SANS RIRE... COMMENT L'ARCHE A PRIS LE CONTROLE DU MONDE DIPLOMATIQUE
Comment «L’Arche» a pris le contrôle du «Monde diplomatique»lucien foulon, Lundi, Juin 12, 2006 - 15:27 (Analyses Freedom of the Press)
First paragraph (Teaser):
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Extrait de L’Arche n° 578, juin 2006
Numéro spécimen sur demande à info@arche-mag.com
Reproduction autorisée sur internet avec les mentions ci-dessus
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Rest of the text:
Nous avons longtemps hésité à publier les informations ci-dessous, qui traînaient depuis quelques mois dans les coulisses – voire les poubelles – de l’internet. Nous hésitions pour deux raisons. D’abord, parce qu’il s’agit d’un essai de manipulation auquel nous ne voulions pas servir de relais, fût-ce de manière indirecte. Ensuite, parce que L’Arche y est, on le verra, directement mise en cause et que nous nous voulions pas sembler régler des comptes qui ne sont pas les nôtres.
Mais ces scrupules ont été levés, suite à une «piqûre de rappel» faite le 7 mai 2006 dans le journal en ligne musulman SaphirNews. L’auteure de cette «piqûre de rappel» est une journaliste de SaphirNews nommée Nadia Sweeny (nous retrouverons son nom un peu plus bas).
Le 7 mai, donc, SaphirNews publie une interview de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS. La dernière question de l’interview, celle que l’on garde pour la bonne bouche, est ainsi formulée par Nadia Sweeny:
«Selon certains confrères, les pressions sont telles qu’il est difficile d’exprimer des critiques contre Israël sans être taxé d’antisémite [sic]. Je pense notamment à Alain Gresh, Dominique Vidal et Alain Ménargues. Qu’en pensez-vous?»
Nous reproduisons ici la réponse de Pascal Boniface, qui est pour le moins ambiguë:
«Il est vrai qu’à un moment on utilisait l’antisémitisme comme moyen de pression. Cependant, aujourd’hui ça tourne court, car ce procédé commence à être éventé. Le souci de cette stratégie, c’est qu’elle crée l’autocensure. Beaucoup se sont dit “tu as vu ce qu’ils lui ont fait, je n’aborderai pas ce sujet, ou du moins pas dans le sens d’une critique frontale à Israël de peur de risquer la même chose que ce dernier.‿ Mais cette manœuvre tend à diminuer du fait qu’elle est aujourd’hui connue.»
Voilà ce que pense M. Boniface, et il y aurait là matière à commentaire. Mais nous nous en tiendrons à la question de la journaliste, avec l’amalgame des trois noms qui y figurent: «Alain Gresh, Dominique Vidal et Alain Ménargues».
Les deux premiers, Alain Gresh et Dominique Vidal, étaient, jusqu’à une date récente, respectivement rédacteur en chef et rédacteur en chef adjoint du mensuel Le Monde diplomatique. Le troisième, Alain Ménargues, est l’auteur d’un infâme pamphlet antisémite, Le Mur de Sharon, qui lui a valu d’être licencié de ses fonctions de directeur de la rédaction de Radio France Internationale.
Que Pascal Boniface n’ait pas – si l’on en croit la version publiée de son interview, à laquelle il n’a pas opposé de démenti – jugé nécessaire de réagir à cet amalgame, où trois personnages sont implicitement présentés comme ayant été taxés d’antisémitisme en raison de leur critique d’Israël, et que dans sa réponse il semble entériner l’amalgame qui lui a été présenté, cela est assez problématique. Cependant, la question posée par la journaliste de SaphirNews est en soi révélatrice de la persistance d’un courant conspirationniste qui explique les malheurs d’Alain Ménargues par le «complot sioniste» dont il aurait été l’objet. Et chez ces accusateurs – y compris Nadia Sweeny, de SaphirNews – Alain Gresh et Dominique Vidal sont généralement présentés non pas comme des victimes mais comme des complices des persécuteurs d’Alain Ménargues. C’est sur ce point que nous nous arrêterons aujourd’hui.
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Petit retour en arrière. Le 18 février 2006, le quotidien Libération publie un article signé Olivier Costemalle, intitulé «Tensions aux Amis du “Monde diplo‿». Le sous-titre est plus explicite encore: «Un responsable dénonce la censure de la direction du mensuel». Voici ce qu’on y apprend:
«Le prix des Amis du Monde diplomatique, qui récompense chaque année, depuis 2002, un essai ou un document, n’a pas été remis en 2005. Le comité d’organisation, qui avait pourtant présélectionné 29 livres, a voulu marquer ainsi son mécontentement devant les “fortes pressions‿ de la direction du Monde diplomatique pour que soit retiré de la liste l’ouvrage d’Alain Ménargues Le Mur de Sharon (Presses de la Renaissance). Membre du conseil d’administration des Amis du Monde diplomatique et responsable du prix, Cyril Berneron affirme qu’Ignacio Ramonet, directeur du Diplo, a pesé de tout son poids pour que le livre de Ménargues, violemment hostile à la politique de l’État israélien, et que certains soupçonnent de verser dans l’antisémitisme, soit écarté. Berneron voit dans cette affaire le résultat de pressions sur le Diplo afin que le journal adopte “un positionnement plus bienveillant envers la politique de l’État d’Israël‿. Pure élucubration, rétorque Dominique Franceschetti, secrétaire général des Amis du Monde diplomatique. “Nous avons écarté le livre de Ménargues parce qu’il prête le flanc à l’accusation d’antisémitisme‿, dit-il. La décision a été prise par une écrasante majorité du conseil d’administration des Amis du Diplo, souligne-t-il: “On ne peut pas accepter n’importe quel livre au nom du débat d’idées, comme le voudrait Cyril Berneron‿.»
Tout cela intervient quelques semaines après que des changements ont eu lieu au sein de la rédaction du Monde diplomatique. Alain Gresh et Dominique Vidal ont quitté leurs fonctions, restant à la rédaction comme journalistes de base, tandis que Maurice Lemoine devient rédacteur en chef, et Martine Bulard et Serge Halimi, rédacteurs en chef adjoints. Des rumeurs attribuent ces changements à un conflit politique au sein de la rédaction, qui se serait cristallisé autour des relations entre Le Monde diplomatique et le mouvement ATTAC. Rien à voir, semble-t-il, avec le Proche-Orient.
Cependant, les amis d’Alain Ménargues au sein de l’Association des Amis du Monde diplomatique (AMD) en profitent pour s’agiter. Dès le 3 février, ils avaient diffusé un communiqué (1) intitulé «Censure dans l’orbite du Monde Diplomatique», où on lisait:
«L’indépendance du prix des Amis du Monde diplomatique est remise en cause.Aujourd’hui, il est imposé au comité d’organisation du prix:1. De retirer a priori certains titres de sa sélection.2. De soumettre – avant lecture – le choix des ouvrages à un journaliste du Monde diplomatique.3. De modifier le mode de sélection du jury qui, jusqu’à présent, avait semblé donner entière satisfaction. Les modalités de sélection ont en particulier assuré la totale indépendance du prix, y compris vis-à-vis des pressions, des tensions internes et des conflits d’intérêt liés à l’Association des Amis du Monde diplomatique ou au journal lui-même.Nous, comité d’organisation du prix, ne pouvons pas l’accepter eu égard à notre éthique. (…)Nous, comité d’organisation du prix des Amis du Monde diplomatique, refusons de céder aux pressions visant à infléchir a priori le choix des ouvrages, pressions qui peuvent dès lors se comprendre comme une volonté de censure. C’est pourquoi, suite au retrait imposé d’un ouvrage de la présélection – avant même le travail de lecture critique du comité d’organisation –, nous avons refusé de décerner le prix des Amis du Monde diplomatique en décembre 2005. C’est aussi pourquoi nous en appelons aux lecteurs du Monde diplomatique, à ses collaborateurs, aux libraires, aux éditeurs et à l’ensemble des médias à ne plus considérer ce prix comme indépendant de certains groupes de pression.»
Bref, l’«éthique» des protestataires leur interdit de comprendre pourquoi un livre antisémite ne pourrait être candidat au prix des Amis du Monde diplomatique. L’explication donnée par Dominique Franceschetti, secrétaire général des AMD, selon laquelle cette décision visait à préserver l’image du journal et de l’Association, ne leur suffit pas. C’est alors que la mécanique conspirationniste se met en marche.
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Les protestataires reviennent donc à la charge, avec un texte publié le 7 mars 2006 par le journal en ligne «altermondialiste» Bellaciao. Le titre, cette fois, est: «Malaise au Monde diplomatique». Les auteurs sont quatre: Bernard Dauphiné («correspondant des Amis du Monde diplomatique à Carcassonne»), Claudine Faehndrich («membre du collège des fondateurs, ancienne correspondante des Amis du Monde diplomatique à Neuchâtel»), Cyril Berneron («administrateur des Amis du Monde diplomatique, responsable du prix des Amis du Monde diplomatique») et Halima Zouhar («administratrice des Amis du Monde diplomatique»).
Le ton est, d’emblée, alarmiste: «Le Monde diplomatique connaît une grave crise qui pourrait remettre en cause pour longtemps sa ligne éditoriale». D’autant que, apprend-on plus loin dans l’article, «Le Monde diplomatique a connu une grave baisse de ses ventes (-25 % de ventes en kiosque, -12 % de ventes globales)».
