Qui n'a pas lu, ou entendu parler, de Millénium, la trilogie policière du Suédois Stieg Larsson ? Dès la fin 2007, la passion du public pour Lisbeth Salander, une jeune femme qui se défend seule contre une monstrueuse conspiration, propulsait les ventes à plus de 8 millions d'exemplaires dans le monde. Un best-seller international qui est également un "long seller" : en Europe, les trois volumes sont, depuis soixante-quinze semaines, en tête des ventes.
Réagissez aux articles que vous venez de lire.
Abonnez-vous au Monde.fr : 6€ par mois + 30 jours offerts
A LIRE AUSSI
Analyse Quand un Airbus amerrit dans l'Hudson River, par Francis Marmande
Cet engouement durable pour Millénium s'explique par le fait que la saga fait partie de ces livres rares qui disent "quelque chose" sur l'époque au sein de laquelle ils surgissent. Au-delà de l'aspect romanesque apparent, le message subliminal que distille Millénium pourrait être le suivant : nous vivons au sein d'un monde chaviré où la loi et l'ordre règnent en apparence, alors qu'en réalité des mafieux tirent les ficelles.
Dans le monde de Lisbeth Salander, les policiers persécutent les innocents, les médecins enferment et torturent des personnes saines de corps et d'esprit, les gérants de tutelle violent et maltraitent les orphelines... Millénium pourrait avoir cristallisé cette angoisse diffuse qu'a chacun de vivre dans un monde où les repères ont cessé de fonctionner.
La crise financière de septembre 2008 et l'escroquerie à 50 milliards de dollars montée par Bernard Madoff vérifient avec éclat l'intuition populaire : les notions de transparence dans les transactions et de sécurité des biens ont cessé d'être assurées par ceux-là mêmes qui sont payés pour le faire.
Les banques centrales, gardiennes des grands équilibres monétaires, ont laissé des établissements de crédit distribuer des dizaines de milliards de dollars de prêts immobiliers à des populations qu'ils savaient insolvables. Au lieu d'obliger ces établissements à réduire leurs risques, les mêmes banques centrales les ont autorisés à se défaire de leurs créances "pourries". Repackagés, bien présentés avec un joli ruban et surtout bien notés par les agences de notation financière, ces produits financiers ont pollué la planète finance, conduisant à sa paralysie à la fin de 2008.
Les plus puissantes institutions financières ont failli - la compagnie d'assurances American International Group (AIG), Fannie Mae, Freddie Mac, General Electric, Shearson Lehman, Merrill Lynch... - mais surtout, tous ces établissements étaient notés triple A. Les agences de notation financière Moody's et Standard & Poor's ont failli dans leur mission essentielle : mesurer le risque présenté par leurs clients.
"Plus la note d'une institution financière a été haute, plus elle a semblé contribuer à la débâcle financière", écrivaient le journaliste Michael Lewis et le financier David Einhorn dans une tribune libre du New York Times du 3 janvier. Il ne s'agit pas d'une boutade : "Ces grandes entreprises financières produisaient à la pelle des outils de crédit variés qui alimentaient en retour le chiffre d'affaires de Moody's et Standard & Poor's." Prévenir le marché que l'accumulation des risques pouvait présenter un danger revenait à tarir la source du chiffre d'affaires et des profits.
L'escroquerie de Madoff révèle avec plus d'acuité encore le non-fonctionnement des garde-fous institutionnels. Comme le notait, dans le journal Le Temps, Pierre Lavaud, PDG de Jetfin, un fonds d'investissement suisse, ce qui dérange dans cette escroquerie, c'est "la complaisance malsaine avec laquelle les allocataires et les investisseurs se sont accommodés (pendant plus de vingt ans !) de l'opacité derrière laquelle Madoff se cachait..."
La Securities and Exchange Commission (SEC) n'a pas tenu compte de toutes les alertes qui lui ont été adressées et a conclu tous ses rapports d'enquête par cette petite phrase laconique : "L'équipe n'a trouvé aucune trace de fraude." Bernard Madoff achetait-il sa tranquillité comme Al Capone, dans les années 1930, en payant juges et commissaires ? Même pas. Madoff bénéficiait seulement du climat de corruption généralisé.
