CONFESSION 'UN EX-ANTISIONISTE
Reproduction autorisée sur internet avec les mentions ci-dessus
Le nom de Nathan Weinstock est familier à toutes les personnes qui s’intéressent au mouvement ouvrier juif (Le pain de misère. Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, rééd. La Découverte, 2002), ou encore à l’histoire de la langue yiddish (Le yiddish tel qu’on l’oublie. Regards sur une culture engloutie, Métropolis, 2004).
Mais Nathan Weinstock est aussi l’auteur d’un livre, Le sionisme contre Israël (Maspéro, 1969), véritable « Bible » de la propagande antisioniste. Dans un ouvrage récent (1), Nathan Weinstock évoque ce livre qu’il décrit lui-même comme « un gros pavé qui a longtemps servi de réserve de munitions à la gauche antisioniste ». Très éloigné aujourd’hui de ce qu’il définit comme un « sectarisme » qui l’a « entraîné à des conclusions simplistes et abusives », il s’en explique en ces termes : « C’était au lendemain de Mai 68. J’étais à l’époque subjugué par le trotskisme et je m’appliquais en conséquence, en parfait doctrinaire, non pas à analyser les faits mais à les canaliser mentalement en fonction de mes schémas pré-mâchés et réducteurs. »
Des lecteurs, ayant lu ces propos que nous avons cités dans L’Arche lors de la parution du livre de Nathan Weinstock Histoire de chiens, se sont adressés à nous. Ils ont eu, disent-ils, une histoire personnelle semblable à celle de l’auteur ; ils voudraient savoir comment ce dernier a vécu son militantisme antisioniste - et la sortie de ce militantisme.
De prime abord, nous n’étions pas portés à interroger ainsi un homme sur un engagement qu’il n’assume plus et sur des écrits qu’il a reniés. Il y a là quelque chose d’inquisitorial, et ce n’est pas dans nos habitudes. Cependant, puisque la demande provenait de gens qui furent dans le même cas, nous ne pouvions refuser de la transmettre. De plus, nous avons songé à tous les jeunes - ou les moins jeunes - qui sont, de nos jours encore, pris dans un discours dominé par la haine d’Israël, et pourraient eux aussi bénéficier d’un tel témoignage. Nous nous sommes donc adressés à Nathan Weinstock, et il nous a répondu de très bonne grâce. Voici le texte où l’ancien militant antisioniste fait le point sur ses engagements d’autrefois, et porte un regard sur la situation présente.
Itinéraire de Bruxelles à Jérusalem
La question m’a été posée, eu égard à mon parcours : comment j’ai pu tenir autrefois des discours aussi hostiles à Israël et à quel moment, pourquoi et comment j’ai été amené à changer d’attitude. Quoique que je n’aie aucun goût pour les déballages d’états d’âme, je ne pense pas pouvoir me soustraire à cet examen de conscience.
J’appartiens à la génération qui avait vingt ans au moment où Fidel Castro faisait son entrée à La Havane à la tête de ses barbudos. Je vibrais donc à l’unisson de la Révolution que j’ai cru voir se dessiner successivement en Algérie, à Cuba et au Vietnam. Je suppose que si je m’étais montré sensible au mirage maoïste plutôt qu’à la chimère trotskiste, je serais tombé en extase devant les merveilles de la « Révolution culturelle » et de son Grand Timonier ou devant le génie politique de l’Aigle albanais Enver Hoxha.
Evoquer aujourd’hui ces rêves écornés de jeunesse, c’est rappeler à quel point l’absence de toute perspective révolutionnaire en Occident nous incitait à reporter sur un Tiers-Monde largement imaginaire nos espoirs déçus. Et à suivre dans notre amertume Franz Fanon (et son préfacier enthousiaste, Jean-Paul Sartre) en encensant les pires atrocités qui s’y déroulaient comme porteuses d’un avenir radieux. Comme les Romains du poème de Constantin Cavafis En attendant les barbares, nous trouvions que « ces gens-là, c’était quand même une solution ».
