UN LIVRE D'ERIC MARTY SUR GENET, ECRIVAIN OPAQUE ET FLAMBOYANT
Genet, opaque et flamboyant
LE MONDE DES LIVRES 08.06.06 17h30 • Mis à jour le 08.06.06 17h30
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ean Genet n'a pas la calme postérité du grand écrivain glorieux. De son vivant déjà, malgré le succès, il ne s'était pas installé dans ce rôle, l'opprobre plus que l'admiration faisant clairement partie de son jeu. Ennemi déclaré de tout consensus, même en sa faveur, il ne chercha pas à se rendre aimable ou acceptable. Il déjoua par avance toute interprétation qui tentait de figer le sens de son oeuvre. Il n'est donc pas anormal que, vingt ans après sa mort, il demeure motif de discorde. Ce qui le réjouirait fort.
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La légende dorée
La Chaste Vie de Jean Genet (Gallimard, 216 p., 18,50 ¤) est un beau et très étrange ouvrage. Poète, Lydie Dattas fut l'amie de Genet dans les années 1970, alors qu'elle était la compagne d'Alexandre Bouglione. S'appuyant sur la chronologie et sur ses souvenirs, elle raconte une vie qui "n'eût pas déparé des bizarreries d'un Dictionnaire des saints". Mais cette opération n'a rien à voir, on s'en doute, avec celle de Sartre - que l'auteur nomme ici, sans délicatesse, "le gnome des Lettres". Plus qu'un saint, Genet incarne, pour Lydie Dattas, la figure de l'Innocent, du Solitaire. Admirablement écrit, avec un amour déterminé et sans concession, ce livre n'embellit pas Jean Genet, mais l'élève dans un ciel d'un bleu un peu bizarre... Un ciel que Genet, manifestement, regardait lui-même avec une singulière ferveur.
[-] fermerCette attitude de provocation constante qui est au coeur de l'existence et de l'esthétique de Genet ne saurait d'ailleurs interdire le commentaire et l'analyse. Elle doit même l'encourager, car il est plus que jamais nécessaire de comprendre, sans passion excessive, le message contenu dans son oeuvre - message dont son biographe, Edmund White (Gallimard, 1993), soulignait lui-même combien il était incertain, ambigu. Cette interdiction serait d'autant plus irrecevable que le pire, ici, est souvent en jeu. Il n'est pas question d'absoudre ou de condamner l'écrivain de manière posthume, mais d'éclairer autant qu'il se peut le sens volontairement brouillé de son oeuvre.
"Il s'agit simplement (...) de s'ouvrir à l'extraordinaire opacité, si fascinante, que les actes et les choix de Genet suscitent", écrit Eric Marty (1). Avec une pugnacité remarquable, sans nier la grandeur de l'oeuvre, il invite les lecteurs à ne pas détourner le regard de ce qui, en cette oeuvre, fait tache. En décembre 2002, l'étude de Marty parue dans Les Temps modernes sur "Jean Genet à Chatila" (reprise dans Bref séjour à Jérusalem, Gallimard, "L'Infini", 2003) avait fâché et suscité une polémique sur l'antisémitisme de l'écrivain, patent dans son engagement propalestinien.
IMPÉRATIF PERVERS Eric Marty prolonge aujourd'hui sa réflexion en deux directions. D'une part, afin de savoir comment la "canonisation" de Genet par Sartre "se révèle être, à la lettre, la production d'un tabou, au sens structural du terme". Cette "transaction" isole Genet, "sujet hétérogène", dont l'antisémitisme "devait être accepté comme un mal nécessaire, mais secondaire". L'auteur étudie ensuite la nature des prises de position politiques de Genet et le "malentendu" qui en est, non pas la conséquence, mais l'origine. L'écrivain fut non pas la "victime", mais "l'agent actif", conduit par un impératif pervers. Marty fait prévaloir la "logique poétique" contre une vaine "lecture moralisatrice".
Dans Journal du voleur (1948), Genet raconte qu'à Mettray, la colonie pénitentiaire de Touraine où il fut placé en septembre 1926 (né en décembre 1910, il n'avait pas 16 ans), il s'était inventé une "rigoureuse discipline" : "A chaque accusation portée contre moi, fût-elle injuste, du fond du coeur je répondrai oui. A peine avais-je prononcé ce mot - ou la phrase qui le signifiait - en moi-même, je sentais le besoin de devenir ce qu'on m'avait accusé d'être." Et dans la même page, il s'approprie tous les chefs d'accusation : "Je me reconnaissais le lâche, le traître, le voleur, le pédé qu'on voyait en moi." Dans cette inversion des valeurs, c'est toute la mythologie et la métaphysique de Genet qui s'expriment.
