164 - LANZMANN DEFEND SARTRE ET CAMUS DES ACCUSATIONS PROFEREES PAR JACQUES ATTALI POUR REHABILITER MITTERAND
Contrairement à ce que prétend Attali, le père de l'existentialisme n'a pas «bu des coups» avec les Allemands pendant la guerre. En 1943, «L'Etre et le Néant» était une oeuvre de Résistance.
Sartre n'a pas les mains sales
par Claude LANZMANNQUOTIDIEN : mardi 31 janvier 2006
Claude Lanzmann est cinéaste, directeur des «Temps modernes», médaillé de la Résistance.
Après avoir abaissé François Mitterrand quand l'air du temps lui commandait de le faire, monsieur Jacques Attali, qui n'en manque pas une, répond présent pour le dixième anniversaire de la mort du président et concède, au cours de deux émissions télévisées, que, s'il fut naguère trop sévère, son dernier opus, C'était François Mitterrand, redresse le tir. On s'en féliciterait si M.Attali, dont l'âme est décidément désertique, n'éprouvait le besoin d'ajouter la calomnie à la vaste panoplie de ses exploits et talents. Cet homme hanté de vide n'est jamais convaincu de rien et a irrépressiblement besoin de cracher du venin pour nourrir ses fragiles certitudes : il lui faut donc, pour faire volte-face et réhabiliter François Mitterrand, tirer sur d'autres morts célèbres. Il y avait l'abjecte «concurrence des victimes». Il y a maintenant, non moins abjecte, la concurrence des commémorations ou, si l'on préfère, des «commémorés». Cela donne, par exemple, dans la bouche de monsieur Attali, au cours de l'émission Ripostes de Serge Moati, sur France 5, dimanche 8 janvier, à l'instant où sont évoquées les relations de l'ancien président avec Vichy et la Résistance, la déclaration suivante : «J'ajoute que beaucoup de gens qui sont présentés comme des héros, comme des repères moraux je pense en particulier à Jean-Paul Sartre et Albert Camus , à cette même époque où Mitterrand est dans la Résistance, sont en train de boire des coups à Saint-Germain avec les Allemands. Et ils sont restés comme des personnages moraux incontournables aujourd'hui...»
Nul, parmi les autres participants au programme, n'a jugé bon de relever la vulgarité de langage, la bassesse et l'ignorance crasse qu'un pareil propos manifeste. Il s'agissait pourtant, outre le meneur de jeu, de Pierre Joxe, Hubert Védrine, Edwy Plenel, dont on était en droit de penser qu'ils ont quelque connaissance de la vie et de l'oeuvre de Sartre et de Camus. Edwy Plenel jure avoir protesté et que sa protestation a été coupée. On doit le croire : à la faveur des manipulations que permet la vidéo, il n'y a plus aucun dialogue réel entre les protagonistes. La temporalité des débats est assassinée et remplacée par des tours de piste de présent pur, des apparitions dans lesquelles personne ne répond à personne, tout cela noué et expédié à grande vitesse par une multiplication de plans de coupe sur les intervenants et le présentateur qui gesticulent comme s'ils réclamaient la parole à l'instant où elle est accordée à un autre.
Je n'ai pas vu personnellement l'émission au moment de sa diffusion. C'est un lecteur des Temps modernes, scandalisé, qui m'a alerté, indiquant en outre qu'Attali, invité d'un certain Stéphane Bern, avait repris mot pour mot ses déclarations dans une autre émission, sur Canal + cette fois.
Il semble que Sartre et Camus soient une cible essentielle dans sa campagne promotionnelle, puisque Jean Daniel, dans le Nouvel Observateur du 12 janvier, faisant allusion à un débat Jacques Attali-Michel Rocard, s'indigne de propos de la même farine. On s'étonne au passage que Jean Daniel ne demande réparation que pour Camus seul. Mais soit... Je me suis procuré l'enregistrement de Ripostes, mon correspondant disait la vérité, j'ai transcrit avec une pointilleuse exactitude les dires d'Attali plus haut rapportés et j'ai téléphoné à ce dernier pour lui exprimer ma surprise et mon incompréhension : «Je n'ai jamais dit "avec les Allemands", m'a-t-il d'emblée rétorqué, dérouté par la droiture de ma question, j'ai dit qu'ils "buvaient des verres" à Saint-Germain-des-Prés pendant l'Occupation".» «Non, vous avez dit qu'ils buvaient non pas des verres mais des "coups avec les Allemands".» «Je sais ce que j'ai dit, je n'ai jamais dit "avec les Allemands", je ne suis pas gâteux.» «J'ai la cassette, voulez-vous que je vous la fasse entendre ?» Le ton monte : «Je sais ce que j'ai dit, je n'ai pas d'admiration pour ces gens-là, j'ai simplement voulu dire qu'ils ont manqué de courage physique. Au revoir, monsieur.» «Un instant encore, je vous prie. Sartre était physiquement très courageux, je l'ai vu se battre contre plus forts que lui, mais ce n'est pas la question. Je répète que vous avez dit : "Ils buvaient des coups avec les Allemands."» Derechef : «Je ne suis pas gâteux tout de même.» «Vous n'êtes pas gâteux ?» «Au revoir, monsieur.» Ainsi se termina cette édifiante conversation.
