Tuesday, February 07, 2006

173 - CARICATURES . LA POLITISATION A ETE DELIBEREMENT ORGANISEE PAR LES REGIMES ARABES

Caricatures : vers une politisation de la crise ?
LEMONDE.FR 06.02.06 15h43 • Mis à jour le 07.02.06 14h15L'intégralité du débat avec François Burgat, chercheur au CNRS et spécialiste de l'islam, mardi 7 février, à 11 h .
anaxav: Quelle est votre opinion personnelle sur les caricatures incriminées ? Une telle réaction était-elle prévisible ?
François Burgat : Peut-être faut-il préciser la notion de "caricature". Une chose est de représenter par l'image le prophète des musulmans et d'enfreindre supposément ainsi un précepte, qui s'applique aux adeptes de la religion musulmane et à eux seuls ; une autre est de donner de ce symbole d'une communauté religieuse une représentation humoristique ou irrévérencieuse. Une troisième est de publier une représentation clairement stigmatisante, voire criminalisante, ce qui était bien le cas pour l'assimilation "Mahomet = terrorisme".
Cette "caricature" cautionnait une explication essentialiste et unilatérale de la violence dans le monde, elle avait valeur d'accusation, les réactions étaient prévisibles. Ce distinguo n'a pas été fait assez systématiquement. Il est par exemple occulté, et c'est très regrettable, par le dessin de Plantu sur la couverture du Monde daté du 3 février.
Pierre-Olivier : Sans faire référence directement à la thèse de Huntington, est-il possible d'affirmer que cette crise se positionne sur un fond de crise préexistante entre l'Occident et les pays arabes, le monde musulman dans une plus large mesure ?
François Burgat : Oui, cela me paraît une évidence. Cet épisode est la "cerise sur le gâteau" d'une longue tension dont les racines plongent à l'évidence jusque dans notre histoire coloniale partagée.
Croumie : Y a-t-il une législation sur le respect des cultes ? Quelles sont les limites à ne pas dépasser ?
François Burgat : Disons qu'il existe à tout le moins un exemple historique essentiel. Il va de soi que les caricatures qui stigmatisaient dans les années 1930 le judaïsme et la judaïté n'ont jamais été qualifiées, fort heureusement, de témoignages de la liberté d'expression. C'est en fait cette géométrie variable de la protection des marqueurs identitaires des différentes communautés du monde qui doit être aujourd'hui soulignée et, bien évidemment, dénoncée.
Zorlak : Ne fait-on pas une redondance lors de l'emploi du terme "politisation" - de la crise, l'islam étant déjà de fait une croyance à caractère politico-religieux ? Dès lors, ne s'enlève-t-on pas les moyens de comprendre la crise par des vues prenant pour référence ce que nous considérons être une religion en Occident ? Ne péchons-nous pas par optimisme ?
François Burgat : Oui, bien évidemment, cette affaire est politisée. Elle est politisée à cause de cette vieille proximité entre le religieux et le politique que vous rappelez à juste titre, même si elle ne caractérise pas seulement l'aire musulmane.
Elle est politisée également du fait du rôle évident d'un certain nombre d'acteurs étatiques dans cette tempête dite "religieuse". Plus surprenant peut-être, il faudra également décrypter le rôle que pourraient avoir joué d'autres acteurs étatiques majeurs, tels les Etats-Unis, dans une crise dont les effets vont surtout affecter les relations entre le monde musulman et l'Europe. De toute évidence, il est inefficace d'aborder les tensions du monde avec les instruments de la théologie des différents acteurs. Derrière le voile du religieux, partout et toujours, pas seulement en terre d'islam, nous trouvons bien le politique.
UNE CRISE PRÉMÉDITÉE ?
Ali : On parle beaucoup de la manipulation de la "rue arabe " pour expliquer les réactions observées ici et là, mais ne pensez-vous pas que les médias occidentaux (et donc la "rue occidentale") aient eux-même été manipulés ?
Zaou: Selon vous, quel est le but recherché par certains Etats arabes en envenimant la crise ?