Chacun sait ce que sont devenues ces pitoyables illusions. À peine la « Révolution algérienne » se hissait-elle au pouvoir qu’elle se voyait confisquée par les militaires et que nous apprenions qu’on torturait les nôtres (les « Pieds Rouges ») avec autant d’entrain qu’à l’époque coloniale. Ne parlons pas de Fidel Castro, devenu le doyen des despotes séniles. Quant aux dirigeants de la « Révolution indochinoise » - que nous autres trotskistes glorifiions au point de passer délibérément sous silence le fait qu’ils avaient assassiné nos camarades vietnamiens (il y a des reniements qui, au plan moral, valent un arrêt de mort) -, on se dit que le drame des boat people et l’extermination de masse perpétrée sur leur propre population par les Khmers Rouges ont dû éclairer même les aveugles.
Rappel néanmoins nécessaire, parce qu’aucune leçon n’en a été tirée. Cherchez dans les publications de la gauche extrême, des « altermondialistes » et des autres partisans de principe de la violence anti-institutionnelle. Vous n’y lirez pas le moindre regret, ni même un effort d’analyse de ces dérapages monstrueux dont il importerait tout de même de savoir s’ils sont ou non consubstantiels au projet révolutionnaire tel qu’on l’exalte. Et il n’en va pas autrement aujourd’hui.
Ceux qui s’étranglent d’indignation en évoquant le renversement de Saddam Hussein n’ont pas une parole pour dénoncer sans circonvolutions l’enfer dantesque des camps de concentration nord-coréens ou la tyrannie régnant dans les États du Tiers-Monde qui se gargarisent de proclamations « anti-impérialistes ». Pas un signe de réprobation lorsqu’au nom de la « résistance » sunnite on fait sauter des bus d’écoliers ou les fidèles d’une mosquée chiite. Se mentant à eux-mêmes, ils se condamnent ainsi à retomber dans l’erreur.
Compte tenu de mes convictions de l’époque, la cause palestinienne devait forcément m’interpeller. Ce en quoi je restais d’ailleurs fidèle, d’une certaine façon, à l’enseignement reçu au cours de mon adolescence au sein du Hachomer Hatzaïr. Car c’est le quotidien israélien de la gauche sioniste Al-Hamishmar qui, dès 1948, s’insurgeait contre les excès de l’armée israélienne. C’est le parti sioniste-socialiste Mapam qui réclamait l’abolition de certaines mesures discriminatoires infligées aux citoyens arabes d’Israël. C’est enfin la revue New Outlook, patronnée par la gauche israélienne, qui prônait le rapprochement avec le monde arabe.
J’ajouterai qu’à l’époque Israël se complaisait dans une version purement auto-justificatrice de sa propre histoire. Il faudra attendre que se lève une jeune génération de chercheurs (que l’on regroupe, souvent abusivement, en bloc sous le vocable « nouveaux historiens », alors qu’il existe entre eux des divergences d’approche fondamentales et que tous ne méritent pas la même considération) pour que des vérités pénibles soient dites. Comme tout État, Israël doit assumer les zones d’ombre qui ternissent son passé. Mais ce travail s’effectue.
Ces non-dits ont pesé lourdement à mes yeux. Face aux Palestiniens, abandonnés de tous et dont le malheur était patent, Israël se complaisait à étaler sa bonne conscience. Il y avait quelque chose de heurtant dans cette indifférence (même s’il est vrai que la responsabilité du drame palestinien n’incombe que partiellement aux Israéliens), qui a certainement contribué dans une large mesure à cristalliser mes sympathies pro-palestiniennes. D’autant que je voulais croire, envers et contre tout, que les prises de position et les actions meurtrières des groupes armés palestiniens, qui me choquaient, ne constituaient qu’une phase passagère dans l’évolution d’un courant qui ne manquerait pas de s’orienter vers la reconnaissance des droits nationaux israéliens.