Des raisons de s’inquiéter, donc, mais qui ne sauraient masquer l’essentiel: «des membres de la rédaction sont directement intervenus dans un prix littéraire jusque-là indépendant». Rappelant que «le prix des Amis du Monde diplomatique n’a pas été remis en décembre 2005», les auteurs expliquent ce refus par la volonté du «comité d’organisation» de «protester contre l’ingérence de certains journalistes du mensuel dans le choix des livres et une volonté de censure».
On apprend encore que, les «membres du comité d’organisation» ayant résisté «aux pressions discrètes» exercées sur eux, c’est le directeur de la publication, Ignacio Ramonet, qui «s’est senti obligé de prendre position devant le conseil d’administration de l’Association du 18 juin 2005». Le conseil d’administration a alors, écrivent les auteurs, «voté une motion censurant le livre» en ces termes:
«Compte tenu de positions inacceptables prises par Alain Ménargues dans son livre Le Mur de Sharon, le conseil d’administration des Amis du Monde diplomatique décide de retirer cet ouvrage de la liste des choix possibles pour l’attribution de son prix annuel.»
On observe avec consternation que certains responsables de l’Association des Amis du Monde diplomatique ne sont pas capables de discerner par leurs propres moyens intellectuels la nature antisémite d’un livre qu’ils ont sous les yeux. C’est manifestement le cas des membres du comité d’organisation du prix qui, si l’on en croit l’article de Bellaciao, ont «décidé à l’unanimité moins une voix (7 pour, 1 contre) de ne pas accepter cette censure». Ils ont même, affirment-ils, reçu le soutien de l’Association belge des Amis du Monde diplomatique, présidée par Pierre Galand (ce dernier étant par ailleurs, ce que l’article ne mentionne pas, président de l’Association Belgo-Palestinienne).
Une telle obstination dans la défense de l’indéfendable vire inévitablement au conspirationnisme. Et voici le moment, où, dans l’article publié par «la bande des quatre», le Complot fait son apparition:
«D’après nos informations, le changement à la tête du Monde diplomatique est, en fait, dû à une cristallisation autour du traitement du Proche-Orient dans le journal. Des pressions ont poussé dans le sens d’un positionnement plus bienveillant envers la politique de l’État d’Israël. Outre la possibilité, inévitable, de sollicitations internes provenant de l’actionnaire principal Le Monde, la rédaction a été l’objet de pressions externes. Le journal, et nommément Dominique Vidal, ainsi que son actionnaire Les Amis du Monde diplomatique, ont été en particulier visés par L’Arche, le mensuel du judaïsme français.»
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En quoi Dominique Vidal et les Amis du Monde diplomatique ont-ils été «visés» par L’Arche? Le propos laisse une large place aux fantasmes des lecteurs de Bellaciao. On imagine des valises emplies de billets, ou des photos en situation compromettante, ou d’horribles menaces.
La vérité est bien plus simple.
S’agissant de Dominique Vidal, il a été «visé» dans un article de Meïr Waintrater qui le critiquait, de même que Michel Tubiana et Mouloud Aounit, parce que, s’étant prononcés contre un rapport où Jean-Christophe Rufin soulignait les dangers de «l’antisionisme radical», tous trois s’étaient abstenus de dénoncer publiquement le livre d’Alain Ménargues, paru au même moment. C’était à la fin de l’année 2004. L’Arche publia ensuite (janvier 2005) un «droit de réponse» de Dominique Vidal, où ce dernier écrivait que lors de diverses «réunions» il avait «bien sûr condamné le caractère antisémite de certaines affirmations d’Alain Ménargues». Dans sa réponse, Meïr Waintrater lui donnait acte de ses sentiments à cet égard, tout en revenant sur les effets désastreux du soutien exprimé à Alain Ménargues par l’ensemble de la mouvance pro-palestinienne: «Ceux qui ont encensé Ménargues en diffusant ses propos antisémites ne peuvent pas être des partenaires pour une mobilisation antiraciste».
De fait, Le Monde diplomatique avait publié en novembre 2004 une chaleureuse recension du livre d’Alain Ménargues (moins enthousiaste, il est vrai, que celle publiée au même moment par le quotidien communiste L’Humanité). Il fallut attendre quelques semaines, voire quelques mois, avant qu’une prise de conscience commence à se manifester dans certains milieux. Ce fut le cas pour Le Monde diplomatique, qui publia dans son édition de juillet 2005 un nouveau compte rendu du livre d’Alain Ménargues où on pouvait lire, sous la plume de Dominique Vidal: «Caractéristiques de la propagande antisémite, ces thèses essentialistes – que nous rejetons s’agissant de l’islam comme du christianisme – sont aussi absurdes que dangereuses».
Il se trouva cependant, y compris chez les lecteurs et les proches du Monde diplomatique, des gens pour persévérer dans la défense des thèses d’Alain Ménargues. Non pas parce qu’ils n’avaient pas vu que ces thèses, expliquant l’édification du «mur de Sharon» par un atavique séparatisme juif, relèvent du discours antisémite le plus primaire, mais parce que cela même leur convenait parfaitement. Ainsi, les amis lillois du Monde diplomatique publièrent en janvier 2005 sur le site internet des AMD les éléments d’«information» suivants, puisés chez Alain Ménargues et censés expliquer la politique d’Israël:
«Cette séparation du pur et de l’impur est une notion absolue, consignée dans le Lévitique (3e des 5 livres de la Thora); 613 commandements, gérant la vie au quotidien. (…) Pour les religieux, aujourd’hui, les Palestiniens descendants des “hommes du pays de Canaan‿ sont “de dangereux impurs‿ dont il faut se séparer pour rester en état de participer au culte et plus largement à la vie de la communauté.»
De telles sottises, où l’inculture le dispute au préjugé, dépassaient les limites du tolérable. En conséquence, lorsqu’un de nos lecteurs s’adressa à la rédaction de L’Arche pour signaler l’annonce, sur le site internet des AMD, d’une réunion avec Alain Ménargues organisée le 27 octobre 2005 à Neuchâtel (Suisse) par le groupe local de l’Association – dont l’un des membres actifs est, hasard ou pas, Claudine Faehndrich, co-auteure de l’article publié par Bellaciao (2) –, nous nous sommes adressés le plus ouvertement du monde aux dirigeants de l’Association afin de savoir si une telle activité avait ou non leur aval.
L’Arche reçut une réponse signée de Françoise Calvez, présidente de l’Association des Amis du Monde diplomatique, Daniel Junqua, vice-président, et Dominique Franceschetti, secrétaire général. Nous avons publié cette lettre dans notre numéro de décembre 2005.
Concernant le livre d’Alain Ménargues, les auteurs sont catégoriques: «L’Association des Amis du Monde diplomatique partage entièrement les vives réserves émises à l’encontre de cet ouvrage par Le Monde diplomatique et l’a dit dans une résolution votée en juin par son conseil d’administration. Elle l’a fait savoir à l’ensemble de ses correspondants, de ses groupes et de ses associations affiliées.» Mais ils font valoir que les AMD ne sont pas un parti politique et ne sauraient intervenir dans les choix des groupes locaux; en revanche, le site internet des AMD s’interdit, conformément aux décisions de ses organes dirigeants, de faire de la publicité au livre d’Alain Ménargues.
On aurait pu souhaiter davantage de vigueur dans la répudiation. On peut juger un peu faible l’argument, avancé par les AMD, selon lequel le livre d’Alain Ménargues n’a pas fait l’objet de poursuites judiciaires ni, a fortiori, d’une condamnation (la liste serait longue des écrits et des auteurs, ni poursuivis ni condamnés, que les AMD jugeraient impensable d’inviter chez eux). La position des AMD a, en tout cas, le mérite de la clarté.
Quoi qu’il en soit, voilà très exactement en quoi consistent les «pressions» exercées par L’Arche sur les membres de la rédaction du Monde diplomatique et des AMD. Un dialogue public et courtois, dont il ressort que nos interlocuteurs ont pris la mesure du danger que les thèses antisémites de M. Ménargues font courir au débat démocratique. L’Arche, en l’occurrence, n’a fait que jouer son rôle d’organe d’information, comme nous l’avions fait dès l’automne 2004 quand éclata «l’affaire Ménargues».
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Mais les adeptes d’Alain Ménargues – et, cela va de soi, M. Ménargues lui-même – ne l’entendent pas de cette oreille. Ils voient des conspirations partout. Si les discours de M. Ménargues ne sont pas appréciés à leur juste valeur, c’est parce que de noirs complots ont été ourdis par le Lobby que vous savez.
En fait, ainsi que nous l’écrivaient les dirigeants des AMD, ils n’avaient pas attendu d’être interrogés par L’Arche pour prendre position. Le «moment de vérité» a eu lieu en juin 2005. La section rennaise des AMD annonça alors, sur le site internet de l’association, une réunion prévue pour le 29 du mois, organisée conjointement avec l’Association France Palestine Solidarité (AFPS). Au programme: une conférence d’Alain Ménargues sur son livre Le Mur de Sharon. L’information – ébruitée notamment grâce au site internet de L’Arche – fit scandale. La réunion fut annulée in extremis. Et L’Arche, qui en prit bonne note, publia le commentaire suivant:
«Notre objectif, à L’Arche, n’a jamais été de persécuter M. Ménargues, personnage sans grande envergure qui ne saurait susciter qu’un intérêt limité. Le vrai problème, on l’a compris, est la diffusion de discours proprement antisémites dans le cadre d’une polémique “anti-israélienne‿ ou “antisioniste‿. Ce problème doit concerner tous les Français, quelles que soient leurs positions sur le conflit israélo-palestinien.»
