Thursday, December 08, 2005

Esther BENBASSA ; le Monde Diplomatique lui offre une tribune pour défendre Edgar Morin "le traître juif" condamné pour diffamation raciale




Edgar Morin, juste d’Israël ?

Par Esther BenbassaDirectrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études, titulaire de la chaire d’histoire du judaïsme moderne. Auteure, entre autres, de La République face à ses minorités. Les juifs hier, les musulmans aujourd’hui, Mille et une nuits - Fayard, Paris, 2004.


Hannah Arendt condamnée le 27 mai 2005 par la cour d’appel de Versailles pour diffamation raciale après la publication de son Eichmann à Jérusalem (1)... Inconcevable, mais possible. Aujourd’hui, rien n’empêcherait qu’elle connaisse l’humiliation infligée aux signataires de l’article « Israël-Palestine : le cancer », Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave, et à Jean-Marie Colombani, directeur du Monde, où cet article avait paru le 4 juin 2002.
Le livre de Hannah Arendt est une analyse du procès Eichmann, auquel elle a assisté en 1961. Elle y soutient la thèse de la « banalité du mal », d’un Eichmann terne fonctionnaire, artisan consciencieux de la « solution finale », expliquant ses actes par l’obéissance aux ordres et aux lois. La controverse était inévitable. Mais l’évocation par Hannah Arendt de la coopération de certains dirigeants juifs avec les nazis, de ces Conseils juifs ayant accepté de désigner des victimes pour théoriquement en sauver d’autres, allait enflammer le débat, jusqu’à la mettre au ban de la communauté juive. Et le savant israélien d’origine berlinoise Gershom Scholem lui reprochera de manquer d’« amour pour le peuple juif ». Ni les persécutions ni les souffrances ne rendent pourtant les individus et les peuples meilleurs. Hannah Arendt le savait.
Or, traînés devant les tribunaux par Avocats sans frontières, représenté par Me Gilles William Goldnadel, et par l’association France-Israël, dont le même est vice-président, les signataires de l’article « Israël-Palestine : le cancer » ont été condamnés pour ne pouvoir s’imaginer « qu’une nation de fugitifs issus du peuple le plus longtemps persécuté dans l’histoire de l’humanité (...) soit capable de se transformer en deux générations en peuple dominateur et sûr de lui, (...) [que] les juifs qui furent victimes d’un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens ». Tel est le genre de passages cités à l’appui du verdict qui les frappe.
Parmi les condamnés, il y a la figure inévitable du « traître juif », Morin, qui, à l’instar de Hannah Arendt, manquerait d’« amour » pour son peuple. Et à qui on reproche d’avoir la « haine de soi ». Ce concept, forgé à la fin des années 1920, renvoie initialement au comportement de ces juifs d’Europe centrale qui finirent par intérioriser, parfois jusqu’au suicide, le rejet auquel ils étaient confrontés de la part d’une société dont ils se sentaient partie intégrante. Rien à voir là ni avec Morin ni avec d’autres juifs critiques disqualifiés ainsi à bon compte seulement parce qu’ils ne suivent pas la ligne dure de la communauté juive sur le conflit proche-oriental. Le nouvel « antisémite » n’est plus celui qui hait le juif, mais le juif démocrate incapable de fermer les yeux sur le sort quotidien des Palestiniens placés sous occupation israélienne. Curieux renversement augmentant sensiblement le nombre d’intellectuels antisémites en Israël même ! Car il ne manque pas là-bas de juifs clamant haut et fort, dans les médias, leur rejet des décisions de leur gouvernement et n’hésitant pas à prendre des risques pour créer des passerelles de rapprochement avec les Palestiniens... Eux le font justement par « amour » d’Israël, un pays où ils continuent de vivre et qu’ils cherchent à rendre plus juste.
Un Morin ne pourrait que se sentir à l’étroit dans l’amour exclusif et aveugle d’Israël et du peuple juif où voudraient nous enfermer activistes communautaires et intellectuels juifs organiques. Lui se contente de dire : « Parce que je suis d’origine juive, je suis sensible à l’humiliation. » Nombreux sont en effet, dès le XIXe siècle, les intellectuels juifs qui, à leur sortie du ghetto, s’engagent dans la lutte pour améliorer la condition de tous les humiliés. Animés de cette flamme, ils rejoignent les mouvements socialistes naissants, l’anarchisme, et plus tard le communisme. Issus de milieux qui ne les destinaient pas d’emblée à de tels engagements, ces jeunes se battent pour changer le monde, et on peut porter cette volonté à leur crédit, même s’ils ont échoué. De la même façon, des juifs américains ont longtemps soutenu avec une ardeur semblable la lutte des Noirs contre les discriminations.
