Vivre avec l'antisémitisme ?, par David Meyer
Point de vue
Vivre avec l'antisémitisme ?, par David Meyer
LE MONDE | 28.05.07 | 13h45 • Mis à jour le 28.05.07 | 13h45
algré les incertitudes persistantes sur la nature et les causes de la destruction par les flammes de la synagogue de Genève jeudi 24 mai, cet événement nous plonge dans une réflexion sur l'évolution et la nature de l'antisémitisme aujourd'hui. Si l'enquête en confirme la nature criminelle et antisémite, sachons qu'il ne s'agit pas un cas isolé.
Depuis de nombreuses années déjà, de tels actes à l'encontre d'"intérêts juifs" ou de "juifs" se sont multipliés. Durant la campagne présidentielle, plusieurs cimetières juifs ont été vandalisés. Certains de ces "incidents" trouvent un écho dans la presse, mais de nombreux autres sont passés sous silence. Face à cette réalité, la peur s'empare à nouveau des esprits et reprend sa place dans notre vocabulaire quotidien. Il semble que chaque nouvelle attaque dirigée contre nous génère des discours philosophiques et philologiques à propos de la nature de cette haine. Nous entendons le monde non juif argumenter indéfiniment afin de trancher la question cruciale : cet "incident" était-il antisémite ou plutôt "antisioniste" ?
Derrière cette philologie, nous ne pouvons nier que lorsque les juifs d'Europe - trop souvent considérés comme "cibles légitimes" ou "dommages collatéraux" du conflit moyen-oriental - sont tués ou blessés, cela ne provoque que rarement de la compassion. De la philosophie oui, mais pas de larmes ! Voilà donc le monde européen dans lequel nous vivons. N'est-il pas grand temps que nous nous posions la question de savoir comment réagir face à ces actes et surtout face à ces réactions ?
L'histoire de notre survie millénaire en milieu hostile nous a appris à réagir à l'antisémitisme de trois manières radicalement différentes : le rejeter, le fuir ou le contrecarrer. En effet, pour beaucoup, la tentation de rejeter la réalité antisémite était souvent la solution de choix. On pouvait trouver de bonnes raisons pour prétendre que la situation n'était finalement pas aussi mauvaise qu'elle en avait l'air et qu'il s'agissait d'un phénomène passager. En tout état de cause, on considérait qu'il valait mieux, pour nous les juifs, rester silencieux, ne pas se faire remarquer et jouer la carte de l'assimilation au sein d'une société qui nous avait pourtant si ouvertement rejetés.
L'affaire Dreyfus à la fin du XIXe siècle et la tragédie de la Shoah quelque cinquante années plus tard sont des parfaits exemples de ce genre de comportement. A l'époque, de nombreux juifs français ne pouvaient pas croire que la France se retournerait contre eux et qu'avec le temps ils se retrouveraient privés de leurs droits et de leur statut de citoyen. De même, dans les années 1930, peu de juifs allemands crurent que leur pays était en train de devenir un lieu de haine et de mort. Français ou Allemands, c'est en jouant la "carte du bon citoyen" que beaucoup de juifs tentèrent de rester optimistes.
Avec le recul, la réalité du siècle passé nous a appris une leçon importante. Rejeter l'antisémitisme est voué à l'échec, car la haine antisémite grandit plus rapidement que notre aptitude à nous assimiler. C'est donc ainsi, lorsque le rejet de l'antisémitisme cessa d'être une option viable, que nous nous sommes tournés vers une autre alternative : la fuite. Pourquoi vivre dans un pays qui ne veut pas de vous si vous pouvez trouver un endroit plus "hospitalier", ailleurs ? Au cours des siècles, la communauté juive a développé une sorte de sixième sens pour ce travail et cette recherche. En prospectant au nord et au sud, au-delà des océans et des montagnes, nous avons souvent su trouver un lieu pour nous accueillir, du moins temporairement.
Mais le monde, tel que nous le connaissons aujourd'hui, a ses limites géographiques et géopolitiques. Les lieux de refuge et de fuite sont épuisés ! De plus, fuir l'antisémitisme comporte en lui-même les germes d'un échec humain que nous ne pouvons ignorer. La fuite n'est autre que la reconnaissance de l'incapacité de "vivre ensemble" et l'aveu implicite que les juifs ne peuvent vivre qu'avec des juifs.
L'Etat d'Israël, seul et ultime refuge pour le peuple juif, représente l'expression politique de ce sentiment. Une telle conclusion serait une aberration philosophique et religieuse qui détruirait l'essence même de l'esprit juif, à savoir la volonté d'être un peuple - certes particulier et différent - mais porteur d'un message universel pour les hommes. Aucun message universel ne peut être transmis si nous ne pouvons vivre parmi les nations du monde. Fuir l'antisémitisme n'est donc pas une solution capable de nous faire survivre.