La réaction d’Alain Ménargues prit la forme d’une «Lettre ouverte au directeur du Monde Diplomatique, au rédacteur en chef et à son adjoint» où il reprenait son antienne conspirationniste, en mettant en cause… L’Arche. Ce texte quelque peu pathétique fut ignoré par la plupart des médias, y compris les médias pro-palestiniens qui avaient enfin compris de quoi il s’agissait. Manifestement, beaucoup de gens préféraient que M. Ménargues se fasse oublier. Seuls s’obstinaient dans sa défense les quelques fanatiques de l’antisionisme.
Le site internet «rouge brun» Oulala.net publia la «lettre ouverte» le 29 juin 2005; il fut suivi par les islamistes de Quibla, les antisionistes d’Euro-Palestine, les fascistes de Géostratégie, les «altermondialistes» de Bellaciao et les Ogres dieudonnesques.
Dans cette «lettre ouverte», Alain Ménargues se lamentait:
«Invité à une conférence à Rennes par les Amis du Monde Diplomatique et la section rennaise de l’AFPS, j’en ai été exclu au prétexte que je suis antisémite! (…) Pourquoi? Simplement parce qu’un périodique s’affichant comme “le mensuel du judaïsme français‿ (qui compte entre autres signatures Alain Finkielkraut, Alexandre Adler, Pierre-André Taguieff, Jacques Tarnero, Gilles-William Goldnadel) avait dénoncé cette invitation adressée, selon eux, à un “auteur antisémite‿. (…) Les “autorités supérieures‿ de la rédaction du Monde diplomatique – qui ont déjà subi des pressions de ce “mensuel du judaïsme français‿ – ont cédé cette fois-ci. L’oukase est tombé: Ménargues interdit de conférence.»
Et de citer une lettre que lui avait envoyée le secrétaire général des Amis du Monde diplomatique:
«En introduisant dans votre livre l’idée que la construction du mur aurait des origines et un fondement ethnico-religieux, vous franchissez une frontière que nous nous refusons fermement pour notre part à traverser.»
Paroles incompréhensibles pour Alain Ménargues, qui répondit par une bordée d’injures – relevant, au passage, «de nombreuses erreurs» dans un article sur le Liban qu’Alain Gresh venait de publier.
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Le Monde diplomatique était soudain devenu un média «ennemi». Tous les coups étaient permis. Le 4 juillet 2005, Euro-Palestine publia un article accusant le mensuel d’avoir «dénaturé un article d’Edward Saïd». Cet article fut repris dès le lendemain par Oulala.net. La démonstration était laborieuse. Mais elle fut le prétexte d’attaques aux relents pour le moins bizarres.
Le 6 juillet, sur Oulala.net, un nommé «Diogène» s’en prenait à Dominique Vidal, «un collabo de plus pour l’occupation israélienne des médias». Le 8 juillet, «Abu Nasser» se plaignait: «On ne sait plus à quelle rédaction se fier, nous sommes tout simplement encerclés par les sionards, infiltrés, noyautés, détruits de l’intérieur». Le 10 juillet, «Kamuko» se faisait l’écho d’Alain Ménargues: «Bien sûr, toute personne éclairée et qui a un peu de culture historique finit bien par faire le rapprochement entre les textes fondamentaux des Juifs et leurs actes d’aujourd’hui». Le 11 juillet, «Hélène» affirmait que Le Monde diplomatique avait dévoilé «ses nouvelle connivences avec les instances communautaires qui mettent les médias sous occupation israélienne».
Dans sa «lettre ouverte», parue fin juin 2005, Alain Ménargues avait écrit:
«Il y a d’ailleurs fort à parier que “les autorités‿ du Monde diplomatique vont s’empresser de publier dans les colonnes de leur prochaine livraison un article pour se justifier. Et du même coup d’ailleurs, pourquoi pas, retirer d’autorité Le Mur de Sharon de la sélection 2005 pour le prix des Amis du Monde diplomatique.»
Il bénéficiait manifestement d’informations internes. En effet, c’est dans le numéro de juillet 2005 du Monde diplomatique que parut l’article dénonçant les «thèses essentialistes» propagées par Alain Ménargues; et c’est peu de temps après que se noua l’affaire du prix des Amis du Monde diplomatique, qui servit de toile de fond à la dernière bouffée de délire conspirationniste.
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Le coup de semonce a été tiré, nous l’avons vu, le 3 février 2006 avec un communiqué de presse intitulé «Censure dans l’orbite du Monde diplomatique», suivi le 18 février 2006 par un article dans Libération. Mais c’est début mars 2006 que les hostilités prennent un tour systématique.
L’article «Malaise au Monde diplomatique», dont les quatre cosignataires (Bernard Dauphiné, Claudine Faehndrich, Cyril Berneron et Halima Zouhar) se prévalent de responsabilités, passées ou présentes, à l’Association des Amis du Monde diplomatique, est mis en en ligne le 7 mars 2006 par Bernard Dauphiné sur le site internet Bellaciao, sorte de plaque tournante de la gauche «altermondialiste» où les contributions, bien que strictement filtrées par la rédaction, ont parfois d’étranges couleurs virant du rouge au brun. Précédé d’un surtitre, «Des remous au Diplo et à l’Association des Amis du Diplo», l’article contient trois thèmes essentiels: l’affaire du prix des Amis du Monde diplomatique (ou «affaire Ménargues»), la menace d’un «changement de ligne éditoriale sur le Proche-Orient» dont cette affaire serait le révélateur, et une «remise en cause de la stabilité financière» du journal, qui expliquerait l’une et l’autre.
En conclusion de cet article est repris le texte du communiqué de presse du 3 février, entièrement consacré au livre d’Alain Ménargues, et le lecteur est renvoyé à la «lettre ouverte» d’Alain Ménargues datée du 29 juin 2005, que nous avons mentionnée plus haut (3).
L’article est repris aussitôt par quelques sites internet, dont Oulala.net, Oumma.com, Altermonde, le site d’extrême droite Voxnr (qui fut une des «sources» utilisées par Alain Ménargues pour la rédaction de son livre) et le site dieudonnesque LesOgres. Dans le forum de ce dernier site, un fidèle lecteur témoigne dès le 8 mars 2006 qu’il a «effectivement constaté un changement dans la ligne éditoriale» du Monde diplomatique:
«Il est évident qu’une importante pression sioniste est subie par ce journal. Cette situation m’est intolérable et je sanctionne par l’argent: je coupe les vivres d’un journal qui devient sectaire et tendancieux. Les Juifs devraient se méfier…. d’eux-mêmes! Leur communautarisme religieux est de plus en plus perçu comme une secte extrémiste et dangereuse.»
Le même jour, commentaire d’un autre lecteur:
«J’ai fait de même, je fais partie des “anciens lecteurs‿ déçus de la nouvelle orientation du Diplo, passé sous les ordres de L’Arche, avec un train de lynchages et de propagande indigne qui m’ont complètement dégoûté de persévérer dans mon adhésion. Si le Diplo est en perte de vitesse, qu’il en remercie donc les collabos d’Israël qui en ont pris le contrôle depuis 2003.»
Le 19 mars 2006 apparaît, sur le forum des Ogres dieudonnesques, Bernard Dauphiné, qui s’identifie comme étant l’un des auteurs de l’article dénonçant la «censure» visant le livre d’Alain Ménargues. (M. Dauphiné est, rappelons-le, «correspondant des Amis du Monde diplomatique à Carcassonne».) Son message s’inscrit juste au-dessous de celui qui dépeint «les Juifs» comme «une secte extrémiste et dangereuse». Mais M. Dauphiné ne proteste pas contre ces propos, qui apparemment ne trahissent pas vraiment sa pensée et celle de ses amis. Il considère, pour sa part, «que la “pression sioniste‿ n’est pas aussi importante que ce que laisse penser le message [du précédent intervenant, ndlr], mais qu’elle semble bien exister». La démarche qu’il a entreprise avec ses amis «n’est pas faite pour nuire au Diplo mais pour plutôt le pousser à “se reprendre‿ dans cette dérive».
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Le 21 mars 2006, le journal en ligne SaphirNews (qui «propose une information thématique centrée sur les musulmans et leurs préoccupations») publie un article de Nadia Sweeny intitulé «Coup de force au Monde diplomatique». Il s’agit essentiellement d’un démarquage de l’article cosigné par les quatre «amis» du Monde diplomatique (4), avec une certaine dramatisation dans le ton:
«Victime d’une grave crise identitaire au sein même de sa direction, le mensuel semble changer de ligne éditoriale notamment sur le dossier brûlant du Proche-Orient. (…) Rien ne va plus au “Diplo‿!»
Après avoir fait écho à la protestation d’Alain Ménargues («Vous m’avez exclu pour avoir émis des idées sur le conflit israélo-palestinien éloignées de la ligne de certains responsables de la rédaction du Monde diplomatique»), l’auteure s’étend sur les motifs du changement de statut d’Alain Gresh et Dominique Vidal, dont elle rappelle qu’ils «étaient tous deux en charge du dossier sur le Proche-Orient».
