HILBERG : UNE MONUMENTALE ETUDE SUR LA DESTRUCTION DES JUIFS D'EUROPE
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La partition d'Hilberg
Nouvelle édition, augmentée et définitive, de «la Destruction des juifs d'Europe». Rencontre .
Par Natalie LEVISALLES
QUOTIDIEN : Jeudi 5 octobre 2006 - 06:00
Raul Hilberg La Destruction des juifs d'Europe Traduit de l'anglais par André Charpentier, Marie-France de Paloméra et Pierre-Emmanuel Dauzat. Nouvelle édition, Gallimard, «Folio histoire», trois volumes, 2402 pp., 10€ chaque.
Quarante-cinq ans après la première publication aux Etats-Unis, paraît en France l'édition «définitive» de la Destruction des juifs d'Europe , 2400 pages d'un travail fondateur, à la fois indépassé et toujours renouvelé, de l'historien Raul Hilberg. Le livre est divisé en trois volumes, dont le deuxième est tout entier occupé par les 990 pages du chapitre VIII, «Déportation». Les autres chapitres ont pour sujet la définition des victimes, l'expropriation, la concentration, les opérations mobiles de tuerie, les centres de mises à mort, les conséquences, les implications.
Né en 1926 dans une famille juive de Vienne, Raul Hilberg a émigré avec ses parents aux Etats-Unis à l'âge de 13 ans. Il en avait 19 quand il est revenu en Europe. Engagé dans l'armée américaine, il s'est un jour retrouvé, au siège du Parti national-socialiste, à ouvrir des caisses qui contenaient la bibliothèque personnelle de Hitler. Une anecdote qu'il raconte comme en passant mais aussi comme un signe du destin. C'est à peine trois ans plus tard qu'il se lance, pour ne plus jamais en sortir, dans ce qui était son sujet de thèse et qui devait devenir la seule obsession de sa vie. Nommé ensuite professeur à la toute petite université de Burlington, Vermont, il n'a jamais voulu en bouger, même quand la reconnaissance est venue et que les plus grandes universités lui ont, tardivement, fait un pont d'or.
Depuis 1948, Hilberg n'a donc cessé de travailler sur son sujet, qu'il avait divisé en trois étapes: la définition des juifs, leur concentration, leur anéantissement. Son hypothèse, explique l'historienne Annette Wieviorka (2), était «qu'il y avait en Allemagne des appareils et qu'on ne pouvait expliquer la destruction des juifs qu'en décrivant le fonctionnement de ces appareils». Pour faire cette description, il a essentiellement étudié les documents produits par les administrations et entreprises allemandes entre 1933 et 1945. Les 40 000 documents du procès de Nuremberg, mais aussi les archives polonaises, la presse allemande, les dossiers d'Allemands capturés... Sur le choix de ses sources, essentiellement allemandes, très peu juives, il explique: «Presque tous les monuments érigés aux Etats-Unis ou en Israël [... ], encyclopédies, musées, instituts, ont pour pierre angulaire l'attention portée à la victime et non à l'exécuteur [... ] mais c'est l'exécuteur qui avait la vue d'ensemble, pas la victime.»
De Hilberg, Annette Wieviorka dit: «Il a fait l'historiographie du génocide. Il a sacrifié sa vie et nous a fait un cadeau.» Eric Vigne, son éditeur depuis vingt ans, d'abord chez Fayard (en 1988), aujourd'hui chez Gallimard, se souvient d'avoir eu «immédiatement le sentiment d'un historien qui met en musique les données et donne le tempo du récit» . Il ajoute: «C'est une écriture blanche, pas de pathos, juste la violence des faits. C'est un des ouvrages qui charrient le mieux la violence de la Shoah. La violence naît de ce que cet événement totalement irrationnel découle d'un processus très rationalisé. Quand on le lit, ce n'est pas une histoire juive, elle concerne autant les pays d'Europe. C'est un livre qui n'autorise pas une privatisation de l'événement.»
Malgré ça, ou à cause de ça, cette oeuvre a d'abord été mal reçue. Pendant vingt ans, Hilberg a été snobé ou démoli par à peu près tout le monde, de l'establishment universitaire aux grands éditeurs, en passant par les gardiens de la pureté de la Shoah et Hannah Arendt. Quand la reconnaissance est finalement venue, à la fin des années 70, Hilberg a continué, imperturbablement, à mettre son travail à jour.