François Burgat : Plusieurs indices accréditent la thèse que ce sont des acteurs étatiques, et non les "rues", qui ont relancé cette crise, qui était déjà ancienne. Du côté des régimes arabes, à un moment où le camouflet des urnes palestiniennes était tout particulièrement déstabilisant, il n'est pas invraisemblable du tout qu'ils aient voulu se faire à bon compte une provision des dividendes religieux de leurs opposants islamistes. Il est manifeste que les ministres de l'intérieur de toute une série de pays arabes ont littéralement anticipé la colère de leur rue.
Dans le cas de la Syrie, dont le régime est menacé par les pressions occidentales, le message de ces manifestations encouragées était également : "prenez garde, si vous nous poussez vers la sortie, il faut que vous soyez conscients que ce sont les 'hordes islamistes' qui prendront notre suite
".
Pour les acteurs occidentaux, il n'est pas impossible que ce retour à une lecture strictement théologique des tensions au Proche-Orient soit une façon de masquer une fois de plus la matrice strictement politique d'un vieux conflit qui entre plus logiquement dans les catégories d'une guerre de type colonial que d'une guerre des religions.
Pascale : Pensez-vous que l'ensemble de la crise est prémédité par les mouvements islamistes radicaux ?
François Burgat : Je ne puis que confirmer ma réponse précédente. La relance de cette crise s'est opérée d'une façon tout particulièrement suspecte. L'importance du rôle d'acteurs proches des régimes nous incite à l'évidence à la plus grande prudence. Les informations sont convergentes pour montrer que les groupes radicaux n'ont aucunement été liés à cet épisode de la montée en puissance de la tension entre le monde "musulman" et le monde "occidental".
Senta : Quels sont les indices qui font dire que ce sont les Etats du Moyen-Orient qui ont relancé la crise ? Quel est leur intérêt véritable ?
François Burgat : Le principal indice, c'est le rôle des acteurs institutionnels : ministres de l'intérieur, hommes d'affaires proches du pouvoir, relais habituels des milieux gouvernementaux. Quel était leur intérêt ? Il était d'aider à faire passer la pilule du message monté des urnes palestiniennes. Ce message était double : aucun régime ne pourrait sans doute survivre à un scrutin organisé dans des conditions satisfaisantes de régularité. Ce sont les courants dits "islamistes" qui supplanteraient les régimes plus naturellement que leurs concurrents issus de la gauche laïque.
Les régimes arabes pourraient ainsi avoir voulu "botter en touche" en créant artificiellement une crise bilatérale qui allait leur permettre de puiser dans le plus profond des réservoirs de ressources politiques dans cette région du monde, à savoir le réservoir du nationalisme.
Diarry : Quelle raison, selon vous, a poussé les journalistes à publier ces caricatures ?
François Burgat : Je ne dispose pas d'informations privilégiées sur les circonstances de la publication initiale. On connaît en revanche assez bien l'imaginaire politique de ceux qui ont publié et republié ces caricatures en affirmant vouloir défendre la liberté de la presse. J'accepte la nécessité de "briser les tabous".
Toutefois, à mes yeux, en matière de liberté de presse, le tabou le plus dangereux n'est certainement pas le respect du prophète des dominés, mais plus vraisemblablement la force du mur d'argent des dominants. Or force est de constater que ce tabou-là laisse le courage de nos défenseurs de la liberté d'expression bien vacillant.LES "EFFETS PERVERS DE LA CONCENTRATION DE LA PRESSE"
Chantal : Est-ce que l'Europe doit se mobiliser pour garder son droit à la liberté d'expression, afin de faire face aux acteurs étatiques, et en a-t-elle la possibilité ?
François Burgat : Oui, bien sûr, l'Europe doit se mobiliser pour garder sa liberté d'expression. Encore faut-il, quitte à me répéter, identifier soigneusement les vraies limites actuelles à la liberté d'expression des Européens.