Citant «plusieurs Amis du Monde diplomatique», Nadia Sweeny affirme que «la ligne éditoriale du journal serait en plein changement concernant le Proche-Orient». Et, s’appuyant à nouveau sur le témoignage d’Alain Ménargues, elle désigne le coupable:
«Les pressions dont il s’agit viendraient principalement du “mensuel du judaïsme français‿: L’Arche. Cette publication (comptant entre autres signatures, Alexandre Adler, Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff…) se serait attaquée à la rédaction du Monde diplomatique, particulièrement Dominique Vidal, ainsi qu’aux Amis du Monde diplomatique sur leur positionnement concernant le conflit israélo-palestinien.»
Comment, par quels mystérieux moyens, L’Arche se serait-elle «attaquée» à tant de gens? Cela n’est pas dit. En revanche, et comme pour démontrer qu’il n’y a pas de limites à la bêtise humaine, la journaliste de SaphirNews expose à ses lecteurs la nature réelle du «mensuel du judaïsme français». Voici ce qu’elle écrit:
«Les idées développées par ce mensuel sont tout de même loin de la politique éditoriale à laquelle Le Monde diplomatique nous avait habituée: “Les goys! Ils se reproduisent, ils nous surveillent, ils ne nous veulent pas du bien. [...] Enveloppant tout ça de laïcité à la gomme, dansant la danse du ventre avec les imams et les archevêques, le goy est un démon jamais en repos, un vibrionnaire du mal, un virus contre lequel le Juif, citoyen du pays réel, est désarmé. [...] Juif, réveille-toi! La France compte sur toi.‿ (Extrait de L’Arche n°572, décembre 2005).»
On imagine les rédacteurs et les lecteurs de SaphirNews, s’étranglant d’indignation à la lecture du passage cité par Nadia Sweeny. Ces ultra-sionistes de L’Arche, quand même, sont-ils racistes! Vous avez vu comment ils parlent des goys, quand ils sont entre eux et qu’ils croient qu’on ne les observe pas?
On est tenté d’en rire, et l’on a tort. Passe encore que Nadia Sweeny n’ait pas vu, au-dessus des noms de Philippe Trétiack et Pierre Antilogus, le nom de la rubrique où elle a pêché sa citation: «Humour». Passe encore qu’elle n’ait pas saisi la dérision teintée d’amertume qui faisait écrire à nos deux chroniqueurs: «Ils sont partout, ils s’entraident, ils se serrent les coudes, ils aimeraient dominer le monde et forment, comme l’avait si bien dit le général de Gaulle, “un peuple sûr de lui, fier et dominateur‿: les goys!» (c’est par ces mots que commençait l’article «Le Complot goy nous menace», dans un numéro de L’Arche dont le dossier, hélas très sérieux, portait sur «Le mythe du complot, l’antisémitisme de notre temps»). Tout le monde n’est pas doué pour l’analyse de texte.
Mais ce qui est effrayant, si on y pense bien, c’est que Nadia Sweeny et ses collègues de SaphirNews aient pu croire un instant, un seul, qu’un journal juif s’exprime ainsi au premier degré. Ce qui est effrayant, c’est le racisme – bien réel, celui-là – et l’obsession du complot – prégnante, à l’évidence – qui animent les personnes ayant choisi et reproduit une telle citation.
* *
On ne s’étonnera donc pas de lire, dans la suite de l’article de SaphirNews, qu’il est «pertinent de se demander comment un journal du type de L’Arche peut avoir une telle influence sur une publication aussi importante que Le Monde diplomatique». On se demande, en effet… À moins qu’au Monde diplomatique on ait davantage le sens de l’humour qu’à SaphirNews, et qu’on sache lire les articles de Trétiack et Antilogus.
Mais les experts de SaphirNews savent, mieux que nous, déchiffrer les conspirations à l’œuvre dans la presse. Suivez la flèche, on dirait une BD de Gotlib: «le groupe Le Monde détient 51 % du capital du Monde diplomatique»; or «Jean-Marie Colombani, président du directoire du groupe Le Monde», est «connu pour sa position pro-israélienne», et à tout cela s’ajoute «la possible entrée dans le capital du groupe Le Monde du groupe Lagardère, géant dans les médias certes, mais aussi et surtout dans la haute technologie de défense armée».
Bingo! Mais où avions-nous la tête? Les marchands d’armes, dont l’ombre s’étend de Tel-Aviv à New York en passant par Londres et Paris, ont pour devise, explique Nadia Sweeny: «Plus la guerre fait rage, plus le chiffre d’affaires a de possibilités de grimper». Voilà pourquoi «Le Monde diplomatique est en péril». Si vous n’avez pas encore compris le lien avec Alain Ménargues, c’est que vous avez besoin de quelques cours de rattrapage en conspirationnisme. Vous trouverez sur internet tout ce qu’il faut pour cela.
L’article de SaphirNews est reproduit intégralement (y compris le passage sur «les goys») dès le 23 mars sur le site d’extrême droite Géostratégie, sur Bellaciao le 29 mars 2006, et sur quelques autres sites de moindre importance (sur le site marocain Bladi.net, il est intitulé: «Hold-up sioniste sur Le Monde diplomatique»).
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En avril 2006, la rédaction du Monde diplomatique publie une «mise au point» où on lit notamment:
«Un certain nombre de textes circulent sur Internet liant la démission d’Alain Gresh et de Dominique Vidal de leur poste de rédacteur en chef et de rédacteur en chef adjoint à une “inflexion‿ de la ligne du journal vers des positions plus proches de celles du gouvernement israélien. Une telle interprétation est ridicule. (…) Aucune “inflexion‿ ne s’est produite ou ne se produira, d’autant qu’Alain Gresh et Dominique Vidal demeurent, au sein de notre rédaction, chargés de ce dossier.»
Nous n’en avons jamais douté, et notre attitude envers ces deux journalistes, comme envers Le Monde diplomatique dans son ensemble, n’a jamais cessé d’être attentive et, à l’occasion, critique (ce qui n’exclut évidemment pas la courtoisie). Le reste appartient à l’univers fantasmatique des commentateurs, «amis» du Monde diplomatique ou pas.
De toute cette affaire, deux enseignements peuvent être retenus. Le premier tient à la facilité avec laquelle les théories conspirationnistes se répandent dans certains milieux; mais ce n’est pas vraiment nouveau. Le second enseignement est que, dans des milieux auto-proclamés «de gauche» et «antiracistes», il est possible de diffuser aujourd’hui des discours manifestement antisémites sous couvert de critique du sionisme ou de la politique israélienne, et que la mise en cause de tels discours se heurte à un réflexe pavlovien selon lequel un antisioniste ne saurait être tout à fait mauvais. Mais cela, non plus, n’est pas vraiment nouveau.
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NOTES
1. Ce communiqué est signé des noms suivants, présentés comme «membres du comité d’organisation»: Cyril Berneron, administrateur de l’Association des Amis du Monde diplomatique, responsable du prix; Bernard Dauphiné, correspondant des Amis du Monde diplomatique à Carcassonne; Olivier van Gijte, correspondant des Amis du Monde diplomatique au Luxembourg; Philippe Liotard, administrateur de l’Association des Amis du Monde diplomatique; Assia Messaoudi, administratrice de l’Association des Amis du Monde diplomatique; Annie Thonon, vice-présidente des Amis du Monde diplomatique de Belgique; Alberto Velasco, fondateur des Amis du Monde diplomatique de Suisse.
2. Cette même Claudine Faehndrich, «membre du collège des fondateurs, ancienne correspondante des Amis du Monde diplomatique à Neuchâtel», envoyait le 18 août 2005 une vive protestation à Radio Suisse Romande (publiée ensuite, par elle, sur le site extrémiste Vigie-Media-Palestine), afin de protester contre sa couverture du retrait de Gaza. «Jamais vous ne donnez la parole aux Palestiniens, exceptés ceux de l’extérieur telle que Laila Shaïda [sic], qui n’a aucune crédibilité à Gaza, mais cela sans doute vous l’ignorez», écrit-elle. Mme Faehndrich ajoute: «Et si vous cherchez une journaliste qui elle, est en contact avec des Palestiniens, je ne peux que vous suggérer de contacter Silvia Cattori.» (Cette dernière, une journaliste suisse porte-parole habituelle de Dieudonné, d’Israël Shamir, d’Alain Ménargues et, plus récemment, des gens du Hamas, est totalement discréditée même dans les milieux traditionnellement pro-palestiniens; elle collabore, ces derniers temps, au «Réseau Voltaire» du conspirationniste Thierry Meyssan.)
3. Le lecteur de Bellaciao est renvoyé, par ailleurs, à une protestation rendue publique par l’une des co-signataires, Halima Zouhar, qui, étant apparue le 11 juin 2005 à l’Assemblée générale des Amis du Monde diplomatique revêtue d’un voile islamique, aurait été l’objet de «propos xénophobes» auxquels la rédaction du Monde diplomatique n’aurait pas réagi. Voir son article: «Propos xénophobes sous les yeux de la rédaction du Monde diplomatique», Oumma.com, 17 juillet 2005 (ce texte a été publié également par Bellaciao et par les «portails» marocains Emarrakech.info et Yabiladi.com).