La cassette est à la disposition de qui le souhaite. J'ignore en quelles occurrences Jacques Attali a exhibé son courage physique et ce qui l'autorise à donner, en la matière, des leçons. Je sais seulement qu'en novembre 1943, à l'heure où le surdoué naissait à Alger, un certain nombre de khâgneux, membres de la Résistance au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, occupé par les troupes allemandes, la Gestapo et la milice de Darnand, commençaient à déchiffrer pieusement et comme en tremblant un gros livre de philosophie qui venait de paraître. C'était l'Etre et le Néant, d'un nommé Jean-Paul Sartre, ontologie révolutionnaire, que nous reçûmes comme une oeuvre de Résistance et de liberté.
Nul, alors, ne s'y trompait. Il est vrai : la censure allemande, peu perspicace, laissa jouer les Mouches et plus tard Huis clos. Le public d'abord, puis les critiques des journaux collaborationnistes comprirent parfaitement, eux, l'injonction à la révolte et le dynamitage radical qui sont le coeur, alors, du théâtre de Sartre. Relisons-le. Il faut aussi savoir mais Jacques Attali était encore dans les langes que, la Libération venue, ces deux pièces furent jouées et rejouées devant d'enthousiastes audiences, car, pour toutes, elles signaient et attestaient la Libération même : Sartre avait tout simplement devancé l'appel. En 1946, comme l'apothéose et le point d'orgue de la lutte qu'il avait menée, il publiait ses Réflexions sur la question juive, qui fut pour tant d'entre nous une seconde Libération. Le Sartre d'Annie Cohen-Solal ou le Siècle de Sartre de Bernard-Henri Lévy font justice de ragots et calomnies ressassés ad nauseam. Il est consternant que Jacques Attali les reprenne à son compte.
Sartre n'a pas les mains sales
par Claude LANZMANNQUOTIDIEN : mardi 31 janvier 2006
Claude Lanzmann est cinéaste, directeur des «Temps modernes», médaillé de la Résistance.
Après avoir abaissé François Mitterrand quand l'air du temps lui commandait de le faire, monsieur Jacques Attali, qui n'en manque pas une, répond présent pour le dixième anniversaire de la mort du président et concède, au cours de deux émissions télévisées, que, s'il fut naguère trop sévère, son dernier opus, C'était François Mitterrand, redresse le tir. On s'en féliciterait si M.Attali, dont l'âme est décidément désertique, n'éprouvait le besoin d'ajouter la calomnie à la vaste panoplie de ses exploits et talents. Cet homme hanté de vide n'est jamais convaincu de rien et a irrépressiblement besoin de cracher du venin pour nourrir ses fragiles certitudes : il lui faut donc, pour faire volte-face et réhabiliter François Mitterrand, tirer sur d'autres morts célèbres. Il y avait l'abjecte «concurrence des victimes». Il y a maintenant, non moins abjecte, la concurrence des commémorations ou, si l'on préfère, des «commémorés». Cela donne, par exemple, dans la bouche de monsieur Attali, au cours de l'émission Ripostes de Serge Moati, sur France 5, dimanche 8 janvier, à l'instant où sont évoquées les relations de l'ancien président avec Vichy et la Résistance, la déclaration suivante : «J'ajoute que beaucoup de gens qui sont présentés comme des héros, comme des repères moraux je pense en particulier à Jean-Paul Sartre et Albert Camus , à cette même époque où Mitterrand est dans la Résistance, sont en train de boire des coups à Saint-Germain avec les Allemands. Et ils sont restés comme des personnages moraux incontournables aujourd'hui...»
