Saturday, May 05, 2007

Esther Benbassa et le droit à l’oubli

Esther Benbassa et le droit à l’oubli
À partir de l’étude de la « souffrance juive » et de son instrumentalisation, l’historienne (*) suggère une sortie des compétitions mémorielles mortifères, et laisser l’histoire régulariser la mémoire humaine.

Dans votre dernier livre, la Souffrance comme identité (1), vous montrez comment le peuple juif a fini par faire de la « souffrance juive » le ciment de son identité. On a l’impression que la devise juive c’est « je souffre donc je suis ». C’est assez effrayant. La question que l’on se pose en refermant ce livre est celle-ci : Y a-t-il un moyen d’en sortir. Le peuple juif aura-t-il toujours besoin de souffrir pour exister ?

Esther Benbassa. Le problème sur lequel je me suis penchée, c’est l’identité de souffrance qui concerne ceux qui ne sont pas religieux. Pour quelqu’un de religieux, la souffrance peut être une pénitence, et il peut toujours espérer qu’il recevra une rétribution pour cette souffrance. Mais le non-religieux, lui, ressent une souffrance sans espoir. Les vicissitudes de la vie juive dans l’histoire ont amené à ce que la souffrance devienne une identité collective. Au Moyen Âge, cette souffrance était régulée par des cérémonies. C’était la même chose pour les autres religions et il y avait d’ailleurs une interaction entre elles. L’image de Jésus était très liée à celle du martyre juif et on trouve des ressemblances dans le monde musulman, où il y a aussi une certaine exaltation du martyre. Mais en fait, il s’agit d’une transgression des dogmes. Les religions se sont employées à réguler cette transgression pour que la vie l’emporte. Les autorités religieuses pouvaient craindre des épidémies de suicides, comme on en a vu au Moyen Âge, au moment des croisades.

Vous dites que cette régulation ne marche plus ?

Esther Benbassa. Aujourd’hui, l’identité collective a fait place à l’identité individuelle, mais elle reste cimentée par la souffrance : « je suis juif parce que mes grands parents sont morts dans les camps ». C’est surtout vrai

pour les laïcs. À leurs yeux, Israël représente la rédemption après l’holocauste. L’holocauste

a posé aux juifs le problème

de « la mort de Dieu »,

et la question « comment rester juif après cela ? ». La réponse a été la religion de l’holocauste et de la rédemption par Israël.

Et cette nouvelle religion est devenue universelle parce qu’elle est compréhensible par tous, parce qu’elle est basée sur l’émotion : quand on va au musée, on est saisi par l’émotion, on prend l’identité d’un martyr, on s’identifie à la souffrance juive.

Dire qu’Israël est une rédemption, n’est pas religieux ? N’est-ce pas déjà instrumentaliser le génocide ?

Esther Benbassa. C’est en effet la reprise d’un ancien modèle religieux. L’épisode tragique du génocide est devenu un ciment d’identification pour les juifs, au même titre que les autres catastrophes du passé
. Mais il ne faut pas se tromper : Israël n’est pas le résultat de l’holocauste. C’est le résultat du sionisme. La création de l’État a été hâtée par la culpabilité de l’Europe et la présence de tous ces gens dans les camps, mais le projet existait depuis longtemps et sa réalisation était déjà en marche. Quand on a construit l’État d’Israël, on cherchait plutôt des héros que des martyrs. Au début, on ne parlait pas beaucoup des survivants, il arrivait même qu’on en parle avec mépris. On les traitait de « moutons », ce qui est faux, car ils ont résisté. Ce n’est qu’à partir de 1961, avec le procès Eichmann que les choses ont changé : enfin les témoins, qu’on avait rabaissés, ont repris la parole. C’est là que commence la socialisation par le génocide. En Israël, c’est surtout après la guerre des Six-Jours de 1967 qu’on l’a utilisé comme justification de l’occupation. N’oublions pas qu’Aba Eban a dit : « Rendre les territoires, c’est revenir aux frontières d’Auschwitz. » Ensuite, avec Begin et le Likoud, ça devient systématique. Cette instrumentalisation se répercute en France où la diaspora se met à trembler pour la sécurité d’Israël.

Est-ce qu’il n’y a pas une contagion de l’identité souffrante ? Les Palestiniens, les Arabes, les musulmans, et bien d’autres ne sont-ils pas tentés de suivre l’exemple de l’utilisation de la souffrance juive qui fait que si on critique Israël, on est taxé d’antisémitisme ?

Esther Benbassa. Le problème, c’est qu’aujourd’hui le conflit israélo-palestinien a fait sauter le tabou de l’holocauste comme verrou à l’antisémitisme. Tant qu’Israël apparaissait comme en autodéfense, ce n’était pas le cas. Mais l’antisémitisme français est surtout le fait de l’extrême droite raciste. Chez les Arabes et les musulmans, il y a certes une identification aux Palestiniens comme victimes, mais il y a aussi une jalousie : ils se voient, par rapport à la société française, « du dehors » alors que les juifs sont « du dedans ». Parce que les Juifs sont là depuis beaucoup plus longtemps et que même ceux qui sont venus d’Afrique du Nord étaient déjà Français là-bas, ce qui n’est pas le cas des musulmans. Il y a donc un risque de voir se multiplier les revendications mémorielles au nom des souffrances et des blessures de l’histoire.

Comment en sortir ?

Esther Benbassa. Le devoir de mémoire a un temps. Il est légitime, mais à un moment donné, il faut laisser au rituel, donc à l’histoire, le soin de régulariser les mémoires humaines souffrantes et blessées. Nos mémoires sont mortelles. Il faut revendiquer le droit à l’oubli pour être capable de construire l’avenir et de regarder le présent en face de (manière) positive. Toutes les histoires sont traversées de mémoires blessées. Et malheureusement, on en arrive à une compétition dans la souffrance. Qui a souffert le plus ? Qui a atteint le degré le plus haut sur l’échelle de Richter ? Pour sortir de cette compétition mortifère, il faut faire une histoire pluraliste. Malheureusement, on va de plus en plus vers l’histoire nationaliste. Même en France. Quand ce n’est pas le drapeau, c’est l’identité nationale. Il y a trente ans, on aurait rigolé de ces histoires de petits drapeaux. Pour sortir des revendications mémorielles, il faut enseigner une histoire où l’on ne traite pas la colonisation en quinze minutes sur trois ans ! Une histoire dans laquelle les juifs ont vécu avant et après la Shoah.

(*) Directrice d’études à l’École

pratique des hautes études.

(1) Éditions Fayard. 2007, 304 pages. 20 euros.

Voir l’Humanité du 17 mars 2007.

Entretien réalisé par Françoise Germain-Robin

0 Comments:

Post a Comment

<< Home