4. Le 22 mars 2006, soit le lendemain de la parution de l’article de SaphirNews, l’article «Malaise au Monde diplomatique», qui avait été publié le 7 mars sur Bellaciao par un des signataires, Bernard Dauphiné, est publié à nouveau sur Bellaciao par un autre des cosignataires, Cyril Berneron. Aucune explication n’est donnée à ce «doublon». Simple essai de relancer la polémique, d’ailleurs non suivi d’effet, ou bien souci de se distinguer de l’article de SaphirNews
First paragraph (Teaser):
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Extrait de L’Arche n° 578, juin 2006
Numéro spécimen sur demande à info@arche-mag.com
Reproduction autorisée sur internet avec les mentions ci-dessus
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Rest of the text:
Nous avons longtemps hésité à publier les informations ci-dessous, qui traînaient depuis quelques mois dans les coulisses – voire les poubelles – de l’internet. Nous hésitions pour deux raisons. D’abord, parce qu’il s’agit d’un essai de manipulation auquel nous ne voulions pas servir de relais, fût-ce de manière indirecte. Ensuite, parce que L’Arche y est, on le verra, directement mise en cause et que nous nous voulions pas sembler régler des comptes qui ne sont pas les nôtres.
Mais ces scrupules ont été levés, suite à une «piqûre de rappel» faite le 7 mai 2006 dans le journal en ligne musulman SaphirNews. L’auteure de cette «piqûre de rappel» est une journaliste de SaphirNews nommée Nadia Sweeny (nous retrouverons son nom un peu plus bas).
Le 7 mai, donc, SaphirNews publie une interview de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS. La dernière question de l’interview, celle que l’on garde pour la bonne bouche, est ainsi formulée par Nadia Sweeny:
«Selon certains confrères, les pressions sont telles qu’il est difficile d’exprimer des critiques contre Israël sans être taxé d’antisémite [sic]. Je pense notamment à Alain Gresh, Dominique Vidal et Alain Ménargues. Qu’en pensez-vous?»
Nous reproduisons ici la réponse de Pascal Boniface, qui est pour le moins ambiguë:
«Il est vrai qu’à un moment on utilisait l’antisémitisme comme moyen de pression. Cependant, aujourd’hui ça tourne court, car ce procédé commence à être éventé. Le souci de cette stratégie, c’est qu’elle crée l’autocensure. Beaucoup se sont dit “tu as vu ce qu’ils lui ont fait, je n’aborderai pas ce sujet, ou du moins pas dans le sens d’une critique frontale à Israël de peur de risquer la même chose que ce dernier.‿ Mais cette manœuvre tend à diminuer du fait qu’elle est aujourd’hui connue.»
Voilà ce que pense M. Boniface, et il y aurait là matière à commentaire. Mais nous nous en tiendrons à la question de la journaliste, avec l’amalgame des trois noms qui y figurent: «Alain Gresh, Dominique Vidal et Alain Ménargues».
Les deux premiers, Alain Gresh et Dominique Vidal, étaient, jusqu’à une date récente, respectivement rédacteur en chef et rédacteur en chef adjoint du mensuel Le Monde diplomatique. Le troisième, Alain Ménargues, est l’auteur d’un infâme pamphlet antisémite, Le Mur de Sharon, qui lui a valu d’être licencié de ses fonctions de directeur de la rédaction de Radio France Internationale.
Que Pascal Boniface n’ait pas – si l’on en croit la version publiée de son interview, à laquelle il n’a pas opposé de démenti – jugé nécessaire de réagir à cet amalgame, où trois personnages sont implicitement présentés comme ayant été taxés d’antisémitisme en raison de leur critique d’Israël, et que dans sa réponse il semble entériner l’amalgame qui lui a été présenté, cela est assez problématique. Cependant, la question posée par la journaliste de SaphirNews est en soi révélatrice de la persistance d’un courant conspirationniste qui explique les malheurs d’Alain Ménargues par le «complot sioniste» dont il aurait été l’objet. Et chez ces accusateurs – y compris Nadia Sweeny, de SaphirNews – Alain Gresh et Dominique Vidal sont généralement présentés non pas comme des victimes mais comme des complices des persécuteurs d’Alain Ménargues. C’est sur ce point que nous nous arrêterons aujourd’hui.
* *
Petit retour en arrière. Le 18 février 2006, le quotidien Libération publie un article signé Olivier Costemalle, intitulé «Tensions aux Amis du “Monde diplo‿». Le sous-titre est plus explicite encore: «Un responsable dénonce la censure de la direction du mensuel». Voici ce qu’on y apprend:
«Le prix des Amis du Monde diplomatique, qui récompense chaque année, depuis 2002, un essai ou un document, n’a pas été remis en 2005. Le comité d’organisation, qui avait pourtant présélectionné 29 livres, a voulu marquer ainsi son mécontentement devant les “fortes pressions‿ de la direction du Monde diplomatique pour que soit retiré de la liste l’ouvrage d’Alain Ménargues Le Mur de Sharon (Presses de la Renaissance). Membre du conseil d’administration des Amis du Monde diplomatique et responsable du prix, Cyril Berneron affirme qu’Ignacio Ramonet, directeur du Diplo, a pesé de tout son poids pour que le livre de Ménargues, violemment hostile à la politique de l’État israélien, et que certains soupçonnent de verser dans l’antisémitisme, soit écarté. Berneron voit dans cette affaire le résultat de pressions sur le Diplo afin que le journal adopte “un positionnement plus bienveillant envers la politique de l’État d’Israël‿. Pure élucubration, rétorque Dominique Franceschetti, secrétaire général des Amis du Monde diplomatique. “Nous avons écarté le livre de Ménargues parce qu’il prête le flanc à l’accusation d’antisémitisme‿, dit-il. La décision a été prise par une écrasante majorité du conseil d’administration des Amis du Diplo, souligne-t-il: “On ne peut pas accepter n’importe quel livre au nom du débat d’idées, comme le voudrait Cyril Berneron‿.»
Tout cela intervient quelques semaines après que des changements ont eu lieu au sein de la rédaction du Monde diplomatique. Alain Gresh et Dominique Vidal ont quitté leurs fonctions, restant à la rédaction comme journalistes de base, tandis que Maurice Lemoine devient rédacteur en chef, et Martine Bulard et Serge Halimi, rédacteurs en chef adjoints. Des rumeurs attribuent ces changements à un conflit politique au sein de la rédaction, qui se serait cristallisé autour des relations entre Le Monde diplomatique et le mouvement ATTAC. Rien à voir, semble-t-il, avec le Proche-Orient.
Cependant, les amis d’Alain Ménargues au sein de l’Association des Amis du Monde diplomatique (AMD) en profitent pour s’agiter. Dès le 3 février, ils avaient diffusé un communiqué (1) intitulé «Censure dans l’orbite du Monde Diplomatique», où on lisait:
«L’indépendance du prix des Amis du Monde diplomatique est remise en cause.Aujourd’hui, il est imposé au comité d’organisation du prix:1. De retirer a priori certains titres de sa sélection.2. De soumettre – avant lecture – le choix des ouvrages à un journaliste du Monde diplomatique.3. De modifier le mode de sélection du jury qui, jusqu’à présent, avait semblé donner entière satisfaction. Les modalités de sélection ont en particulier assuré la totale indépendance du prix, y compris vis-à-vis des pressions, des tensions internes et des conflits d’intérêt liés à l’Association des Amis du Monde diplomatique ou au journal lui-même.Nous, comité d’organisation du prix, ne pouvons pas l’accepter eu égard à notre éthique. (…)Nous, comité d’organisation du prix des Amis du Monde diplomatique, refusons de céder aux pressions visant à infléchir a priori le choix des ouvrages, pressions qui peuvent dès lors se comprendre comme une volonté de censure. C’est pourquoi, suite au retrait imposé d’un ouvrage de la présélection – avant même le travail de lecture critique du comité d’organisation –, nous avons refusé de décerner le prix des Amis du Monde diplomatique en décembre 2005. C’est aussi pourquoi nous en appelons aux lecteurs du Monde diplomatique, à ses collaborateurs, aux libraires, aux éditeurs et à l’ensemble des médias à ne plus considérer ce prix comme indépendant de certains groupes de pression.»
Bref, l’«éthique» des protestataires leur interdit de comprendre pourquoi un livre antisémite ne pourrait être candidat au prix des Amis du Monde diplomatique. L’explication donnée par Dominique Franceschetti, secrétaire général des AMD, selon laquelle cette décision visait à préserver l’image du journal et de l’Association, ne leur suffit pas. C’est alors que la mécanique conspirationniste se met en marche.
* *
Les protestataires reviennent donc à la charge, avec un texte publié le 7 mars 2006 par le journal en ligne «altermondialiste» Bellaciao. Le titre, cette fois, est: «Malaise au Monde diplomatique». Les auteurs sont quatre: Bernard Dauphiné («correspondant des Amis du Monde diplomatique à Carcassonne»), Claudine Faehndrich («membre du collège des fondateurs, ancienne correspondante des Amis du Monde diplomatique à Neuchâtel»), Cyril Berneron («administrateur des Amis du Monde diplomatique, responsable du prix des Amis du Monde diplomatique») et Halima Zouhar («administratrice des Amis du Monde diplomatique»).
Le ton est, d’emblée, alarmiste: «Le Monde diplomatique connaît une grave crise qui pourrait remettre en cause pour longtemps sa ligne éditoriale». D’autant que, apprend-on plus loin dans l’article, «Le Monde diplomatique a connu une grave baisse de ses ventes (-25 % de ventes en kiosque, -12 % de ventes globales)».