LA "PORTE À TAMBOUR"
M. Lewis et M. Einhorn expliquent la cécité des régulateurs de Wall Street par "la porte à tambour", celle qui tourne en permanence "entre la SEC et Wall Street..." Le dernier chef de la division enquêtes de la SEC est devenu conseiller général à JPMorgan Chase. Son prédécesseur a été embauché par la Deutsche Bank et un autre est devenu directeur général du Crédit suisse avant d'accepter un poste mieux payé chez Morgan Stanley. "N'importe quel observateur serait pardonné de penser que le but de tout directeur des enquêtes à la SEC est de se positionner pour briguer n'importe quel job à très haut salaire à Wall Street", poursuivent MM. Lewis et Heinhorn.
Ces dérives ne sont pas l'apanage des Etats-Unis. Quand Banco Santander laisse s'évaporer chez Bernard Madoff plus de 2 milliards d'euros appartenant à ses clients, on peut s'interroger sur la qualité de ses contrôles. Que dire aussi des audits forcément "bidons" menés par les commissaires aux comptes ? Ernst & Young, PriceWaterhouse Coopers ont touché des rémunérations mirobolantes pour certifier "vrais" et "sincères" les comptes des sicav Optimal Strategic (Santander, 2,1 milliards d'euros), Luxalpha (UBS 1,4 milliard d'euros), Thema (HSBC, 700 millions d'euros). L'épargne avait été siphonnée depuis longtemps par Madoff mais, sur le papier, la valorisation affichait une progression constante.
En Europe aussi, la "porte à tambour" est au coeur du système. Un exemple : le 15 novembre 2007, Ernst & Young, commissaire aux comptes de la sicav Luxalpha (UBS), embauchait l'administrateur délégué de la banque suisse dont il était client... Service rendu comme cela se murmure dans le landerneau financier ?
Dans Millénium, Lisbeth Salander, l'héroïne, munie de son courage, jette bas un enfer où chacun détourne sa fonction à son seul profit personnel. Mais nous, qui ne sommes ni aussi géniaux ni aussi courageux qu'elle, quelles ressources avons-nous si, petit à petit, s'installe la perception que derrière le banquier, le contrôleur, l'agent du fisc, le policier, le juge, il y a un alien décidé à nous faire la peau ? Les démocraties sont fragiles. Le fascisme, le racisme, l'antisémitisme peuvent trouver un terreau quand la confiance dans les institutions est sapée. Ou quand les citoyens ont le sentiment qu'ils sont seuls, sans défense, contre les appétits des plus corrompus.
--------------------------------------------------------------------------------
Réagissez aux articles que vous venez de lire.
Abonnez-vous au Monde.fr : 6€ par mois + 30 jours offerts
A LIRE AUSSI
Analyse Quand un Airbus amerrit dans l'Hudson River, par Francis Marmande
Cet engouement durable pour Millénium s'explique par le fait que la saga fait partie de ces livres rares qui disent "quelque chose" sur l'époque au sein de laquelle ils surgissent. Au-delà de l'aspect romanesque apparent, le message subliminal que distille Millénium pourrait être le suivant : nous vivons au sein d'un monde chaviré où la loi et l'ordre règnent en apparence, alors qu'en réalité des mafieux tirent les ficelles.
Dans le monde de Lisbeth Salander, les policiers persécutent les innocents, les médecins enferment et torturent des personnes saines de corps et d'esprit, les gérants de tutelle violent et maltraitent les orphelines... Millénium pourrait avoir cristallisé cette angoisse diffuse qu'a chacun de vivre dans un monde où les repères ont cessé de fonctionner.
La crise financière de septembre 2008 et l'escroquerie à 50 milliards de dollars montée par Bernard Madoff vérifient avec éclat l'intuition populaire : les notions de transparence dans les transactions et de sécurité des biens ont cessé d'être assurées par ceux-là mêmes qui sont payés pour le faire.
Les banques centrales, gardiennes des grands équilibres monétaires, ont laissé des établissements de crédit distribuer des dizaines de milliards de dollars de prêts immobiliers à des populations qu'ils savaient insolvables. Au lieu d'obliger ces établissements à réduire leurs risques, les mêmes banques centrales les ont autorisés à se défaire de leurs créances "pourries". Repackagés, bien présentés avec un joli ruban et surtout bien notés par les agences de notation financière, ces produits financiers ont pollué la planète finance, conduisant à sa paralysie à la fin de 2008.
