Saturday, June 02, 2007

Critique des dérives de l'intelligentsia "alter" Eric Marty

Critique des dérives de l'intelligentsia "alter"
LE MONDE | 30.05.07 |





our comprendre l'enjeu de ce petit ouvrage, clair et superbement écrit, qui rassemble un certain nombre d'articles déjà parus dans diverses revues (Les Temps modernes, Le Meilleur des mondes), il faut rappeler que cet essai prend sa place dans un débat qui agite la vie intellectuelle française depuis quelques années autour d'Israël et du "nom juif". Cette fois, c'est le philosophe Alain Badiou qui en constitue le centre provisoire, d'autres diront la cible...



Eric Marty, professeur de littérature contemporaine, disciple de Roland Barthes, s'est en effet fait depuis le retour public de l'antisémitisme sur la scène française, à l'automne 2000, une spécialité - un devoir ? - de traquer les négligences ou l'irresponsabilité de certains intellectuels en la matière, là où on ne l'attend pas forcément, dans la pensée critique des années 1960 et 1970.

Celle-ci a retrouvé une partie de sa faveur à l'occasion de l'éclosion des mouvements altermondialistes, à la fin de la décennie 1990. Les théoriciens qui l'ont illustrée sont érigés en contre-feux d'une opinion publique supposée travaillée par une lame de fond néoconservatrice.

Dans ce répertoire on retrouve les philosophes Gilles Deleuze et Michel Foucault, mis par Eric Marty en opposition sur la question d'Israël, le premier étant plus hostile, le second plus favorable. Un autre ex-disciple de Louis Althusser, Etienne Balibar, est aussi visé. Mais, aussi bien par son oeuvre, aujourd'hui traduite dans le monde entier que par son passé maoïste, c'est surtout Alain Badiou qui fait figure de dernier des Mohicans de cette génération-là.

Lecteur subtil, Eric Marty connaît et apprécie ce corpus et sait y déceler les outrances de pensée. Des outrances dont la conséquence serait, à le lire, un certain aveuglement à la question de l'antisémitisme, soit par complaisance avec le radicalisme musulman considéré comme la révolte de nouveaux "damnés de la Terre", soit par un antiaméricanisme et un antilibéralisme poussés jusqu'à l'absurde.

Pour s'attaquer aux "héros culturels" des nouvelles radicalités, Genet hier et désormais Badiou, Eric Marty scrute patiemment textes et raisonnements, traquant inlassablement les complaisances qui mènent, selon lui, quelques clercs engagés à adopter des positions irresponsables. La "querelle", terme préféré à celui de pamphlet parce que l'auteur dit vouloir discuter exclusivement "des paroles et des pensées" non de l'homme, vise avant tout un recueil publié par Alain Badiou en 2005 sous le titre de Circonstances 3. Portées du mot "juif" (éditions Lignes, "Le Monde des livres" du 25 novembre 2005). Entre autres propositions, le philosophe y soutenait que le "mot "juif"" étant un "prédicat" (un attribut accidentel) surdéterminé par le nazisme, y tenir, c'était perpétuer la langue du bourreau et de l'extermination. L'actuel Etat "juif" se réclamant de ce particularisme contaminé, il aurait donc vocation à disparaître en tant que tel au profit d'une "Palestine laïque et démocratique soustraite à tout prédicat".

Pourquoi Eric Marty part-il en guerre contre ce point de vue, certes singulier dans sa mise en scène conceptuelle, mais classique dans sa conclusion puisqu'il se contente de réitérer la "solution" que l'extrême gauche préconise au conflit du Moyen-Orient ? Difficile à résumer, sa position peut se ramener à un reproche grave adressé à des penseurs radicaux qui, au lieu d'avoir su ou voulu se mettre à l'épreuve de ce qu'a pu représenter l'effondrement de l'URSS, ont troqué le communisme pour un anticolonialisme réchauffé.

Parce que l'ombre de la Shoah empêcherait à leurs yeux de penser la destruction d'Israël, dernier "Etat colonial", d'un coeur léger, ceux-ci vont nier non la réalité de l'"Holocauste", mais la spécificité de celui-ci. Quitte à mettre en équivalence l'enregistrement des juifs par Vichy avec les procédures de régularisation des sans-papiers menées par le gouvernement Jospin (Badiou) ; ou à comparer, comme le philosophe italien Giorgio Agamben, Guantanamo et Auschwitz.

S'agissant d'Alain Badiou, ce propos a certes le tort de minimiser le geste accompli par un philosophe qui, dans Circonstances 3, a su ne pas exonérer son propre "camp" du reproche d'antisémitisme. Mais, à l'heure où l'on parle tant d'une refondation intellectuelle de la gauche, les inquiétudes de Marty demeurent à méditer, sérieusement.


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UNE QUERELLE AVEC ALAIN BADIOU, PHILOSOPHE d'Eric Marty. Gallimard, 184 p., 16 €


Nicolas Weill

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