Le Journal du voleur vient conclure l'oeuvre romanesque de Genet. En mars 1944, grâce à Cocteau, il sort de prison, où des chapardages minimes - le vol d'une édition rare de Verlaine ! - l'avaient conduit. De justesse : sous l'Occupation, il risquait la déportation. En mai, il fait la connaissance de Sartre. En août, Jean Decarnin, qui fut son grand amour, meurt lors de la libération de Paris ; Genet écrit alors Pompes funèbres, dédié à l'amant. Ce roman exalte, d'une manière profondément choquante, les vertus viriles des soldats nazis et campe Hitler en créature onirique, incarnation du Mal désirable..
Une activité littéraire intense et concentrée sur les années de la guerre et sur celles qui ont immédiatement suivi apportent à Genet une reconnaissance rapide. En 1949, tandis qu'une pétition d'écrivains lui obtient la grâce du président Auriol, Gallimard décide de publier ses Œuvres complètes. En 1952, le premier volume sort : c'est la fameuse, l'énorme préface de Sartre, dont parlait Eric Marty, qui bombarde Genet, avec une confondante intelligence, "saint", "comédien" et "martyr". L'écrivain encaisse le coup. Il racontera, en 1964 : "J'ai été pris par une sorte de nausée, parce que je me suis vu mis à nu, et par un autre que moi-même..."
Après les grandes oeuvres dramatiques de la fin des années 1950, après la guerre d'Algérie (il refuse de signer le Manifeste des 121 pour le droit à l'insoumission) et Mai 68, apparaît Le Dernier Genet (2), le Genet politique qui se dépense sans compter en faveur des Black Panthers américains, puis des Palestiniens. Dans Un captif amoureux, son dernier livre, qui paraît en mai 1986, un mois après sa mort, on lit cette note : "... le condamné voudrait encore décider seul du sens de ce que fut sa vie - écoulé sur fond de nuit qu'il voulait épaissir non illuminer." Toujours cette même opacité, cet interdit - qu'il est toujours aussi urgent de transgresser.
(1) Jean Genet, post-scriptum (Verdier, 122 p., 11,50 euros).
(2) Titre de l'essai, en défense, d'Hadrien Laroche, (Seuil, 1997).
Signalons aussi l'édition de Haute surveillance, due à Michel Corvin (Gallimard, "Folio-Théâtre", no98).
Patrick Kéchichian
Article paru dans l'édition
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La légende dorée
La Chaste Vie de Jean Genet (Gallimard, 216 p., 18,50 ¤) est un beau et très étrange ouvrage. Poète, Lydie Dattas fut l'amie de Genet dans les années 1970, alors qu'elle était la compagne d'Alexandre Bouglione. S'appuyant sur la chronologie et sur ses souvenirs, elle raconte une vie qui "n'eût pas déparé des bizarreries d'un Dictionnaire des saints". Mais cette opération n'a rien à voir, on s'en doute, avec celle de Sartre - que l'auteur nomme ici, sans délicatesse, "le gnome des Lettres". Plus qu'un saint, Genet incarne, pour Lydie Dattas, la figure de l'Innocent, du Solitaire. Admirablement écrit, avec un amour déterminé et sans concession, ce livre n'embellit pas Jean Genet, mais l'élève dans un ciel d'un bleu un peu bizarre... Un ciel que Genet, manifestement, regardait lui-même avec une singulière ferveur.
[-] fermerCette attitude de provocation constante qui est au coeur de l'existence et de l'esthétique de Genet ne saurait d'ailleurs interdire le commentaire et l'analyse. Elle doit même l'encourager, car il est plus que jamais nécessaire de comprendre, sans passion excessive, le message contenu dans son oeuvre - message dont son biographe, Edmund White (Gallimard, 1993), soulignait lui-même combien il était incertain, ambigu. Cette interdiction serait d'autant plus irrecevable que le pire, ici, est souvent en jeu. Il n'est pas question d'absoudre ou de condamner l'écrivain de manière posthume, mais d'éclairer autant qu'il se peut le sens volontairement brouillé de son oeuvre.