C’est en tout cas le raisonnement que je tenais. Car je voulais tellement croire que les chemins des Israéliens et des Palestiniens se rejoindraient, que le conflit reposait avant tout sur un terrible malentendu... Alors qu’en réalité il n’y avait pas la moindre méprise.
Un petit fait vécu, dont je me suis montré incapable de saisir la portée à l’époque, l’illustre amplement. Mes écrits antisionistes m’avaient valu d’être invité à la tribune de la GUPS (General Union of Palestinian Students) en 1967 à Paris, quelques jours avant la Guerre des Six Jours. J’avais décidé de saisir l’occasion de cette prise de parole pour adresser solennellement à l’assemblée un message officiel émanant du Matzpen, groupuscule antisioniste israélien d’extrême gauche. Il s’agissait d’une première (Éric Rouleau du Monde fit même un papier au sujet de ma venue). J’espérais opérer une brèche dans le mur d’incompréhension réciproque... Et, dans mon insondable naïveté, j’imaginais que je serais assailli d’interrogations au sujet des militants israéliens dont j’apportais le salut, qu’on se réjouirait d’entendre que les revendications des Palestiniens avaient recueilli un écho de l’autre côté de la frontière...
Pensez-vous ! Personne - j’insiste : aucun des organisateurs ou des auditeurs - ne s’est intéressé au message ou au Matzpen. Ils s’en fichaient royalement, car ils avaient bien mieux à faire. En proie à un état de surexcitation incroyable, l’oreille vissée à leur transistor, ils frémissaient tous à l’écoute de Radio-Le Caire, savourant avec délices l’annonce que les vaillantes armées arabes étaient sur le point de jeter
Bref, loin de représenter un interlocuteur, je me trouvais relégué à la seule place réservée aux adversaires juifs d’Israël : celle de l’« idiot utile ».
Et « utile », je l’étais en effet. Les invitations pleuvaient sur mon bureau. Tout le monde voulait m’entendre dénoncer Israël l’innommable. À chaque fois, le scénario parisien se répétait. Soutien inconditionnel des auditeurs aux pires aberrations des fedayin (surtout les pires : les outrances extrêmes ne sont-elles pas la preuve d’une foi révolutionnaire inébranlable ?). Haine sans limites pour les Israéliens, quels qu’ils soient.
Peu à peu, il me devint impossible d’ignorer un antisémitisme insidieux et omniprésent, suintant à travers toutes ces déclarations enflammées de soutien et ces dénonciations aveugles. On vomissait d’abord les « sionistes », pour démasquer ensuite l’« emprise des sionistes » sur les médias et aboutir bientôt à mettre en cause la « domination mondiale sioniste ». Quand on me citait, c’était toujours en prenant soin de gommer préalablement les (trop rares) passages critiques envers les Palestiniens ou les directions arabes. Car ce n’étaient évidemment pas mes écrits qui les intéressaient, mais uniquement la possibilité de se servir de mon nom pour cautionner leur haine du Juif.
Jusqu’aux accords d’Oslo, j’ai vécu une situation de profond malaise. Horrifié par les attentats des Palestiniens, écœuré par leurs « amis ». Mais, me disais-je, comment refuser aux Palestiniens de lutter pour leurs droits ? Après la conclusion des accords, l’avenir parut subitement se dégager. Chacune des deux parties reconnaissait l’existence et la légitimité de l’autre.
Mais l’embellie fut de courte durée. Le sang continuait à couler, car les formations militaires dissidentes ou tolérées (sinon encouragées) par Arafat multipliaient les massacres en Israël, portant par la même occasion un coup mortel aux partisans israéliens d’une entente avec les Palestiniens. Impossible de ne pas voir que le leader palestinien jouait double jeu, refusant de désarmer les milices terroristes et prêchant la paix en anglais tout en appelant au djihad en arabe.
En ce qui me concerne, je crois bien que c’est le non-accord de Camp David qui me fit l’effet d’un révélateur. Impossible alors de ne pas voir qu’une fois de plus - ici, l’Histoire se répète - les dirigeants palestiniens avaient fui leurs responsabilités, trop lâches pour expliquer à leur peuple qu’il faut savoir mettre un terme au combat quand on a obtenu gain de cause sur l’essentiel. Tout comme ils ont toujours refusé de confronter leur histoire et d’assumer leur passé.
