les flammes du pavillon consacré à l’hommage envers un million et demi d’enfants assassinés, n’a pas ressenti l’indicible émotion de ce lieu ? Des chercheurs et des enseignants de toutes confessions et de toutes nations viennent y accomplir leurs travaux sans autre but que la mise au jour de la vérité. Dans tous les pays de l’Europe, et notamment en France, il y eut des non-juifs qui ont mis en danger la liberté et la vie de leurs familles afin de porter secours, ouvrir leur foyer et leur coeur, pour sauver des juifs promis a l’extermination dans un monde indifférent. Retrouver leur trace et inscrire leurs noms dans l’Allée des Justes parmi les nations est sans doute notre travail le plus porteur d’espoir.

Pour moi, d’abord administrateur de Yad Vashem Jérusalem, puis président fondateur de son Comité français, ce devoir a acquis une importance capitale, parce qu’après la destruction de ma famille immédiate en Europe de l’Est, sa branche française a été sauvée par les villageois de Chambon-sur-Lignon, pasteur en tête, tous reconnus Justes parmi les nations. Et parce qu’une certaine décomposition morale de la vie contemporaine démontre qu’il manque des Justes dans notre monde à nouveau enflammé - des Justes chrétiens, des Justes musulmans, et, oui, des Justes juifs également. Cette action, que nous avons menée au sein du Comité français pour Yad Vashem, moi-même et mon successeur Richard Prasquier, avec Simone Veil, Elie Wiesel, David de Rothschild, Ady Steg et quelques autres, je la vois non seulement comme l’expression d’une grande dette envers ces êtres rares et exemplaires, mais aussi comme la reconnaissance de leur apport précieux à l’humanité, dont la jeunesse a besoin pour le présent et pour demain.

Voilà, véritablement et exclusivement, quelles sont nos vocations. Il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, de place à Yad Vashem pour une quelconque argumentation politique ou idéologique, et encore moins démagogique. Toute tentative d’instrumentaliser cette institution sacrée et respectée constitue une trahison envers les morts et les vivants. Elle est donc tout simplement indigne.

Samuel Pisar est avocat international, rescapé d’Auschwitz et président-fondateur du Comité français pour Yad Vashem.

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