"Il s'agit simplement (...) de s'ouvrir à l'extraordinaire opacité, si fascinante, que les actes et les choix de Genet suscitent", écrit Eric Marty (1). Avec une pugnacité remarquable, sans nier la grandeur de l'oeuvre, il invite les lecteurs à ne pas détourner le regard de ce qui, en cette oeuvre, fait tache. En décembre 2002, l'étude de Marty parue dans Les Temps modernes sur "Jean Genet à Chatila" (reprise dans Bref séjour à Jérusalem, Gallimard, "L'Infini", 2003) avait fâché et suscité une polémique sur l'antisémitisme de l'écrivain, patent dans son engagement propalestinien.
IMPÉRATIF PERVERS Eric Marty prolonge aujourd'hui sa réflexion en deux directions. D'une part, afin de savoir comment la "canonisation" de Genet par Sartre "se révèle être, à la lettre, la production d'un tabou, au sens structural du terme". Cette "transaction" isole Genet, "sujet hétérogène", dont l'antisémitisme "devait être accepté comme un mal nécessaire, mais secondaire". L'auteur étudie ensuite la nature des prises de position politiques de Genet et le "malentendu" qui en est, non pas la conséquence, mais l'origine. L'écrivain fut non pas la "victime", mais "l'agent actif", conduit par un impératif pervers. Marty fait prévaloir la "logique poétique" contre une vaine "lecture moralisatrice".
Dans Journal du voleur (1948), Genet raconte qu'à Mettray, la colonie pénitentiaire de Touraine où il fut placé en septembre 1926 (né en décembre 1910, il n'avait pas 16 ans), il s'était inventé une "rigoureuse discipline" : "A chaque accusation portée contre moi, fût-elle injuste, du fond du coeur je répondrai oui. A peine avais-je prononcé ce mot - ou la phrase qui le signifiait - en moi-même, je sentais le besoin de devenir ce qu'on m'avait accusé d'être." Et dans la même page, il s'approprie tous les chefs d'accusation : "Je me reconnaissais le lâche, le traître, le voleur, le pédé qu'on voyait en moi." Dans cette inversion des valeurs, c'est toute la mythologie et la métaphysique de Genet qui s'expriment.
Le Journal du voleur vient conclure l'oeuvre romanesque de Genet. En mars 1944, grâce à Cocteau, il sort de prison, où des chapardages minimes - le vol d'une édition rare de Verlaine ! - l'avaient conduit. De justesse : sous l'Occupation, il risquait la déportation. En mai, il fait la connaissance de Sartre. En août, Jean Decarnin, qui fut son grand amour, meurt lors de la libération de Paris ; Genet écrit alors Pompes funèbres, dédié à l'amant. Ce roman exalte, d'une manière profondément choquante, les vertus viriles des soldats nazis et campe Hitler en créature onirique, incarnation du Mal désirable..
Une activité littéraire intense et concentrée sur les années de la guerre et sur celles qui ont immédiatement suivi apportent à Genet une reconnaissance rapide. En 1949, tandis qu'une pétition d'écrivains lui obtient la grâce du président Auriol, Gallimard décide de publier ses Œuvres complètes. En 1952, le premier volume sort : c'est la fameuse, l'énorme préface de Sartre, dont parlait Eric Marty, qui bombarde Genet, avec une confondante intelligence, "saint", "comédien" et "martyr". L'écrivain encaisse le coup. Il racontera, en 1964 : "J'ai été pris par une sorte de nausée, parce que je me suis vu mis à nu, et par un autre que moi-même..."
Après les grandes oeuvres dramatiques de la fin des années 1950, après la guerre d'Algérie (il refuse de signer le Manifeste des 121 pour le droit à l'insoumission) et Mai 68, apparaît Le Dernier Genet (2), le Genet politique qui se dépense sans compter en faveur des Black Panthers américains, puis des Palestiniens. Dans Un captif amoureux, son dernier livre, qui paraît en mai 1986, un mois après sa mort, on lit cette note : "... le condamné voudrait encore décider seul du sens de ce que fut sa vie - écoulé sur fond de nuit qu'il voulait épaissir non illuminer." Toujours cette même opacité, cet interdit - qu'il est toujours aussi urgent de transgresser.
(1) Jean Genet, post-scriptum (Verdier, 122 p., 11,50 euros).
(2) Titre de l'essai, en défense, d'Hadrien Laroche, (Seuil, 1997).
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Patrick Kéchichian
Article paru dans l'édition
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