Quant est-il alors de la troisième solution : contrecarrer l'antisémitisme ? Après la Révolution française et le siècle des Lumières, une nouvelle approche de la question antisémite vit rapidement le jour. Parmi les juifs éclairés, il convenait de penser que l'antisémitisme ne pouvait être que la conséquence du sentiment séculaire de haine religieuse envers la religion juive et non pas vis-à-vis des juifs en tant qu'êtres humains.
A une époque de raison, de sécularisme et héritière de l'esprit des Lumières, l'antisémitisme pouvait être éradiqué par l'éducation et la culture. Cet optimisme touchant et naïf n'avait en rien perçu la nature changeante de la haine du juif. Après s'être basé sur des sentiments religieux, puis sur l'ignorance, il devint une théorie économique, puis raciale.
Aujourd'hui, la mutation est politique. Nous le savons tous, c'est souvent derrière le terme "antisionisme" que se retrouve le bon vieil "antisémitisme" d'antan ! Tristement, après des nombreuses années de dialogue et de pédagogie, le rêve d'un monde ou "culture" et "éducation" étaient les antidotes de la haine s'effondre. Nous devons avoir le courage d'admettre que l'antisémitisme est bel et bien une réalité endémique qui ne s'éradique pas. Malheureusement, les mutations de la pensée antisémite évoluent plus vite que notre capacité à éduquer !
Face à ce tableau pathétique des échecs successifs de notre expérience millénaire, il ne nous reste qu'un seul autre choix. Si l'antisémitisme ne peut être rejeté, fui ou contrecarré, il doit donc être confronté. Confronter l'antisémitisme serait, après tout, la meilleure façon de réagir face à la réalité de l'Europe d'aujourd'hui. La confrontation n'est pas physique, rassurons-nous ! Elle est intellectuelle. Une confrontation avec nous-mêmes et nos attentes concernant le monde dans lequel nous vivons. Nous juifs d'Europe devons apprendre à affronter la réalité de l'antisémitisme sans grandes expectatives et sans espoirs. Nous devons aussi faire entendre notre voix quand cela s'avère nécessaire, pour rappeler que nous sommes toujours là, mais rien de plus. En tant que juifs, nous avons choisi de vivre dans un environnement ou les sentiments et les actes antisémites sont monnaie courante.
Nous faisons ce choix, tout en sachant que cela ne changera pas, mais en refusant de croire que les juifs ne peuvent vivre qu'avec d'autres juifs. Pour nous, c'est comme une histoire d'amour à sens unique. Nous aimons l'Europe, mais nous savons pourtant que l'Europe ne nous aime pas avec la même ardeur. En deçà de certaines limites, il y a donc bien un antisémitisme que nous tolérons !
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David Meyer est rabbin, enseignant, écrivain.
Vivre avec l'antisémitisme ?, par David Meyer
LE MONDE | 28.05.07 | 13h45 • Mis à jour le 28.05.07 | 13h45
algré les incertitudes persistantes sur la nature et les causes de la destruction par les flammes de la synagogue de Genève jeudi 24 mai, cet événement nous plonge dans une réflexion sur l'évolution et la nature de l'antisémitisme aujourd'hui. Si l'enquête en confirme la nature criminelle et antisémite, sachons qu'il ne s'agit pas un cas isolé.
Depuis de nombreuses années déjà, de tels actes à l'encontre d'"intérêts juifs" ou de "juifs" se sont multipliés. Durant la campagne présidentielle, plusieurs cimetières juifs ont été vandalisés. Certains de ces "incidents" trouvent un écho dans la presse, mais de nombreux autres sont passés sous silence. Face à cette réalité, la peur s'empare à nouveau des esprits et reprend sa place dans notre vocabulaire quotidien. Il semble que chaque nouvelle attaque dirigée contre nous génère des discours philosophiques et philologiques à propos de la nature de cette haine. Nous entendons le monde non juif argumenter indéfiniment afin de trancher la question cruciale : cet "incident" était-il antisémite ou plutôt "antisioniste" ?
Derrière cette philologie, nous ne pouvons nier que lorsque les juifs d'Europe - trop souvent considérés comme "cibles légitimes" ou "dommages collatéraux" du conflit moyen-oriental - sont tués ou blessés, cela ne provoque que rarement de la compassion. De la philosophie oui, mais pas de larmes ! Voilà donc le monde européen dans lequel nous vivons. N'est-il pas grand temps que nous nous posions la question de savoir comment réagir face à ces actes et surtout face à ces réactions ?
L'histoire de notre survie millénaire en milieu hostile nous a appris à réagir à l'antisémitisme de trois manières radicalement différentes : le rejeter, le fuir ou le contrecarrer. En effet, pour beaucoup, la tentation de rejeter la réalité antisémite était souvent la solution de choix. On pouvait trouver de bonnes raisons pour prétendre que la situation n'était finalement pas aussi mauvaise qu'elle en avait l'air et qu'il s'agissait d'un phénomène passager. En tout état de cause, on considérait qu'il valait mieux, pour nous les juifs, rester silencieux, ne pas se faire remarquer et jouer la carte de l'assimilation au sein d'une société qui nous avait pourtant si ouvertement rejetés.