Des raisons de s’inquiéter, donc, mais qui ne sauraient masquer l’essentiel: «des membres de la rédaction sont directement intervenus dans un prix littéraire jusque-là indépendant». Rappelant que «le prix des Amis du Monde diplomatique n’a pas été remis en décembre 2005», les auteurs expliquent ce refus par la volonté du «comité d’organisation» de «protester contre l’ingérence de certains journalistes du mensuel dans le choix des livres et une volonté de censure».
On apprend encore que, les «membres du comité d’organisation» ayant résisté «aux pressions discrètes» exercées sur eux, c’est le directeur de la publication, Ignacio Ramonet, qui «s’est senti obligé de prendre position devant le conseil d’administration de l’Association du 18 juin 2005». Le conseil d’administration a alors, écrivent les auteurs, «voté une motion censurant le livre» en ces termes:
«Compte tenu de positions inacceptables prises par Alain Ménargues dans son livre Le Mur de Sharon, le conseil d’administration des Amis du Monde diplomatique décide de retirer cet ouvrage de la liste des choix possibles pour l’attribution de son prix annuel.»
On observe avec consternation que certains responsables de l’Association des Amis du Monde diplomatique ne sont pas capables de discerner par leurs propres moyens intellectuels la nature antisémite d’un livre qu’ils ont sous les yeux. C’est manifestement le cas des membres du comité d’organisation du prix qui, si l’on en croit l’article de Bellaciao, ont «décidé à l’unanimité moins une voix (7 pour, 1 contre) de ne pas accepter cette censure». Ils ont même, affirment-ils, reçu le soutien de l’Association belge des Amis du Monde diplomatique, présidée par Pierre Galand (ce dernier étant par ailleurs, ce que l’article ne mentionne pas, président de l’Association Belgo-Palestinienne).
Une telle obstination dans la défense de l’indéfendable vire inévitablement au conspirationnisme. Et voici le moment, où, dans l’article publié par «la bande des quatre», le Complot fait son apparition:
«D’après nos informations, le changement à la tête du Monde diplomatique est, en fait, dû à une cristallisation autour du traitement du Proche-Orient dans le journal. Des pressions ont poussé dans le sens d’un positionnement plus bienveillant envers la politique de l’État d’Israël. Outre la possibilité, inévitable, de sollicitations internes provenant de l’actionnaire principal Le Monde, la rédaction a été l’objet de pressions externes. Le journal, et nommément Dominique Vidal, ainsi que son actionnaire Les Amis du Monde diplomatique, ont été en particulier visés par L’Arche, le mensuel du judaïsme français.»
* *
En quoi Dominique Vidal et les Amis du Monde diplomatique ont-ils été «visés» par L’Arche? Le propos laisse une large place aux fantasmes des lecteurs de Bellaciao. On imagine des valises emplies de billets, ou des photos en situation compromettante, ou d’horribles menaces.
La vérité est bien plus simple.
S’agissant de Dominique Vidal, il a été «visé» dans un article de Meïr Waintrater qui le critiquait, de même que Michel Tubiana et Mouloud Aounit, parce que, s’étant prononcés contre un rapport où Jean-Christophe Rufin soulignait les dangers de «l’antisionisme radical», tous trois s’étaient abstenus de dénoncer publiquement le livre d’Alain Ménargues, paru au même moment. C’était à la fin de l’année 2004. L’Arche publia ensuite (janvier 2005) un «droit de réponse» de Dominique Vidal, où ce dernier écrivait que lors de diverses «réunions» il avait «bien sûr condamné le caractère antisémite de certaines affirmations d’Alain Ménargues». Dans sa réponse, Meïr Waintrater lui donnait acte de ses sentiments à cet égard, tout en revenant sur les effets désastreux du soutien exprimé à Alain Ménargues par l’ensemble de la mouvance pro-palestinienne: «Ceux qui ont encensé Ménargues en diffusant ses propos antisémites ne peuvent pas être des partenaires pour une mobilisation antiraciste».
De fait, Le Monde diplomatique avait publié en novembre 2004 une chaleureuse recension du livre d’Alain Ménargues (moins enthousiaste, il est vrai, que celle publiée au même moment par le quotidien communiste L’Humanité). Il fallut attendre quelques semaines, voire quelques mois, avant qu’une prise de conscience commence à se manifester dans certains milieux. Ce fut le cas pour Le Monde diplomatique, qui publia dans son édition de juillet 2005 un nouveau compte rendu du livre d’Alain Ménargues où on pouvait lire, sous la plume de Dominique Vidal: «Caractéristiques de la propagande antisémite, ces thèses essentialistes – que nous rejetons s’agissant de l’islam comme du christianisme – sont aussi absurdes que dangereuses».
Il se trouva cependant, y compris chez les lecteurs et les proches du Monde diplomatique, des gens pour persévérer dans la défense des thèses d’Alain Ménargues. Non pas parce qu’ils n’avaient pas vu que ces thèses, expliquant l’édification du «mur de Sharon» par un atavique séparatisme juif, relèvent du discours antisémite le plus primaire, mais parce que cela même leur convenait parfaitement. Ainsi, les amis lillois du Monde diplomatique publièrent en janvier 2005 sur le site internet des AMD les éléments d’«information» suivants, puisés chez Alain Ménargues et censés expliquer la politique d’Israël:
«Cette séparation du pur et de l’impur est une notion absolue, consignée dans le Lévitique (3e des 5 livres de la Thora); 613 commandements, gérant la vie au quotidien. (…) Pour les religieux, aujourd’hui, les Palestiniens descendants des “hommes du pays de Canaan‿ sont “de dangereux impurs‿ dont il faut se séparer pour rester en état de participer au culte et plus largement à la vie de la communauté.»
De telles sottises, où l’inculture le dispute au préjugé, dépassaient les limites du tolérable. En conséquence, lorsqu’un de nos lecteurs s’adressa à la rédaction de L’Arche pour signaler l’annonce, sur le site internet des AMD, d’une réunion avec Alain Ménargues organisée le 27 octobre 2005 à Neuchâtel (Suisse) par le groupe local de l’Association – dont l’un des membres actifs est, hasard ou pas, Claudine Faehndrich, co-auteure de l’article publié par Bellaciao (2) –, nous nous sommes adressés le plus ouvertement du monde aux dirigeants de l’Association afin de savoir si une telle activité avait ou non leur aval.
L’Arche reçut une réponse signée de Françoise Calvez, présidente de l’Association des Amis du Monde diplomatique, Daniel Junqua, vice-président, et Dominique Franceschetti, secrétaire général. Nous avons publié cette lettre dans notre numéro de décembre 2005.
Concernant le livre d’Alain Ménargues, les auteurs sont catégoriques: «L’Association des Amis du Monde diplomatique partage entièrement les vives réserves émises à l’encontre de cet ouvrage par Le Monde diplomatique et l’a dit dans une résolution votée en juin par son conseil d’administration. Elle l’a fait savoir à l’ensemble de ses correspondants, de ses groupes et de ses associations affiliées.» Mais ils font valoir que les AMD ne sont pas un parti politique et ne sauraient intervenir dans les choix des groupes locaux; en revanche, le site internet des AMD s’interdit, conformément aux décisions de ses organes dirigeants, de faire de la publicité au livre d’Alain Ménargues.
On aurait pu souhaiter davantage de vigueur dans la répudiation. On peut juger un peu faible l’argument, avancé par les AMD, selon lequel le livre d’Alain Ménargues n’a pas fait l’objet de poursuites judiciaires ni, a fortiori, d’une condamnation (la liste serait longue des écrits et des auteurs, ni poursuivis ni condamnés, que les AMD jugeraient impensable d’inviter chez eux). La position des AMD a, en tout cas, le mérite de la clarté.
Quoi qu’il en soit, voilà très exactement en quoi consistent les «pressions» exercées par L’Arche sur les membres de la rédaction du Monde diplomatique et des AMD. Un dialogue public et courtois, dont il ressort que nos interlocuteurs ont pris la mesure du danger que les thèses antisémites de M. Ménargues font courir au débat démocratique. L’Arche, en l’occurrence, n’a fait que jouer son rôle d’organe d’information, comme nous l’avions fait dès l’automne 2004 quand éclata «l’affaire Ménargues».
* *
Mais les adeptes d’Alain Ménargues – et, cela va de soi, M. Ménargues lui-même – ne l’entendent pas de cette oreille. Ils voient des conspirations partout. Si les discours de M. Ménargues ne sont pas appréciés à leur juste valeur, c’est parce que de noirs complots ont été ourdis par le Lobby que vous savez.
En fait, ainsi que nous l’écrivaient les dirigeants des AMD, ils n’avaient pas attendu d’être interrogés par L’Arche pour prendre position. Le «moment de vérité» a eu lieu en juin 2005. La section rennaise des AMD annonça alors, sur le site internet de l’association, une réunion prévue pour le 29 du mois, organisée conjointement avec l’Association France Palestine Solidarité (AFPS). Au programme: une conférence d’Alain Ménargues sur son livre Le Mur de Sharon. L’information – ébruitée notamment grâce au site internet de L’Arche – fit scandale. La réunion fut annulée in extremis. Et L’Arche, qui en prit bonne note, publia le commentaire suivant:
«Notre objectif, à L’Arche, n’a jamais été de persécuter M. Ménargues, personnage sans grande envergure qui ne saurait susciter qu’un intérêt limité. Le vrai problème, on l’a compris, est la diffusion de discours proprement antisémites dans le cadre d’une polémique “anti-israélienne‿ ou “antisioniste‿. Ce problème doit concerner tous les Français, quelles que soient leurs positions sur le conflit israélo-palestinien.»