Dans cette dernière édition, on trouve de nouvelles données (en partie due à l'ouverture des archives de l'Est) sur les exécuteurs en Ukraine, les massacres en Lettonie, la SNCF en France, les banques suisses, les Tziganes, les partisans polonais et les «voisins chrétiens». Mais la conclusion est beaucoup plus pessimiste que dans la première version. On avait dit «plus jamais ça», écrit Hilberg, mais il y a eu le Cambodge, puis le Rwanda. «Le désastre des Tutsis s'est déroulé au vu et au su du monde... Le défi était lancé. Il n'a pas été relevé... l'histoire s'était répétée.»
Cette édition est «définitive». Votre travail est achevé ?
Moi, je peux être achevé, fatigué, mort, mais ce travail ne sera jamais achevé. Depuis que j'ai commencé ce livre, il s'est passé cinquante-huit ans, et quarante-cinq ans depuis la première édition. J'ai probablement lu plus de documents que n'importe quelle personne vivante, et même morte. J'ai travaillé sur des dizaines de milliers de documents, allemands essentiellement, et chaque document est très long à lire, tout ce qui est sur la page a une importance : la manière dont les choses sont dites, qui a écrit le document, à qui il est adressé, les commentaires dans la marge... Certains documents peuvent être compris à la première lecture, mais, pour d'autres, il m'a fallu vingt ans. Contrairement à la France ou à la Roumanie, l'Allemagne n'a jamais eu de Commissariat aux affaires juives. C'étaient les mêmes trains qui étaient utilisés pour la déportation des juifs et pour les départs en vacances des jeunesses hitlériennes. Pour cette raison, il faut lire d'énormes quantités de matériel avant que quelque chose apparaisse.
En cinquante-huit ans, comment a évolué l'idée que vous vous faites de votre travail ?
C'est toujours la même idée. Je suis très conservateur, dans ma vie privée comme en politique, même si Bush, pour qui j'ai voté, aime les gens très religieux, alors que je suis moi-même athée. Ma vie est un modèle de vie petite-bourgeoise. Quand, à l'âge de 22 ans et demi, j'ai décidé d'écrire sur ce sujet, j'ai construit un plan de vingt-deux pages, et c'est celui que j'utilise encore aujourd'hui. J'avais décidé de décrire, du début à la fin, comment tous ces gens avaient trouvé la mort au terme d'un processus qui s'est étalé sur douze ans. J'ai vu tout de suite qu'ils n'avaient pas de plan au départ, ils n'ont jamais vraiment eu de plan : en 1933, ils ne savaient pas ce qu'ils feraient en 1935, en 1935, ils ne savaient pas ce qu'ils feraient en 1938... Je ne fais pas partie de ces gens qui disent : Hitler savait dès le début ce qu'il allait faire. Il n'y avait pas de plan, mais il y avait une structure, et des étapes.
Première étape : définir le terme «juif», pour que les bureaucrates puissent appliquer la loi. Ça n'a été fait qu'en 1935. Avant, ils disaient non-aryen, c'était imprécis. Une fois qu'on a défini comme juif quelqu'un qui a trois ou quatre grands-parents juifs, c'est beaucoup plus simple. Ensuite, la confiscation des biens, étape n° 2. Puis le port de l'étoile jaune et la concentration dans les ghettos, étape n° 3. Et après ? On déporte, mais qui va être déporté en premier, et en second ? Comment envoyer ces gens dans les camps, c'est une entreprise énorme, surtout quand on n'a pas le budget pour. Ces étapes, je les ai vues dès le début, ce qui manquait, c'étaient les preuves, les documents. Ça m'a pris cinquante-huit ans.
Dans la Politique de la mémoire (3), votre autobiographie, vous comparez la manière dont vous écrivez à la musique de Beethoven.