L'affaire Dreyfus à la fin du XIXe siècle et la tragédie de la Shoah quelque cinquante années plus tard sont des parfaits exemples de ce genre de comportement. A l'époque, de nombreux juifs français ne pouvaient pas croire que la France se retournerait contre eux et qu'avec le temps ils se retrouveraient privés de leurs droits et de leur statut de citoyen. De même, dans les années 1930, peu de juifs allemands crurent que leur pays était en train de devenir un lieu de haine et de mort. Français ou Allemands, c'est en jouant la "carte du bon citoyen" que beaucoup de juifs tentèrent de rester optimistes.
Avec le recul, la réalité du siècle passé nous a appris une leçon importante. Rejeter l'antisémitisme est voué à l'échec, car la haine antisémite grandit plus rapidement que notre aptitude à nous assimiler. C'est donc ainsi, lorsque le rejet de l'antisémitisme cessa d'être une option viable, que nous nous sommes tournés vers une autre alternative : la fuite. Pourquoi vivre dans un pays qui ne veut pas de vous si vous pouvez trouver un endroit plus "hospitalier", ailleurs ? Au cours des siècles, la communauté juive a développé une sorte de sixième sens pour ce travail et cette recherche. En prospectant au nord et au sud, au-delà des océans et des montagnes, nous avons souvent su trouver un lieu pour nous accueillir, du moins temporairement.
Mais le monde, tel que nous le connaissons aujourd'hui, a ses limites géographiques et géopolitiques. Les lieux de refuge et de fuite sont épuisés ! De plus, fuir l'antisémitisme comporte en lui-même les germes d'un échec humain que nous ne pouvons ignorer. La fuite n'est autre que la reconnaissance de l'incapacité de "vivre ensemble" et l'aveu implicite que les juifs ne peuvent vivre qu'avec des juifs.
L'Etat d'Israël, seul et ultime refuge pour le peuple juif, représente l'expression politique de ce sentiment. Une telle conclusion serait une aberration philosophique et religieuse qui détruirait l'essence même de l'esprit juif, à savoir la volonté d'être un peuple - certes particulier et différent - mais porteur d'un message universel pour les hommes. Aucun message universel ne peut être transmis si nous ne pouvons vivre parmi les nations du monde. Fuir l'antisémitisme n'est donc pas une solution capable de nous faire survivre.
Quant est-il alors de la troisième solution : contrecarrer l'antisémitisme ? Après la Révolution française et le siècle des Lumières, une nouvelle approche de la question antisémite vit rapidement le jour. Parmi les juifs éclairés, il convenait de penser que l'antisémitisme ne pouvait être que la conséquence du sentiment séculaire de haine religieuse envers la religion juive et non pas vis-à-vis des juifs en tant qu'êtres humains.
A une époque de raison, de sécularisme et héritière de l'esprit des Lumières, l'antisémitisme pouvait être éradiqué par l'éducation et la culture. Cet optimisme touchant et naïf n'avait en rien perçu la nature changeante de la haine du juif. Après s'être basé sur des sentiments religieux, puis sur l'ignorance, il devint une théorie économique, puis raciale.
Aujourd'hui, la mutation est politique. Nous le savons tous, c'est souvent derrière le terme "antisionisme" que se retrouve le bon vieil "antisémitisme" d'antan ! Tristement, après des nombreuses années de dialogue et de pédagogie, le rêve d'un monde ou "culture" et "éducation" étaient les antidotes de la haine s'effondre. Nous devons avoir le courage d'admettre que l'antisémitisme est bel et bien une réalité endémique qui ne s'éradique pas. Malheureusement, les mutations de la pensée antisémite évoluent plus vite que notre capacité à éduquer !
Face à ce tableau pathétique des échecs successifs de notre expérience millénaire, il ne nous reste qu'un seul autre choix. Si l'antisémitisme ne peut être rejeté, fui ou contrecarré, il doit donc être confronté. Confronter l'antisémitisme serait, après tout, la meilleure façon de réagir face à la réalité de l'Europe d'aujourd'hui. La confrontation n'est pas physique, rassurons-nous ! Elle est intellectuelle. Une confrontation avec nous-mêmes et nos attentes concernant le monde dans lequel nous vivons. Nous juifs d'Europe devons apprendre à affronter la réalité de l'antisémitisme sans grandes expectatives et sans espoirs. Nous devons aussi faire entendre notre voix quand cela s'avère nécessaire, pour rappeler que nous sommes toujours là, mais rien de plus. En tant que juifs, nous avons choisi de vivre dans un environnement ou les sentiments et les actes antisémites sont monnaie courante.
Nous faisons ce choix, tout en sachant que cela ne changera pas, mais en refusant de croire que les juifs ne peuvent vivre qu'avec d'autres juifs. Pour nous, c'est comme une histoire d'amour à sens unique. Nous aimons l'Europe, mais nous savons pourtant que l'Europe ne nous aime pas avec la même ardeur. En deçà de certaines limites, il y a donc bien un antisémitisme que nous tolérons !
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David Meyer est rabbin, enseignant, écrivain.
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