La réaction d’Alain Ménargues prit la forme d’une «Lettre ouverte au directeur du Monde Diplomatique, au rédacteur en chef et à son adjoint» où il reprenait son antienne conspirationniste, en mettant en cause… L’Arche. Ce texte quelque peu pathétique fut ignoré par la plupart des médias, y compris les médias pro-palestiniens qui avaient enfin compris de quoi il s’agissait. Manifestement, beaucoup de gens préféraient que M. Ménargues se fasse oublier. Seuls s’obstinaient dans sa défense les quelques fanatiques de l’antisionisme.
Le site internet «rouge brun» Oulala.net publia la «lettre ouverte» le 29 juin 2005; il fut suivi par les islamistes de Quibla, les antisionistes d’Euro-Palestine, les fascistes de Géostratégie, les «altermondialistes» de Bellaciao et les Ogres dieudonnesques.
Dans cette «lettre ouverte», Alain Ménargues se lamentait:
«Invité à une conférence à Rennes par les Amis du Monde Diplomatique et la section rennaise de l’AFPS, j’en ai été exclu au prétexte que je suis antisémite! (…) Pourquoi? Simplement parce qu’un périodique s’affichant comme “le mensuel du judaïsme français‿ (qui compte entre autres signatures Alain Finkielkraut, Alexandre Adler, Pierre-André Taguieff, Jacques Tarnero, Gilles-William Goldnadel) avait dénoncé cette invitation adressée, selon eux, à un “auteur antisémite‿. (…) Les “autorités supérieures‿ de la rédaction du Monde diplomatique – qui ont déjà subi des pressions de ce “mensuel du judaïsme français‿ – ont cédé cette fois-ci. L’oukase est tombé: Ménargues interdit de conférence.»
Et de citer une lettre que lui avait envoyée le secrétaire général des Amis du Monde diplomatique:
«En introduisant dans votre livre l’idée que la construction du mur aurait des origines et un fondement ethnico-religieux, vous franchissez une frontière que nous nous refusons fermement pour notre part à traverser.»
Paroles incompréhensibles pour Alain Ménargues, qui répondit par une bordée d’injures – relevant, au passage, «de nombreuses erreurs» dans un article sur le Liban qu’Alain Gresh venait de publier.
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Le Monde diplomatique était soudain devenu un média «ennemi». Tous les coups étaient permis. Le 4 juillet 2005, Euro-Palestine publia un article accusant le mensuel d’avoir «dénaturé un article d’Edward Saïd». Cet article fut repris dès le lendemain par Oulala.net. La démonstration était laborieuse. Mais elle fut le prétexte d’attaques aux relents pour le moins bizarres.
Le 6 juillet, sur Oulala.net, un nommé «Diogène» s’en prenait à Dominique Vidal, «un collabo de plus pour l’occupation israélienne des médias». Le 8 juillet, «Abu Nasser» se plaignait: «On ne sait plus à quelle rédaction se fier, nous sommes tout simplement encerclés par les sionards, infiltrés, noyautés, détruits de l’intérieur». Le 10 juillet, «Kamuko» se faisait l’écho d’Alain Ménargues: «Bien sûr, toute personne éclairée et qui a un peu de culture historique finit bien par faire le rapprochement entre les textes fondamentaux des Juifs et leurs actes d’aujourd’hui». Le 11 juillet, «Hélène» affirmait que Le Monde diplomatique avait dévoilé «ses nouvelle connivences avec les instances communautaires qui mettent les médias sous occupation israélienne».
Dans sa «lettre ouverte», parue fin juin 2005, Alain Ménargues avait écrit:
«Il y a d’ailleurs fort à parier que “les autorités‿ du Monde diplomatique vont s’empresser de publier dans les colonnes de leur prochaine livraison un article pour se justifier. Et du même coup d’ailleurs, pourquoi pas, retirer d’autorité Le Mur de Sharon de la sélection 2005 pour le prix des Amis du Monde diplomatique.»
Il bénéficiait manifestement d’informations internes. En effet, c’est dans le numéro de juillet 2005 du Monde diplomatique que parut l’article dénonçant les «thèses essentialistes» propagées par Alain Ménargues; et c’est peu de temps après que se noua l’affaire du prix des Amis du Monde diplomatique, qui servit de toile de fond à la dernière bouffée de délire conspirationniste.
* *
Le coup de semonce a été tiré, nous l’avons vu, le 3 février 2006 avec un communiqué de presse intitulé «Censure dans l’orbite du Monde diplomatique», suivi le 18 février 2006 par un article dans Libération. Mais c’est début mars 2006 que les hostilités prennent un tour systématique.
L’article «Malaise au Monde diplomatique», dont les quatre cosignataires (Bernard Dauphiné, Claudine Faehndrich, Cyril Berneron et Halima Zouhar) se prévalent de responsabilités, passées ou présentes, à l’Association des Amis du Monde diplomatique, est mis en en ligne le 7 mars 2006 par Bernard Dauphiné sur le site internet Bellaciao, sorte de plaque tournante de la gauche «altermondialiste» où les contributions, bien que strictement filtrées par la rédaction, ont parfois d’étranges couleurs virant du rouge au brun. Précédé d’un surtitre, «Des remous au Diplo et à l’Association des Amis du Diplo», l’article contient trois thèmes essentiels: l’affaire du prix des Amis du Monde diplomatique (ou «affaire Ménargues»), la menace d’un «changement de ligne éditoriale sur le Proche-Orient» dont cette affaire serait le révélateur, et une «remise en cause de la stabilité financière» du journal, qui expliquerait l’une et l’autre.
En conclusion de cet article est repris le texte du communiqué de presse du 3 février, entièrement consacré au livre d’Alain Ménargues, et le lecteur est renvoyé à la «lettre ouverte» d’Alain Ménargues datée du 29 juin 2005, que nous avons mentionnée plus haut (3).
L’article est repris aussitôt par quelques sites internet, dont Oulala.net, Oumma.com, Altermonde, le site d’extrême droite Voxnr (qui fut une des «sources» utilisées par Alain Ménargues pour la rédaction de son livre) et le site dieudonnesque LesOgres. Dans le forum de ce dernier site, un fidèle lecteur témoigne dès le 8 mars 2006 qu’il a «effectivement constaté un changement dans la ligne éditoriale» du Monde diplomatique:
«Il est évident qu’une importante pression sioniste est subie par ce journal. Cette situation m’est intolérable et je sanctionne par l’argent: je coupe les vivres d’un journal qui devient sectaire et tendancieux. Les Juifs devraient se méfier…. d’eux-mêmes! Leur communautarisme religieux est de plus en plus perçu comme une secte extrémiste et dangereuse.»
Le même jour, commentaire d’un autre lecteur:
«J’ai fait de même, je fais partie des “anciens lecteurs‿ déçus de la nouvelle orientation du Diplo, passé sous les ordres de L’Arche, avec un train de lynchages et de propagande indigne qui m’ont complètement dégoûté de persévérer dans mon adhésion. Si le Diplo est en perte de vitesse, qu’il en remercie donc les collabos d’Israël qui en ont pris le contrôle depuis 2003.»
Le 19 mars 2006 apparaît, sur le forum des Ogres dieudonnesques, Bernard Dauphiné, qui s’identifie comme étant l’un des auteurs de l’article dénonçant la «censure» visant le livre d’Alain Ménargues. (M. Dauphiné est, rappelons-le, «correspondant des Amis du Monde diplomatique à Carcassonne».) Son message s’inscrit juste au-dessous de celui qui dépeint «les Juifs» comme «une secte extrémiste et dangereuse». Mais M. Dauphiné ne proteste pas contre ces propos, qui apparemment ne trahissent pas vraiment sa pensée et celle de ses amis. Il considère, pour sa part, «que la “pression sioniste‿ n’est pas aussi importante que ce que laisse penser le message [du précédent intervenant, ndlr], mais qu’elle semble bien exister». La démarche qu’il a entreprise avec ses amis «n’est pas faite pour nuire au Diplo mais pour plutôt le pousser à “se reprendre‿ dans cette dérive».
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Le 21 mars 2006, le journal en ligne SaphirNews (qui «propose une information thématique centrée sur les musulmans et leurs préoccupations») publie un article de Nadia Sweeny intitulé «Coup de force au Monde diplomatique». Il s’agit essentiellement d’un démarquage de l’article cosigné par les quatre «amis» du Monde diplomatique (4), avec une certaine dramatisation dans le ton:
«Victime d’une grave crise identitaire au sein même de sa direction, le mensuel semble changer de ligne éditoriale notamment sur le dossier brûlant du Proche-Orient. (…) Rien ne va plus au “Diplo‿!»
Après avoir fait écho à la protestation d’Alain Ménargues («Vous m’avez exclu pour avoir émis des idées sur le conflit israélo-palestinien éloignées de la ligne de certains responsables de la rédaction du Monde diplomatique»), l’auteure s’étend sur les motifs du changement de statut d’Alain Gresh et Dominique Vidal, dont elle rappelle qu’ils «étaient tous deux en charge du dossier sur le Proche-Orient».