J'ai pour ma part tendance à les voir dans les effets extrêmement pervers du processus de concentration de la presse, qui fait que les groupes industriels s'approprient de plus en plus systématiquement la capacité de toutes les familles politiques, de toutes les sensibilités, de toutes les tribus de la nation ou du monde à exprimer leur pluralisme et leurs différences. C'est ce déséquilibre de la répartition de la parole publique, chaque jour plus flagrant, qui entretient à mon sens les pires frustrations et nourrit toutes les radicalisations. Pourquoi nos "impertinents briseurs de tabous" n'exercent-ils jamais leurs talents contre ce scandale-là ?
Marie : Les droits à la liberté de la presse et à la liberté d'expression revendiqués par les journalistes ne sont-ils pas une simple façade pour s'innocenter ?
François Burgat : Vous me donnez l'occasion de redire que la liberté de presse et d'expression, ce bien qui justifie tous les combats, ne saurait se résumer au droit de stigmatiser une partie de la communauté nationale ou mondiale. Il réside plus largement dans la garantie accordée à tous d'exprimer, dans le respect des autres, leurs ambitions et leurs différences.
Rembrandt : Avez-vous entendu parler du concours des caricatures sur l'Holocauste organisé par un journal iranien ? Pensez-vous que l'Occident aura la même réaction que pour les caricatures sur le prophète Mahomet ? Dans une plus large mesure, pensez-vous que s'il y avait une caricature contre l'homosexualité ou sur le sionisme les tenant de la liberté d'expressions auraient la même réaction avec les mêmes arguments ?
François Burgat : Si ce n'était pas le cas, si l'Occident ne se mobilisait pas unanimement pour condamner les débordements anti-humanistes de l'autre, sa capacité à fabriquer de l'universel pourrait être mise en doute.
Permettez-moi tout de même de constater que les dérives, bien réelles et qu'il ne s'agit pas de nier ou de minimiser, de certaines fractions de l'opinion publique musulmane, font l'objet d'une surveillance et d'une vigilance auxquelles il me paraît pour l'heure difficile d'apporter quelque chose. Si cette vigilance venait à faire défaut, comptez sur moi pour renforcer les rangs de ceux qui feront tout pour lui redonner le niveau requis.
Redsmith : J'ai du mal à croire que "France Soir", journal en grande difficulté financière, ait publié ces caricatures uniquement en signe de solidarité avec les journalistes danois. Le limogeage du directeur de la publication qui a suivi a également choqué. Pensez-vous que ce limogeage soit lié à la nationalité du propriétaire du journal. En clair, pensez-vous que M. Lakah ait fait cela pour se protéger ?
François Burgat : Les dérapages récents de l'institution judiciaire française m'ont au moins appris quelque chose : on ne juge pas sans une enquête approfondie. N'ayant pas les moyens de connaître le fond de la pensée du directeur de "France Soir", je me garderai de commenter le sens de ses décisions récentes.
Marc Aurèle : J'ai lu, cet été, un grand dossier dans l'hebdomadaire brésilien "Vejà", qui recensait, pays par pays, l'origine religieuse des victimes du terrorisme. Pas de surprise pour vous, j'imagine, la religion la "plus touchée" était bien sûr l'islam. Ne vous semble-t-il pas étonnant qu'aucun grand groupe de presse européen n'ait fait ni publié l'étude ? L'opinion publique n'oublie-t-elle pas trop facilement que le terrorisme islamique tue en premier lieu des musulmans ? Caricaturer Mahomet comme un poseur de bombes ne participe-t-il pas de cette amnésie collective au service d'un prétendu choc des civilisations ?
François Burgat : Revenons à l'"essence" de l'analyse. La violence politique dans le monde n'est pas explicable par le vocabulaire ("islamique") qu'emploie une partie des acteurs de la confrontation. L'explication de cette violence peut être rapportée à trois grands dysfonctionnements politiques ou à trois niveaux de "déni de représentation" dont seraient victimes ceux qui arrivent à la conclusion que seule la violence peut leur rendre justice.