Car où sont-ils donc, les « nouveaux historiens » palestiniens qui parleraient à leur peuple des ventes de terres faites aux organisations sionistes par leurs propres leaders ? Et de la collusion du Mufti avec les Britanniques, avant qu’il ne devînt l’allié d’Hitler ? Et de la vénalité phénoménale des dirigeants palestiniens, qui fait que leur premier ministre Qoreï avait livré aux Israéliens le ciment du mur de séparation qu’il affectait de dénoncer ? Et de la propagande antisémite nauséabonde, axée sur les Protocoles, qui imbibe toutes les prises de positions palestiniennes depuis la Déclaration Balfour et qui restait toujours à l’honneur dans les manuels scolaires de l’Autorité palestinienne ? Et du mépris statutaire des Juifs, auxquels on ne pardonne pas de s’être émancipés de l’état de sujétion qui était le leur en Terre Sainte comme partout sous le règne du Croissant ?
Évoquant le mot d’ordre favori des manifestants arabes palestiniens des années vingt (« Les Juifs sont nos chiens »), j’ai rédigé un essai à ce sujet, intitulé Histoire de chiens. Eh bien ! Le conflit judéo-arabe se lit comme une « histoire de chiens » éternellement recommencée.
Que l’on puisse reprocher bien des torts à Israël, c’est l’évidence même. (Constatation qui gagne à être relativisée : y a-t-il un État au monde dont l’histoire soit à l’abri de toute critique ?) Mais, pour sortir de l’ornière, il faut que les Palestiniens aient le courage d’opter sans retour pour un avenir de coexistence avec les Israéliens et d’agir en conséquence. Tâche que nul ne peut accomplir à leur place.
NOTE :
1. Nathan Weinstock, Histoire de chiens. La dhimmitude dans le conflit israélo-palestinien, Fayard / Mille et une Nuits, 2004.
Le nom de Nathan Weinstock est familier à toutes les personnes qui s’intéressent au mouvement ouvrier juif (Le pain de misère. Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, rééd. La Découverte, 2002), ou encore à l’histoire de la langue yiddish (Le yiddish tel qu’on l’oublie. Regards sur une culture engloutie, Métropolis, 2004).
Mais Nathan Weinstock est aussi l’auteur d’un livre, Le sionisme contre Israël (Maspéro, 1969), véritable « Bible » de la propagande antisioniste. Dans un ouvrage récent (1), Nathan Weinstock évoque ce livre qu’il décrit lui-même comme « un gros pavé qui a longtemps servi de réserve de munitions à la gauche antisioniste ». Très éloigné aujourd’hui de ce qu’il définit comme un « sectarisme » qui l’a « entraîné à des conclusions simplistes et abusives », il s’en explique en ces termes : « C’était au lendemain de Mai 68. J’étais à l’époque subjugué par le trotskisme et je m’appliquais en conséquence, en parfait doctrinaire, non pas à analyser les faits mais à les canaliser mentalement en fonction de mes schémas pré-mâchés et réducteurs. »
Des lecteurs, ayant lu ces propos que nous avons cités dans L’Arche lors de la parution du livre de Nathan Weinstock Histoire de chiens, se sont adressés à nous. Ils ont eu, disent-ils, une histoire personnelle semblable à celle de l’auteur ; ils voudraient savoir comment ce dernier a vécu son militantisme antisioniste - et la sortie de ce militantisme.
De prime abord, nous n’étions pas portés à interroger ainsi un homme sur un engagement qu’il n’assume plus et sur des écrits qu’il a reniés. Il y a là quelque chose d’inquisitorial, et ce n’est pas dans nos habitudes. Cependant, puisque la demande provenait de gens qui furent dans le même cas, nous ne pouvions refuser de la transmettre. De plus, nous avons songé à tous les jeunes - ou les moins jeunes - qui sont, de nos jours encore, pris dans un discours dominé par la haine d’Israël, et pourraient eux aussi bénéficier d’un tel témoignage. Nous nous sommes donc adressés à Nathan Weinstock, et il nous a répondu de très bonne grâce. Voici le texte où l’ancien militant antisioniste fait le point sur ses engagements d’autrefois, et porte un regard sur la situation présente.