Entre conscience victimaire cultivée et identification à Israël, les juifs de la diaspora risquent d’oublier qu’ils sont aussi des citoyens du monde, ce qu’était Hannah Arendt, et comme Edgar Morin se plaît à se définir lui-même. Dans le climat de terrorisme intellectuel qu’on cherche à faire régner, il n’y a plus de place pour l’exercice libre de la pensée, notre bien commun, fondement de notre condition d’intellectuels, juifs ou non, à défendre coûte que coûte. Edgar Morin et ses amis l’ont fait, et Le Monde a rempli son rôle en publiant leur texte. Les journaux devront-ils désormais censurer les articles ne se situant pas dans l’axe « officiel » de la communauté ? Tous les juifs de France sont loin de s’y reconnaître, beaucoup refusant de céder devant le spectre de l’antisémitisme renaissant, agité dès que l’image d’Israël s’écorne dans l’opinion publique. Cette instrumentalisation politique de l’antisémitisme mène en effet inéluctablement à sa banalisation. A un certain moment, il finira par ne plus alarmer grand monde.
Je n’insisterai pas sur le « pedigree » juif d’Edgar Morin, résistant de la première heure. Ce serait déshonorant pour lui et pour moi. Je ne chercherai pas à démontrer la bonne foi de ses cosignataires, que ne saurait salir une accusation d’antisémitisme en l’occurrence brandie à la légère. Que l’antisionisme confine dans certains milieux à l’antisémitisme, nul ne le niera. Ces débordements justifient la vigilance. Mais Edgar Morin et ses amis ne sont pas des antisémites. On peut ne pas souscrire à l’ensemble de leurs propos, de leurs écrits, à leur manière de présenter leurs idées. Fallait-il pour autant les traîner au tribunal ?
Me Goldnadel et ses amis se sont fait une spécialité d’attaquer en justice ceux qu’ils soupçonnent d’antisémitisme, à savoir ceux dont ils désapprouvent l’interprétation du conflit israélo-palestinien. Jusqu’ici, ils ont en général perdu leurs procès. Morin et ses cosignataires ont d’abord été relaxés en mai 2004 par le tribunal de grande instance de Nanterre. Un an plus tard, en appel, les voilà condamnés par la cour de Versailles. Tandis que, curieusement, en appel toujours, mais à Paris, Mbala Mbala Dieudonné, lui, a vu sa relaxe confirmée le 7 septembre dernier. On ne juge pas la justice. On peut s’étonner de ses incohérences. Le silence récent des champions de la vigilance, lui-même sans doute indissociable de la relative accalmie au Proche-Orient, aurait-il joué en faveur de Dieudonné ?
La France est le seul pays où L’Industrie de l’Holocauste (2), de Norman G. Finkelstein, a valu un procès à son auteur, à son éditeur et au journal Libération, qui en avait rendu compte. A sa sortie aux Etats-Unis, le même ouvrage a recueilli des critiques parfois musclées, mais personne n’a songé à lancer une procédure. Qu’est-ce donc qui pousse la France à de tels errements ? La peur de ne pas débusquer l’antisémitisme à temps ni assez clairement ? La culpabilité du génocide ? Une ancienne tradition de terrorisme intellectuel ? Je n’ai pas de réponse, mais je sais comment on fait marcher la peur.
Lorsque, à la suite de la condamnation des signataires de l’article du Monde, une pétition est publiée, l’assistante de Morin reçoit, le 24 juin, un courriel révélateur de l’état d’esprit de certains. On y traite Morin de « juif honteux » et on y annonce qu’on viendra lui casser la figure ainsi qu’à son assistante. Quant à moi, simple signataire de la pétition, je reçois à mon tour un courriel daté du même jour me prédisant un avenir « tout tracé », celui de présidente du prochain Judenrat (Conseil juif) ! Sans doute, au bas de cette pétition, s’étaient glissées certaines signatures qu’on aurait pu éviter. L’auteur du courriel qui m’était envoyé me reprochait ainsi de voisiner avec Alain de Benoist, et comparait ce voisinage à celui « de Mme Arendt avec le nazi Heidegger » (sic). Notons en passant que le héros de la lutte contre l’antisémitisme, Me Goldnadel lui-même, n’hésitait pas, en 1999, à signer aux côtés d’Alain de Benoist une pétition contre l’attaque de la Serbie. Mais les temps changent, n’est-ce pas ?
Lorsque, dans un avenir proche, espérons-le, deux Etats, l’un israélien et l’autre palestinien, réussiront à vivre côte à côte dans la paix et la justice, les juifs s’enorgueilliront sans doute d’avoir compté parmi eux des intellectuels comme Morin ayant défendu, en de sombres temps, la cause des Palestiniens. Cette paix à venir, et seulement cette paix-là, peut garantir la pérennité de l’Etat d’Israël. Et si c’était cela, l’« amour du peuple juif » ? L’histoire finira bien, comme elle l’a toujours fait, par balayer la cohorte des censeurs pour ne retenir que la dignité de ces hommes et de ces femmes qui n’ont pas plié. L’honneur enfin retrouvé, nos condamnés d’aujourd’hui auront alors la possibilité de signer ensemble un nouvel article, dont le titre pourrait être : « Israël-Palestine : la paix ».
Esther Benbassa.

(1) Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1991.
(2) La Fabrique, Paris, 2001.

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