Ça a beaucoup choqué les Allemands qui sont des gens très «compartimentés» ; pour eux, franchir les frontières est étrange et difficile. Ici, il y a en plus, le fait que Beethoven représente ce qu'il y a de meilleur, de plus beau. Et voilà que j'arrive en disant qu'écouter Beethoven m'aide à écrire sur l'Holocauste. Mais le fait est que je n'avais pas de modèle, et que l'écriture est une entreprise linéaire, comme la musique. J'écoutais Beethoven, et j'avais à décider comment présenter les développements, et comment présenter le «climax», l'instant dramatique suprême. Parce qu'il y a des moments «climactiques» dans cette histoire, et Beethoven est le maître des climax. Et ce rapprochement s'est montré incroyablement pertinent. La structure de mon livre a un très long mouvement central, intitulé «Déportation». Quand les Allemands ont commencé à déporter les gens, c'était un thème, avec des variations : chaque pays, a eu des déportations, mais elles se sont faites de manières différentes. Donc, il y a ici cet énorme chapitre, et là ce très long mouvement dans la Symphonie héroïque de Beethoven. A un moment, même si ce n'était pas totalement conscient, j'ai réalisé que j'avais douze chapitres et que le thème du premier chapitre revenait dans le douzième, celui du deuxième dans le onzième, du troisième dans le dixième... Je me suis dit : mais c'est comme un candélabre. Ça me tracassait, mais c'était comme ça. Je suis allé à la bibliothèque, et j'ai trouvé un livre de Lewis Lockwood, un musicologue, qui analysait le quatrième mouvement de la Symphonie héroïqu e comme une structure en candélabre. La raison pour laquelle les Allemands ont été effrayés, c'est que, si l'Holocauste a une structure qui ressemble à la structure d'une de leurs productions culturelles, totalement différente et totalement admirée, alors ils ne peuvent prendre leurs distances si facilement.
La Destruction... n'est toujours pas traduite en hébreu. Pourquoi ?
En novembre 2004, j'étais invité à une conférence à Jérusalem. Un jeune journaliste m'a demandé pourquoi aucun de mes livres n'était traduit en hébreu. Je lui ai dit : «Demandez aux gens de Yad Vashem» (le Mémorial des martyrs et héros de l'Holocauste, ndlr). Il était jeune, il a demandéet a eu une réponse évasive ( «On y pense» ), mais le dernier jour de la conférence, une responsable de Yad Vashem est venue me voir et m'a dit : «Nous allons faire cette traduction. Pourquoi pas avant ?» D'abord, parce que les Israéliens ont toujours voulu être au centre des études sur l'Holocauste. Ils voulaient être la voix définitive et exclusive. Ensuite, ils avaient une idée sur la manière dont l'Holocauste devait être présenté. L'Institut Yad Vashem a été fondé pour garder la mémoire du martyre et de l'héroïsme. Sauf que, si vous cherchez la définition de l'héroïsme dans n'importe quelle langue, ça ne correspond pas à plus de 1 % des victimes. Parce que les juifs n'ont pas eu le choix. Ce qui se disait, c'était : «Ne provoquez pas les Allemands, ce serait encore pire.» Mais Yad Vashem voulait de l'héroïsme pour que les Israéliens ne rejettent pas les juifs européens. Pour les jeunes Israéliens, c'étaient des lâches, et c'est pour ça qu'ils avaient été tués, eux se seraient défendus. C'est naturel : Israël a été créé pour être l'opposé de ce qu'étaient les juifs de la diaspora. Les Israéliens allaient s'armer, ne pas compter sur les autres, ni sur les lois, Dieu, rien de tout ça. Ils n'attendraient pas d'être attaqués, ils frapperaient avant. Du genre : que personne ne s'y trompe, si quelqu'un croit qu'il peut prendre deux otages et s'en tirer comme ça, il va voir, on bombarde. Mais, en même temps, ils ne voulaient pas laisser croire que leurs cousins d'Europe étaient une bande de minables. Donc, ils ont mis cet accent sur la résistance. Pas moi. Je ne dis pas qu'il n'y a rien eu, il y a eu quelques résistants, quelques Allemands tués, mais pas grand-chose.
Ça a pris deux générations pour mûrir, pour que les Israéliens se disent : les Américains font de la recherche, les Allemands et les Français aussi. On commence même à voir des recherches dans des endroits très inattendus, comme la Roumanie et la Hongrie. Les Israéliens ne peuvent plus monopoliser la recherche. Maintenant, c'est un siècle nouveau, un monde différent, on apprend qu'on ne peut pas se contenter d'envoyer des avions et de détruire des villes, on apprend qu'on ne peut pas toujours dire : nous, et seulement nous, savons ce qui est arrivé. C'est la maturité.