Itinéraire de Bruxelles à Jérusalem
La question m’a été posée, eu égard à mon parcours : comment j’ai pu tenir autrefois des discours aussi hostiles à Israël et à quel moment, pourquoi et comment j’ai été amené à changer d’attitude. Quoique que je n’aie aucun goût pour les déballages d’états d’âme, je ne pense pas pouvoir me soustraire à cet examen de conscience.
J’appartiens à la génération qui avait vingt ans au moment où Fidel Castro faisait son entrée à La Havane à la tête de ses barbudos. Je vibrais donc à l’unisson de la Révolution que j’ai cru voir se dessiner successivement en Algérie, à Cuba et au Vietnam. Je suppose que si je m’étais montré sensible au mirage maoïste plutôt qu’à la chimère trotskiste, je serais tombé en extase devant les merveilles de la « Révolution culturelle » et de son Grand Timonier ou devant le génie politique de l’Aigle albanais Enver Hoxha.
Evoquer aujourd’hui ces rêves écornés de jeunesse, c’est rappeler à quel point l’absence de toute perspective révolutionnaire en Occident nous incitait à reporter sur un Tiers-Monde largement imaginaire nos espoirs déçus. Et à suivre dans notre amertume Franz Fanon (et son préfacier enthousiaste, Jean-Paul Sartre) en encensant les pires atrocités qui s’y déroulaient comme porteuses d’un avenir radieux. Comme les Romains du poème de Constantin Cavafis En attendant les barbares, nous trouvions que « ces gens-là, c’était quand même une solution ».
Chacun sait ce que sont devenues ces pitoyables illusions. À peine la « Révolution algérienne » se hissait-elle au pouvoir qu’elle se voyait confisquée par les militaires et que nous apprenions qu’on torturait les nôtres (les « Pieds Rouges ») avec autant d’entrain qu’à l’époque coloniale. Ne parlons pas de Fidel Castro, devenu le doyen des despotes séniles. Quant aux dirigeants de la « Révolution indochinoise » - que nous autres trotskistes glorifiions au point de passer délibérément sous silence le fait qu’ils avaient assassiné nos camarades vietnamiens (il y a des reniements qui, au plan moral, valent un arrêt de mort) -, on se dit que le drame des boat people et l’extermination de masse perpétrée sur leur propre population par les Khmers Rouges ont dû éclairer même les aveugles.
Rappel néanmoins nécessaire, parce qu’aucune leçon n’en a été tirée. Cherchez dans les publications de la gauche extrême, des « altermondialistes » et des autres partisans de principe de la violence anti-institutionnelle. Vous n’y lirez pas le moindre regret, ni même un effort d’analyse de ces dérapages monstrueux dont il importerait tout de même de savoir s’ils sont ou non consubstantiels au projet révolutionnaire tel qu’on l’exalte. Et il n’en va pas autrement aujourd’hui.
Ceux qui s’étranglent d’indignation en évoquant le renversement de Saddam Hussein n’ont pas une parole pour dénoncer sans circonvolutions l’enfer dantesque des camps de concentration nord-coréens ou la tyrannie régnant dans les États du Tiers-Monde qui se gargarisent de proclamations « anti-impérialistes ». Pas un signe de réprobation lorsqu’au nom de la « résistance » sunnite on fait sauter des bus d’écoliers ou les fidèles d’une mosquée chiite. Se mentant à eux-mêmes, ils se condamnent ainsi à retomber dans l’erreur.