Nul, parmi les autres participants au programme, n'a jugé bon de relever la vulgarité de langage, la bassesse et l'ignorance crasse qu'un pareil propos manifeste. Il s'agissait pourtant, outre le meneur de jeu, de Pierre Joxe, Hubert Védrine, Edwy Plenel, dont on était en droit de penser qu'ils ont quelque connaissance de la vie et de l'oeuvre de Sartre et de Camus. Edwy Plenel jure avoir protesté et que sa protestation a été coupée. On doit le croire : à la faveur des manipulations que permet la vidéo, il n'y a plus aucun dialogue réel entre les protagonistes. La temporalité des débats est assassinée et remplacée par des tours de piste de présent pur, des apparitions dans lesquelles personne ne répond à personne, tout cela noué et expédié à grande vitesse par une multiplication de plans de coupe sur les intervenants et le présentateur qui gesticulent comme s'ils réclamaient la parole à l'instant où elle est accordée à un autre.
Je n'ai pas vu personnellement l'émission au moment de sa diffusion. C'est un lecteur des Temps modernes, scandalisé, qui m'a alerté, indiquant en outre qu'Attali, invité d'un certain Stéphane Bern, avait repris mot pour mot ses déclarations dans une autre émission, sur Canal + cette fois.
Il semble que Sartre et Camus soient une cible essentielle dans sa campagne promotionnelle, puisque Jean Daniel, dans le Nouvel Observateur du 12 janvier, faisant allusion à un débat Jacques Attali-Michel Rocard, s'indigne de propos de la même farine. On s'étonne au passage que Jean Daniel ne demande réparation que pour Camus seul. Mais soit... Je me suis procuré l'enregistrement de Ripostes, mon correspondant disait la vérité, j'ai transcrit avec une pointilleuse exactitude les dires d'Attali plus haut rapportés et j'ai téléphoné à ce dernier pour lui exprimer ma surprise et mon incompréhension : «Je n'ai jamais dit "avec les Allemands", m'a-t-il d'emblée rétorqué, dérouté par la droiture de ma question, j'ai dit qu'ils "buvaient des verres" à Saint-Germain-des-Prés pendant l'Occupation".» «Non, vous avez dit qu'ils buvaient non pas des verres mais des "coups avec les Allemands".» «Je sais ce que j'ai dit, je n'ai jamais dit "avec les Allemands", je ne suis pas gâteux.» «J'ai la cassette, voulez-vous que je vous la fasse entendre ?» Le ton monte : «Je sais ce que j'ai dit, je n'ai pas d'admiration pour ces gens-là, j'ai simplement voulu dire qu'ils ont manqué de courage physique. Au revoir, monsieur.» «Un instant encore, je vous prie. Sartre était physiquement très courageux, je l'ai vu se battre contre plus forts que lui, mais ce n'est pas la question. Je répète que vous avez dit : "Ils buvaient des coups avec les Allemands."» Derechef : «Je ne suis pas gâteux tout de même.» «Vous n'êtes pas gâteux ?» «Au revoir, monsieur.» Ainsi se termina cette édifiante conversation.
La cassette est à la disposition de qui le souhaite. J'ignore en quelles occurrences Jacques Attali a exhibé son courage physique et ce qui l'autorise à donner, en la matière, des leçons. Je sais seulement qu'en novembre 1943, à l'heure où le surdoué naissait à Alger, un certain nombre de khâgneux, membres de la Résistance au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, occupé par les troupes allemandes, la Gestapo et la milice de Darnand, commençaient à déchiffrer pieusement et comme en tremblant un gros livre de philosophie qui venait de paraître. C'était l'Etre et le Néant, d'un nommé Jean-Paul Sartre, ontologie révolutionnaire, que nous reçûmes comme une oeuvre de Résistance et de liberté.
Nul, alors, ne s'y trompait. Il est vrai : la censure allemande, peu perspicace, laissa jouer les Mouches et plus tard Huis clos. Le public d'abord, puis les critiques des journaux collaborationnistes comprirent parfaitement, eux, l'injonction à la révolte et le dynamitage radical qui sont le coeur, alors, du théâtre de Sartre. Relisons-le. Il faut aussi savoir mais Jacques Attali était encore dans les langes que, la Libération venue, ces deux pièces furent jouées et rejouées devant d'enthousiastes audiences, car, pour toutes, elles signaient et attestaient la Libération même : Sartre avait tout simplement devancé l'appel. En 1946, comme l'apothéose et le point d'orgue de la lutte qu'il avait menée, il publiait ses Réflexions sur la question juive, qui fut pour tant d'entre nous une seconde Libération. Le Sartre d'Annie Cohen-Solal ou le Siècle de Sartre de Bernard-Henri Lévy font justice de ragots et calomnies ressassés ad nauseam. Il est consternant que Jacques Attali les reprenne à son compte.
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