(1) Sauf Léon Poliakof, «le Bréviaire de la haine», en français. Et Gerald Reitlinger, «The Final Solution», Grande-Bretagne.
(2) «Le Procès de Nuremberg», Liana Levi.
(3) «Arcades», Gallimard.
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Raul Hilberg La Destruction des juifs d'Europe Traduit de l'anglais par André Charpentier, Marie-France de Paloméra et Pierre-Emmanuel Dauzat. Nouvelle édition, Gallimard, «Folio histoire», trois volumes, 2402 pp., 10€ chaque.
Quarante-cinq ans après la première publication aux Etats-Unis, paraît en France l'édition «définitive» de la Destruction des juifs d'Europe , 2400 pages d'un travail fondateur, à la fois indépassé et toujours renouvelé, de l'historien Raul Hilberg. Le livre est divisé en trois volumes, dont le deuxième est tout entier occupé par les 990 pages du chapitre VIII, «Déportation». Les autres chapitres ont pour sujet la définition des victimes, l'expropriation, la concentration, les opérations mobiles de tuerie, les centres de mises à mort, les conséquences, les implications.
Né en 1926 dans une famille juive de Vienne, Raul Hilberg a émigré avec ses parents aux Etats-Unis à l'âge de 13 ans. Il en avait 19 quand il est revenu en Europe. Engagé dans l'armée américaine, il s'est un jour retrouvé, au siège du Parti national-socialiste, à ouvrir des caisses qui contenaient la bibliothèque personnelle de Hitler. Une anecdote qu'il raconte comme en passant mais aussi comme un signe du destin. C'est à peine trois ans plus tard qu'il se lance, pour ne plus jamais en sortir, dans ce qui était son sujet de thèse et qui devait devenir la seule obsession de sa vie. Nommé ensuite professeur à la toute petite université de Burlington, Vermont, il n'a jamais voulu en bouger, même quand la reconnaissance est venue et que les plus grandes universités lui ont, tardivement, fait un pont d'or.
Depuis 1948, Hilberg n'a donc cessé de travailler sur son sujet, qu'il avait divisé en trois étapes: la définition des juifs, leur concentration, leur anéantissement. Son hypothèse, explique l'historienne Annette Wieviorka (2), était «qu'il y avait en Allemagne des appareils et qu'on ne pouvait expliquer la destruction des juifs qu'en décrivant le fonctionnement de ces appareils». Pour faire cette description, il a essentiellement étudié les documents produits par les administrations et entreprises allemandes entre 1933 et 1945. Les 40 000 documents du procès de Nuremberg, mais aussi les archives polonaises, la presse allemande, les dossiers d'Allemands capturés... Sur le choix de ses sources, essentiellement allemandes, très peu juives, il explique: «Presque tous les monuments érigés aux Etats-Unis ou en Israël [... ], encyclopédies, musées, instituts, ont pour pierre angulaire l'attention portée à la victime et non à l'exécuteur [... ] mais c'est l'exécuteur qui avait la vue d'ensemble, pas la victime.»
De Hilberg, Annette Wieviorka dit: «Il a fait l'historiographie du génocide. Il a sacrifié sa vie et nous a fait un cadeau.» Eric Vigne, son éditeur depuis vingt ans, d'abord chez Fayard (en 1988), aujourd'hui chez Gallimard, se souvient d'avoir eu «immédiatement le sentiment d'un historien qui met en musique les données et donne le tempo du récit» . Il ajoute: «C'est une écriture blanche, pas de pathos, juste la violence des faits. C'est un des ouvrages qui charrient le mieux la violence de la Shoah. La violence naît de ce que cet événement totalement irrationnel découle d'un processus très rationalisé. Quand on le lit, ce n'est pas une histoire juive, elle concerne autant les pays d'Europe. C'est un livre qui n'autorise pas une privatisation de l'événement.»
Malgré ça, ou à cause de ça, cette oeuvre a d'abord été mal reçue. Pendant vingt ans, Hilberg a été snobé ou démoli par à peu près tout le monde, de l'establishment universitaire aux grands éditeurs, en passant par les gardiens de la pureté de la Shoah et Hannah Arendt. Quand la reconnaissance est finalement venue, à la fin des années 70, Hilberg a continué, imperturbablement, à mettre son travail à jour.