Compte tenu de mes convictions de l’époque, la cause palestinienne devait forcément m’interpeller. Ce en quoi je restais d’ailleurs fidèle, d’une certaine façon, à l’enseignement reçu au cours de mon adolescence au sein du Hachomer Hatzaïr. Car c’est le quotidien israélien de la gauche sioniste Al-Hamishmar qui, dès 1948, s’insurgeait contre les excès de l’armée israélienne. C’est le parti sioniste-socialiste Mapam qui réclamait l’abolition de certaines mesures discriminatoires infligées aux citoyens arabes d’Israël. C’est enfin la revue New Outlook, patronnée par la gauche israélienne, qui prônait le rapprochement avec le monde arabe.
J’ajouterai qu’à l’époque Israël se complaisait dans une version purement auto-justificatrice de sa propre histoire. Il faudra attendre que se lève une jeune génération de chercheurs (que l’on regroupe, souvent abusivement, en bloc sous le vocable « nouveaux historiens », alors qu’il existe entre eux des divergences d’approche fondamentales et que tous ne méritent pas la même considération) pour que des vérités pénibles soient dites. Comme tout État, Israël doit assumer les zones d’ombre qui ternissent son passé. Mais ce travail s’effectue.
Ces non-dits ont pesé lourdement à mes yeux. Face aux Palestiniens, abandonnés de tous et dont le malheur était patent, Israël se complaisait à étaler sa bonne conscience. Il y avait quelque chose de heurtant dans cette indifférence (même s’il est vrai que la responsabilité du drame palestinien n’incombe que partiellement aux Israéliens), qui a certainement contribué dans une large mesure à cristalliser mes sympathies pro-palestiniennes. D’autant que je voulais croire, envers et contre tout, que les prises de position et les actions meurtrières des groupes armés palestiniens, qui me choquaient, ne constituaient qu’une phase passagère dans l’évolution d’un courant qui ne manquerait pas de s’orienter vers la reconnaissance des droits nationaux israéliens.
C’est en tout cas le raisonnement que je tenais. Car je voulais tellement croire que les chemins des Israéliens et des Palestiniens se rejoindraient, que le conflit reposait avant tout sur un terrible malentendu... Alors qu’en réalité il n’y avait pas la moindre méprise.
Un petit fait vécu, dont je me suis montré incapable de saisir la portée à l’époque, l’illustre amplement. Mes écrits antisionistes m’avaient valu d’être invité à la tribune de la GUPS (General Union of Palestinian Students) en 1967 à Paris, quelques jours avant la Guerre des Six Jours. J’avais décidé de saisir l’occasion de cette prise de parole pour adresser solennellement à l’assemblée un message officiel émanant du Matzpen, groupuscule antisioniste israélien d’extrême gauche. Il s’agissait d’une première (Éric Rouleau du Monde fit même un papier au sujet de ma venue). J’espérais opérer une brèche dans le mur d’incompréhension réciproque... Et, dans mon insondable naïveté, j’imaginais que je serais assailli d’interrogations au sujet des militants israéliens dont j’apportais le salut, qu’on se réjouirait d’entendre que les revendications des Palestiniens avaient recueilli un écho de l’autre côté de la frontière...
Pensez-vous ! Personne - j’insiste : aucun des organisateurs ou des auditeurs - ne s’est intéressé au message ou au Matzpen. Ils s’en fichaient royalement, car ils avaient bien mieux à faire. En proie à un état de surexcitation incroyable, l’oreille vissée à leur transistor, ils frémissaient tous à l’écoute de Radio-Le Caire, savourant avec délices l’annonce que les vaillantes armées arabes étaient sur le point de jeter
Bref, loin de représenter un interlocuteur, je me trouvais relégué à la seule place réservée aux adversaires juifs d’Israël : celle de l’« idiot utile ».
Et « utile », je l’étais en effet. Les invitations pleuvaient sur mon bureau. Tout le monde voulait m’entendre dénoncer Israël l’innommable. À chaque fois, le scénario parisien se répétait. Soutien inconditionnel des auditeurs aux pires aberrations des fedayin (surtout les pires : les outrances extrêmes ne sont-elles pas la preuve d’une foi révolutionnaire inébranlable ?). Haine sans limites pour les Israéliens, quels qu’ils soient.