Citant «plusieurs Amis du Monde diplomatique», Nadia Sweeny affirme que «la ligne éditoriale du journal serait en plein changement concernant le Proche-Orient». Et, s’appuyant à nouveau sur le témoignage d’Alain Ménargues, elle désigne le coupable:
«Les pressions dont il s’agit viendraient principalement du “mensuel du judaïsme français‿: L’Arche. Cette publication (comptant entre autres signatures, Alexandre Adler, Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff…) se serait attaquée à la rédaction du Monde diplomatique, particulièrement Dominique Vidal, ainsi qu’aux Amis du Monde diplomatique sur leur positionnement concernant le conflit israélo-palestinien.»
Comment, par quels mystérieux moyens, L’Arche se serait-elle «attaquée» à tant de gens? Cela n’est pas dit. En revanche, et comme pour démontrer qu’il n’y a pas de limites à la bêtise humaine, la journaliste de SaphirNews expose à ses lecteurs la nature réelle du «mensuel du judaïsme français». Voici ce qu’elle écrit:
«Les idées développées par ce mensuel sont tout de même loin de la politique éditoriale à laquelle Le Monde diplomatique nous avait habituée: “Les goys! Ils se reproduisent, ils nous surveillent, ils ne nous veulent pas du bien. [...] Enveloppant tout ça de laïcité à la gomme, dansant la danse du ventre avec les imams et les archevêques, le goy est un démon jamais en repos, un vibrionnaire du mal, un virus contre lequel le Juif, citoyen du pays réel, est désarmé. [...] Juif, réveille-toi! La France compte sur toi.‿ (Extrait de L’Arche n°572, décembre 2005).»
On imagine les rédacteurs et les lecteurs de SaphirNews, s’étranglant d’indignation à la lecture du passage cité par Nadia Sweeny. Ces ultra-sionistes de L’Arche, quand même, sont-ils racistes! Vous avez vu comment ils parlent des goys, quand ils sont entre eux et qu’ils croient qu’on ne les observe pas?
On est tenté d’en rire, et l’on a tort. Passe encore que Nadia Sweeny n’ait pas vu, au-dessus des noms de Philippe Trétiack et Pierre Antilogus, le nom de la rubrique où elle a pêché sa citation: «Humour». Passe encore qu’elle n’ait pas saisi la dérision teintée d’amertume qui faisait écrire à nos deux chroniqueurs: «Ils sont partout, ils s’entraident, ils se serrent les coudes, ils aimeraient dominer le monde et forment, comme l’avait si bien dit le général de Gaulle, “un peuple sûr de lui, fier et dominateur‿: les goys!» (c’est par ces mots que commençait l’article «Le Complot goy nous menace», dans un numéro de L’Arche dont le dossier, hélas très sérieux, portait sur «Le mythe du complot, l’antisémitisme de notre temps»). Tout le monde n’est pas doué pour l’analyse de texte.
Mais ce qui est effrayant, si on y pense bien, c’est que Nadia Sweeny et ses collègues de SaphirNews aient pu croire un instant, un seul, qu’un journal juif s’exprime ainsi au premier degré. Ce qui est effrayant, c’est le racisme – bien réel, celui-là – et l’obsession du complot – prégnante, à l’évidence – qui animent les personnes ayant choisi et reproduit une telle citation.
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On ne s’étonnera donc pas de lire, dans la suite de l’article de SaphirNews, qu’il est «pertinent de se demander comment un journal du type de L’Arche peut avoir une telle influence sur une publication aussi importante que Le Monde diplomatique». On se demande, en effet… À moins qu’au Monde diplomatique on ait davantage le sens de l’humour qu’à SaphirNews, et qu’on sache lire les articles de Trétiack et Antilogus.
Mais les experts de SaphirNews savent, mieux que nous, déchiffrer les conspirations à l’œuvre dans la presse. Suivez la flèche, on dirait une BD de Gotlib: «le groupe Le Monde détient 51 % du capital du Monde diplomatique»; or «Jean-Marie Colombani, président du directoire du groupe Le Monde», est «connu pour sa position pro-israélienne», et à tout cela s’ajoute «la possible entrée dans le capital du groupe Le Monde du groupe Lagardère, géant dans les médias certes, mais aussi et surtout dans la haute technologie de défense armée».
Bingo! Mais où avions-nous la tête? Les marchands d’armes, dont l’ombre s’étend de Tel-Aviv à New York en passant par Londres et Paris, ont pour devise, explique Nadia Sweeny: «Plus la guerre fait rage, plus le chiffre d’affaires a de possibilités de grimper». Voilà pourquoi «Le Monde diplomatique est en péril». Si vous n’avez pas encore compris le lien avec Alain Ménargues, c’est que vous avez besoin de quelques cours de rattrapage en conspirationnisme. Vous trouverez sur internet tout ce qu’il faut pour cela.
L’article de SaphirNews est reproduit intégralement (y compris le passage sur «les goys») dès le 23 mars sur le site d’extrême droite Géostratégie, sur Bellaciao le 29 mars 2006, et sur quelques autres sites de moindre importance (sur le site marocain Bladi.net, il est intitulé: «Hold-up sioniste sur Le Monde diplomatique»).
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En avril 2006, la rédaction du Monde diplomatique publie une «mise au point» où on lit notamment:
«Un certain nombre de textes circulent sur Internet liant la démission d’Alain Gresh et de Dominique Vidal de leur poste de rédacteur en chef et de rédacteur en chef adjoint à une “inflexion‿ de la ligne du journal vers des positions plus proches de celles du gouvernement israélien. Une telle interprétation est ridicule. (…) Aucune “inflexion‿ ne s’est produite ou ne se produira, d’autant qu’Alain Gresh et Dominique Vidal demeurent, au sein de notre rédaction, chargés de ce dossier.»
Nous n’en avons jamais douté, et notre attitude envers ces deux journalistes, comme envers Le Monde diplomatique dans son ensemble, n’a jamais cessé d’être attentive et, à l’occasion, critique (ce qui n’exclut évidemment pas la courtoisie). Le reste appartient à l’univers fantasmatique des commentateurs, «amis» du Monde diplomatique ou pas.
De toute cette affaire, deux enseignements peuvent être retenus. Le premier tient à la facilité avec laquelle les théories conspirationnistes se répandent dans certains milieux; mais ce n’est pas vraiment nouveau. Le second enseignement est que, dans des milieux auto-proclamés «de gauche» et «antiracistes», il est possible de diffuser aujourd’hui des discours manifestement antisémites sous couvert de critique du sionisme ou de la politique israélienne, et que la mise en cause de tels discours se heurte à un réflexe pavlovien selon lequel un antisioniste ne saurait être tout à fait mauvais. Mais cela, non plus, n’est pas vraiment nouveau.
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NOTES
1. Ce communiqué est signé des noms suivants, présentés comme «membres du comité d’organisation»: Cyril Berneron, administrateur de l’Association des Amis du Monde diplomatique, responsable du prix; Bernard Dauphiné, correspondant des Amis du Monde diplomatique à Carcassonne; Olivier van Gijte, correspondant des Amis du Monde diplomatique au Luxembourg; Philippe Liotard, administrateur de l’Association des Amis du Monde diplomatique; Assia Messaoudi, administratrice de l’Association des Amis du Monde diplomatique; Annie Thonon, vice-présidente des Amis du Monde diplomatique de Belgique; Alberto Velasco, fondateur des Amis du Monde diplomatique de Suisse.
2. Cette même Claudine Faehndrich, «membre du collège des fondateurs, ancienne correspondante des Amis du Monde diplomatique à Neuchâtel», envoyait le 18 août 2005 une vive protestation à Radio Suisse Romande (publiée ensuite, par elle, sur le site extrémiste Vigie-Media-Palestine), afin de protester contre sa couverture du retrait de Gaza. «Jamais vous ne donnez la parole aux Palestiniens, exceptés ceux de l’extérieur telle que Laila Shaïda [sic], qui n’a aucune crédibilité à Gaza, mais cela sans doute vous l’ignorez», écrit-elle. Mme Faehndrich ajoute: «Et si vous cherchez une journaliste qui elle, est en contact avec des Palestiniens, je ne peux que vous suggérer de contacter Silvia Cattori.» (Cette dernière, une journaliste suisse porte-parole habituelle de Dieudonné, d’Israël Shamir, d’Alain Ménargues et, plus récemment, des gens du Hamas, est totalement discréditée même dans les milieux traditionnellement pro-palestiniens; elle collabore, ces derniers temps, au «Réseau Voltaire» du conspirationniste Thierry Meyssan.)
3. Le lecteur de Bellaciao est renvoyé, par ailleurs, à une protestation rendue publique par l’une des co-signataires, Halima Zouhar, qui, étant apparue le 11 juin 2005 à l’Assemblée générale des Amis du Monde diplomatique revêtue d’un voile islamique, aurait été l’objet de «propos xénophobes» auxquels la rédaction du Monde diplomatique n’aurait pas réagi. Voir son article: «Propos xénophobes sous les yeux de la rédaction du Monde diplomatique», Oumma.com, 17 juillet 2005 (ce texte a été publié également par Bellaciao et par les «portails» marocains Emarrakech.info et Yabiladi.com).
4. Le 22 mars 2006, soit le lendemain de la parution de l’article de SaphirNews, l’article «Malaise au Monde diplomatique», qui avait été publié le 7 mars sur Bellaciao par un des signataires, Bernard Dauphiné, est publié à nouveau sur Bellaciao par un autre des cosignataires, Cyril Berneron. Aucune explication n’est donnée à ce «doublon». Simple essai de relancer la polémique, d’ailleurs non suivi d’effet, ou bien souci de se distinguer de l’article de SaphirNews
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