Dans cette dernière édition, on trouve de nouvelles données (en partie due à l'ouverture des archives de l'Est) sur les exécuteurs en Ukraine, les massacres en Lettonie, la SNCF en France, les banques suisses, les Tziganes, les partisans polonais et les «voisins chrétiens». Mais la conclusion est beaucoup plus pessimiste que dans la première version. On avait dit «plus jamais ça», écrit Hilberg, mais il y a eu le Cambodge, puis le Rwanda. «Le désastre des Tutsis s'est déroulé au vu et au su du monde... Le défi était lancé. Il n'a pas été relevé... l'histoire s'était répétée.»
Cette édition est «définitive». Votre travail est achevé ?
Moi, je peux être achevé, fatigué, mort, mais ce travail ne sera jamais achevé. Depuis que j'ai commencé ce livre, il s'est passé cinquante-huit ans, et quarante-cinq ans depuis la première édition. J'ai probablement lu plus de documents que n'importe quelle personne vivante, et même morte. J'ai travaillé sur des dizaines de milliers de documents, allemands essentiellement, et chaque document est très long à lire, tout ce qui est sur la page a une importance : la manière dont les choses sont dites, qui a écrit le document, à qui il est adressé, les commentaires dans la marge... Certains documents peuvent être compris à la première lecture, mais, pour d'autres, il m'a fallu vingt ans. Contrairement à la France ou à la Roumanie, l'Allemagne n'a jamais eu de Commissariat aux affaires juives. C'étaient les mêmes trains qui étaient utilisés pour la déportation des juifs et pour les départs en vacances des jeunesses hitlériennes. Pour cette raison, il faut lire d'énormes quantités de matériel avant que quelque chose apparaisse.
En cinquante-huit ans, comment a évolué l'idée que vous vous faites de votre travail ?
C'est toujours la même idée. Je suis très conservateur, dans ma vie privée comme en politique, même si Bush, pour qui j'ai voté, aime les gens très religieux, alors que je suis moi-même athée. Ma vie est un modèle de vie petite-bourgeoise. Quand, à l'âge de 22 ans et demi, j'ai décidé d'écrire sur ce sujet, j'ai construit un plan de vingt-deux pages, et c'est celui que j'utilise encore aujourd'hui. J'avais décidé de décrire, du début à la fin, comment tous ces gens avaient trouvé la mort au terme d'un processus qui s'est étalé sur douze ans. J'ai vu tout de suite qu'ils n'avaient pas de plan au départ, ils n'ont jamais vraiment eu de plan : en 1933, ils ne savaient pas ce qu'ils feraient en 1935, en 1935, ils ne savaient pas ce qu'ils feraient en 1938... Je ne fais pas partie de ces gens qui disent : Hitler savait dès le début ce qu'il allait faire. Il n'y avait pas de plan, mais il y avait une structure, et des étapes.
Première étape : définir le terme «juif», pour que les bureaucrates puissent appliquer la loi. Ça n'a été fait qu'en 1935. Avant, ils disaient non-aryen, c'était imprécis. Une fois qu'on a défini comme juif quelqu'un qui a trois ou quatre grands-parents juifs, c'est beaucoup plus simple. Ensuite, la confiscation des biens, étape n° 2. Puis le port de l'étoile jaune et la concentration dans les ghettos, étape n° 3. Et après ? On déporte, mais qui va être déporté en premier, et en second ? Comment envoyer ces gens dans les camps, c'est une entreprise énorme, surtout quand on n'a pas le budget pour. Ces étapes, je les ai vues dès le début, ce qui manquait, c'étaient les preuves, les documents. Ça m'a pris cinquante-huit ans.
Dans la Politique de la mémoire (3), votre autobiographie, vous comparez la manière dont vous écrivez à la musique de Beethoven.