Les plus puissantes institutions financières ont failli - la compagnie d'assurances American International Group (AIG), Fannie Mae, Freddie Mac, General Electric, Shearson Lehman, Merrill Lynch... - mais surtout, tous ces établissements étaient notés triple A. Les agences de notation financière Moody's et Standard & Poor's ont failli dans leur mission essentielle : mesurer le risque présenté par leurs clients.
"Plus la note d'une institution financière a été haute, plus elle a semblé contribuer à la débâcle financière", écrivaient le journaliste Michael Lewis et le financier David Einhorn dans une tribune libre du New York Times du 3 janvier. Il ne s'agit pas d'une boutade : "Ces grandes entreprises financières produisaient à la pelle des outils de crédit variés qui alimentaient en retour le chiffre d'affaires de Moody's et Standard & Poor's." Prévenir le marché que l'accumulation des risques pouvait présenter un danger revenait à tarir la source du chiffre d'affaires et des profits.
L'escroquerie de Madoff révèle avec plus d'acuité encore le non-fonctionnement des garde-fous institutionnels. Comme le notait, dans le journal Le Temps, Pierre Lavaud, PDG de Jetfin, un fonds d'investissement suisse, ce qui dérange dans cette escroquerie, c'est "la complaisance malsaine avec laquelle les allocataires et les investisseurs se sont accommodés (pendant plus de vingt ans !) de l'opacité derrière laquelle Madoff se cachait..."
La Securities and Exchange Commission (SEC) n'a pas tenu compte de toutes les alertes qui lui ont été adressées et a conclu tous ses rapports d'enquête par cette petite phrase laconique : "L'équipe n'a trouvé aucune trace de fraude." Bernard Madoff achetait-il sa tranquillité comme Al Capone, dans les années 1930, en payant juges et commissaires ? Même pas. Madoff bénéficiait seulement du climat de corruption généralisé.
LA "PORTE À TAMBOUR"
M. Lewis et M. Einhorn expliquent la cécité des régulateurs de Wall Street par "la porte à tambour", celle qui tourne en permanence "entre la SEC et Wall Street..." Le dernier chef de la division enquêtes de la SEC est devenu conseiller général à JPMorgan Chase. Son prédécesseur a été embauché par la Deutsche Bank et un autre est devenu directeur général du Crédit suisse avant d'accepter un poste mieux payé chez Morgan Stanley. "N'importe quel observateur serait pardonné de penser que le but de tout directeur des enquêtes à la SEC est de se positionner pour briguer n'importe quel job à très haut salaire à Wall Street", poursuivent MM. Lewis et Heinhorn.
Ces dérives ne sont pas l'apanage des Etats-Unis. Quand Banco Santander laisse s'évaporer chez Bernard Madoff plus de 2 milliards d'euros appartenant à ses clients, on peut s'interroger sur la qualité de ses contrôles. Que dire aussi des audits forcément "bidons" menés par les commissaires aux comptes ? Ernst & Young, PriceWaterhouse Coopers ont touché des rémunérations mirobolantes pour certifier "vrais" et "sincères" les comptes des sicav Optimal Strategic (Santander, 2,1 milliards d'euros), Luxalpha (UBS 1,4 milliard d'euros), Thema (HSBC, 700 millions d'euros). L'épargne avait été siphonnée depuis longtemps par Madoff mais, sur le papier, la valorisation affichait une progression constante.
En Europe aussi, la "porte à tambour" est au coeur du système. Un exemple : le 15 novembre 2007, Ernst & Young, commissaire aux comptes de la sicav Luxalpha (UBS), embauchait l'administrateur délégué de la banque suisse dont il était client... Service rendu comme cela se murmure dans le landerneau financier ?
Dans Millénium, Lisbeth Salander, l'héroïne, munie de son courage, jette bas un enfer où chacun détourne sa fonction à son seul profit personnel. Mais nous, qui ne sommes ni aussi géniaux ni aussi courageux qu'elle, quelles ressources avons-nous si, petit à petit, s'installe la perception que derrière le banquier, le contrôleur, l'agent du fisc, le policier, le juge, il y a un alien décidé à nous faire la peau ? Les démocraties sont fragiles. Le fascisme, le racisme, l'antisémitisme peuvent trouver un terreau quand la confiance dans les institutions est sapée. Ou quand les citoyens ont le sentiment qu'ils sont seuls, sans défense, contre les appétits des plus corrompus.
--------------------------------------------------------------------------------
0 Comments:
Post a Comment
<< Home