Le premier dysfonctionnement est celui de l'ordre mondial né en 1990 de l'effondrement de l'URSS et l'espace sans limite qu'il donne à l'interventionnisme et à l'unilatéralisme des Etats-Unis d'Amérique. Le deuxième grand échec du politique est le conflit israélo-arabe et la persistance du camp dominant à vouloir à la fois la paix et la terre. Le troisième déni de représentation, la troisième filière de fabrication de la radicalisation politique, ce sont ces régimes que je qualifie de "Pinochet arabes" pour exprimer l'idée que l'environnement occidental leur permet de s'abstenir de toutes les règles les plus élémentaires de respect des droits de l'homme, à charge pour eux de contenir, y compris par la plus extrême violence, les protestations montantes de la périphérie contre les méthodes qu'emploie le centre pour maintenir son hégémonie.
COMMENT LA CRISE SE RÉSOUDRA-T-ELLE ?
Jacques : Connaissez-vous l'orientation politique du journal danois et de l'auteur des dessins ? Car tout cela a un relent d'extrême droite qui a tout à gagner dans cette affaire.
Steph : Bonjour, pensez-vous que l'extrême droite européenne va bénéficier de ces évènements ?
François Burgat : Je ne suis pas spécialiste de la presse danoise. J'ai lu, comme vous sans doute, que ce journal était placé sur l'échiquier politique quelque part entre droite musclée et extrême droite. Il est absolument évident que les progrès fulgurants de nos "briseurs de tabous", en libérant la parole stigmatisante, font faire des progrès au pire de ce que contiennent nos tripes, au détriment du plus noble de ce que contiennent nos cerveaux.
Khettaoui : Ne sommes-nous pas arrivés à un moment charnière (où tout peut basculer dans le pire) de la relation entre certains Etats arabes et l'Occident ?
Zaou : Comment voyez-vous la fin de cette crise ? Renversement des régimes arabes par une montée islamique ? Vague de terrorisme en Europe ? Crise mondiale ? ou bien... crise de nerf passagère et apaisement rapide ?
François Burgat : J'aimerais pouvoir vous dire que je suis optimiste. Disons que je le suis sans réserve s'agissant de la capacité des sociétés du monde musulman à évoluer vers des modes de fonctionnement politique et des formes d'organisation sociale en parfaite compatibilité avec ce que nous considérons présentement comme la "modernité" au sens universel du terme.
Je suis en revanche très franchement pessimiste sur notre capacité d'"Occidentaux" à gérer calmement cette phase difficile de notre histoire, où nous devons apprendre à jouer le rôle plus modeste et plus réaliste qui est celui de l'une des tribus du monde, et non du producteur monopolistique de l'universel.
J'ai peur que les performances de nos "briseurs de tabous à géométrie variable", qui stigmatisent de façon inacceptable cette partie du monde dont on peut dire qu'elle n'est pas aujourd'hui la plus influente, ait valeur de ce que les Anglais appellent des "self fulfilling prophecies", des prophéties autoréalisatrices.J'espère toutefois très sincèrement être sur ce terrain-là dans l'erreur, et que ce sont les cerveaux de la raison et non les tripes de la peur et de la haine qui, à court ou moyen terme, vont l'emporter.
Chat modéré par Stéphane Mazzorato et Edouard PflimlinChat modéré par

1 Comments:

Anonymous Anonymous said...

Je regarde la dernière réponse et je me dis : "encore un qui renvoie la culpabilité sur le dos de l'Occident". Les valeurs occidentales (dont fait partie la liberté d'expression) ont vaincu le nazisme puis le communisme sans peur (avec quelque reproche), il en ira de même contre l'islamisme. Le MO changera aussi le jour où nous arrêterons de nous accuser de tous les maux (ce qui est un acte de racisme car cela suppose que les autres sont incapables d'agir contrairement à nous)...

3:36 PM  

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