Peu à peu, il me devint impossible d’ignorer un antisémitisme insidieux et omniprésent, suintant à travers toutes ces déclarations enflammées de soutien et ces dénonciations aveugles. On vomissait d’abord les « sionistes », pour démasquer ensuite l’« emprise des sionistes » sur les médias et aboutir bientôt à mettre en cause la « domination mondiale sioniste ». Quand on me citait, c’était toujours en prenant soin de gommer préalablement les (trop rares) passages critiques envers les Palestiniens ou les directions arabes. Car ce n’étaient évidemment pas mes écrits qui les intéressaient, mais uniquement la possibilité de se servir de mon nom pour cautionner leur haine du Juif.
Jusqu’aux accords d’Oslo, j’ai vécu une situation de profond malaise. Horrifié par les attentats des Palestiniens, écœuré par leurs « amis ». Mais, me disais-je, comment refuser aux Palestiniens de lutter pour leurs droits ? Après la conclusion des accords, l’avenir parut subitement se dégager. Chacune des deux parties reconnaissait l’existence et la légitimité de l’autre.
Mais l’embellie fut de courte durée. Le sang continuait à couler, car les formations militaires dissidentes ou tolérées (sinon encouragées) par Arafat multipliaient les massacres en Israël, portant par la même occasion un coup mortel aux partisans israéliens d’une entente avec les Palestiniens. Impossible de ne pas voir que le leader palestinien jouait double jeu, refusant de désarmer les milices terroristes et prêchant la paix en anglais tout en appelant au djihad en arabe.
En ce qui me concerne, je crois bien que c’est le non-accord de Camp David qui me fit l’effet d’un révélateur. Impossible alors de ne pas voir qu’une fois de plus - ici, l’Histoire se répète - les dirigeants palestiniens avaient fui leurs responsabilités, trop lâches pour expliquer à leur peuple qu’il faut savoir mettre un terme au combat quand on a obtenu gain de cause sur l’essentiel. Tout comme ils ont toujours refusé de confronter leur histoire et d’assumer leur passé.
Car où sont-ils donc, les « nouveaux historiens » palestiniens qui parleraient à leur peuple des ventes de terres faites aux organisations sionistes par leurs propres leaders ? Et de la collusion du Mufti avec les Britanniques, avant qu’il ne devînt l’allié d’Hitler ? Et de la vénalité phénoménale des dirigeants palestiniens, qui fait que leur premier ministre Qoreï avait livré aux Israéliens le ciment du mur de séparation qu’il affectait de dénoncer ? Et de la propagande antisémite nauséabonde, axée sur les Protocoles, qui imbibe toutes les prises de positions palestiniennes depuis la Déclaration Balfour et qui restait toujours à l’honneur dans les manuels scolaires de l’Autorité palestinienne ? Et du mépris statutaire des Juifs, auxquels on ne pardonne pas de s’être émancipés de l’état de sujétion qui était le leur en Terre Sainte comme partout sous le règne du Croissant ?
Évoquant le mot d’ordre favori des manifestants arabes palestiniens des années vingt (« Les Juifs sont nos chiens »), j’ai rédigé un essai à ce sujet, intitulé Histoire de chiens. Eh bien ! Le conflit judéo-arabe se lit comme une « histoire de chiens » éternellement recommencée.
Que l’on puisse reprocher bien des torts à Israël, c’est l’évidence même. (Constatation qui gagne à être relativisée : y a-t-il un État au monde dont l’histoire soit à l’abri de toute critique ?) Mais, pour sortir de l’ornière, il faut que les Palestiniens aient le courage d’opter sans retour pour un avenir de coexistence avec les Israéliens et d’agir en conséquence. Tâche que nul ne peut accomplir à leur place.
NOTE :
1. Nathan Weinstock, Histoire de chiens. La dhimmitude dans le conflit israélo-palestinien, Fayard / Mille et une Nuits, 2004.
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