Ça a beaucoup choqué les Allemands qui sont des gens très «compartimentés» ; pour eux, franchir les frontières est étrange et difficile. Ici, il y a en plus, le fait que Beethoven représente ce qu'il y a de meilleur, de plus beau. Et voilà que j'arrive en disant qu'écouter Beethoven m'aide à écrire sur l'Holocauste. Mais le fait est que je n'avais pas de modèle, et que l'écriture est une entreprise linéaire, comme la musique. J'écoutais Beethoven, et j'avais à décider comment présenter les développements, et comment présenter le «climax», l'instant dramatique suprême. Parce qu'il y a des moments «climactiques» dans cette histoire, et Beethoven est le maître des climax. Et ce rapprochement s'est montré incroyablement pertinent. La structure de mon livre a un très long mouvement central, intitulé «Déportation». Quand les Allemands ont commencé à déporter les gens, c'était un thème, avec des variations : chaque pays, a eu des déportations, mais elles se sont faites de manières différentes. Donc, il y a ici cet énorme chapitre, et là ce très long mouvement dans la Symphonie héroïque de Beethoven. A un moment, même si ce n'était pas totalement conscient, j'ai réalisé que j'avais douze chapitres et que le thème du premier chapitre revenait dans le douzième, celui du deuxième dans le onzième, du troisième dans le dixième... Je me suis dit : mais c'est comme un candélabre. Ça me tracassait, mais c'était comme ça. Je suis allé à la bibliothèque, et j'ai trouvé un livre de Lewis Lockwood, un musicologue, qui analysait le quatrième mouvement de la Symphonie héroïqu e comme une structure en candélabre. La raison pour laquelle les Allemands ont été effrayés, c'est que, si l'Holocauste a une structure qui ressemble à la structure d'une de leurs productions culturelles, totalement différente et totalement admirée, alors ils ne peuvent prendre leurs distances si facilement.
La Destruction... n'est toujours pas traduite en hébreu. Pourquoi ?
En novembre 2004, j'étais invité à une conférence à Jérusalem. Un jeune journaliste m'a demandé pourquoi aucun de mes livres n'était traduit en hébreu. Je lui ai dit : «Demandez aux gens de Yad Vashem» (le Mémorial des martyrs et héros de l'Holocauste, ndlr). Il était jeune, il a demandéet a eu une réponse évasive ( «On y pense» ), mais le dernier jour de la conférence, une responsable de Yad Vashem est venue me voir et m'a dit : «Nous allons faire cette traduction. Pourquoi pas avant ?» D'abord, parce que les Israéliens ont toujours voulu être au centre des études sur l'Holocauste. Ils voulaient être la voix définitive et exclusive. Ensuite, ils avaient une idée sur la manière dont l'Holocauste devait être présenté. L'Institut Yad Vashem a été fondé pour garder la mémoire du martyre et de l'héroïsme. Sauf que, si vous cherchez la définition de l'héroïsme dans n'importe quelle langue, ça ne correspond pas à plus de 1 % des victimes. Parce que les juifs n'ont pas eu le choix. Ce qui se disait, c'était : «Ne provoquez pas les Allemands, ce serait encore pire.» Mais Yad Vashem voulait de l'héroïsme pour que les Israéliens ne rejettent pas les juifs européens. Pour les jeunes Israéliens, c'étaient des lâches, et c'est pour ça qu'ils avaient été tués, eux se seraient défendus. C'est naturel : Israël a été créé pour être l'opposé de ce qu'étaient les juifs de la diaspora. Les Israéliens allaient s'armer, ne pas compter sur les autres, ni sur les lois, Dieu, rien de tout ça. Ils n'attendraient pas d'être attaqués, ils frapperaient avant. Du genre : que personne ne s'y trompe, si quelqu'un croit qu'il peut prendre deux otages et s'en tirer comme ça, il va voir, on bombarde. Mais, en même temps, ils ne voulaient pas laisser croire que leurs cousins d'Europe étaient une bande de minables. Donc, ils ont mis cet accent sur la résistance. Pas moi. Je ne dis pas qu'il n'y a rien eu, il y a eu quelques résistants, quelques Allemands tués, mais pas grand-chose.
Ça a pris deux générations pour mûrir, pour que les Israéliens se disent : les Américains font de la recherche, les Allemands et les Français aussi. On commence même à voir des recherches dans des endroits très inattendus, comme la Roumanie et la Hongrie. Les Israéliens ne peuvent plus monopoliser la recherche. Maintenant, c'est un siècle nouveau, un monde différent, on apprend qu'on ne peut pas se contenter d'envoyer des avions et de détruire des villes, on apprend qu'on ne peut pas toujours dire : nous, et seulement nous, savons ce qui est arrivé. C'est la maturité.
(1) Sauf Léon Poliakof, «le Bréviaire de la haine», en français. Et Gerald Reitlinger, «The Final Solution», Grande-Bretagne.
(2) «Le Procès de Nuremberg», Liana Levi.
(3) «Arcades», Gallimard.
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