LES JUIFS ....LES INNOMABLES
En parlant des «Innommables», l'écrivain martiniquais exprime une blessure coloniale.
Raphaël Confiant et le nom nié
Par Jeanne WILTORD
QUOTIDIEN : mardi 12 décembre 2006
par Jeanne Wiltord psychiatre et psychanalyste.
5 réactions
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avec
Raphaël Confiant est un écrivain martiniquais au succès incontestable. A la suite de la visite de l'humoriste Dieudonné à la fête de Front national, un texte intitulé «La faute (pardonnable) de Dieudonné» a circulé sous sa signature sur l'Internet, dans lequel il se défend d'y «faire de la psychanalyse sauvage». Ce texte me paraît être un exemple remarquable de la distorsion du langage qui structure certaines subjectivités et de la gravité des dérives racistes auxquelles elle peut conduire. Il rejoint les propos d'un militant FN qui justifiait son adhésion au discours du dirigeant de ce parti parce que, disait-il, «avec lui c'est la peau qui pense»...
Nées à partir du XVe siècle avec le capitalisme marchand, des sociétés racialisées et esclavagistes se sont organisées sur un mode ségrégatif en privilégiant un trait de différence visible du réel du corps au détriment de la dimension symbolique de la parole qui limite et pacifie le rapport des humains à une jouissance mortifère. C'est l'une des conséquences les plus pernicieuses de ce mode de colonisation.
Dans les sociétés antillaises, l'esclavage a été aboli depuis 1848 (avec la recommandation explicite d'«oublier» le passé colonial). Ce malaise ne cesse pas d'être repérable en dépit du statut de département français acquis en 1946. L'intérêt porté par des psychanalystes aux conséquences subjectives de ce malaise colonial ne relève pas d'une démarche exotique. Ce qu'il est convenu d'appeler «subjectivité moderne» ainsi que certaines manifestations du malaise social actuel des sociétés européennes industrialisées peut être l'occasion d'entendre la «modernité» de questions posées dans «l'ailleurs» des sociétés coloniales et restées, de ce fait, impensées dans les métropoles.
Dans son texte, Raphaël Confiant a la prétention de «penser l'identité multiple». Cela se réduit à rabattre le métissage sur une évidence biologique, celle d'un mélange de «sang blanc» et de «sang noir» (1 %, 70 %, etc.) et à assigner «les gens comme Dieudonné» à être des produits, mélanges de «part blanche» et de «part noire». Dans la scène primitive que nous propose ainsi Raphaël Confiant, «camembert» est le nom d'une mère. Evacuée la dimension du langage qui fonde la sexualité humaine, éliminée la dimension du désir d'un homme et d'une femme. L'utérus est le lieu d'origine des humains.
La lecture du texte de Confiant, Martiniquais dont certains ancêtres ont été des esclaves affranchis, nécessite de préciser l'analyse faite du mot «innommable». «Innommables», les Juifs sont ainsi nommés par le mot même qui leur dénie la dignité d'être nommés. Il nous faut ici prendre en compte deux moments constitutifs de l'histoire moderne de l'Europe où une violence majeure a été opérée sur la question du nom : l'esclavage colonial et racialisé et le nazisme.
Du XVIe au XIXe siècle, la traite esclavagiste racialisée a supprimé le système de nomination des esclaves et leur inscription dans une filiation. Estampage et attribution de noms-prénoms non-transmissibles choisis par les maîtres étaient la norme pour les esclaves. L'augmentation du nombre des enfants métis, venue perturber l'ordre social colonial, n'a pas cessé de provoquer les réactions défensives du groupe des maîtres et la production de textes de loi excluant ces enfants, illégitimes pour la plupart, même affranchis de la transmission du nom de famille de leurs pères-maîtres. Certains textes sont allés jusqu'à interdire que les descendants d'esclaves portent des noms de Blancs.
A la perte réelle de cet élément symbolique majeur a fait suite, à l'abolition de l'esclavage en 1848, l'attribution généralisée aux affranchis par la République française de noms de famille. La plupart devenaient ainsi, en quelque sorte, adoptés par la République. Cette modalité d'inscription à l'état civil n'a pas toujours permis de donner des noms propres auxquels le sujet doit pouvoir accorder sa confiance pour se fonder.
Au XXe siècle, l'effacement des noms de famille des Juifs, des Tziganes, l'estampage de numéros matricules dans les camps de concentration, la recherche de signes visibles de reconnaissance ont été des éléments de la politique de déshumanisation et d'extermination de ces populations par les nazis.
Quand Confiant substitue au mot «Juif» le mot «Innommable», il fait une double opération. L'une, qui à l'évidence cherche, comme les nazis l'ont fait, à assimiler les Juifs à des objets qui inspirent le dégoût. Mais à s'en tenir à la dimension du sens, nous risquons de ne pas entendre ce que cette opération de substitution, qui efface un nom (Juif) pour le, remplacer par un adjectif substantivé (Innommable), nous révèle d'autre. Du lieu où «ça» pense à l'insu de Raphaël Confiant, ce texte nous donne à lire les lettres d'une question restée en souffrance, celle du nom dans sa fonction de nom propre. Est-il alors possible de penser qu'avec les Juifs, qui donnent une place centrale à la question du nom et du texte, Raphaël Confiant a trouvé l'objet qui donne consistance à sa haine envieuse ?
Certaines expressions qui valorisent un trait identificatoire visible, celles par exemple de «France multicolore» , de «Mozart noir» (pour ne pas nommer le chevalier de Saint-Georges, musicien du XVIIIe siècle, resté méconnu parce que mulâtre), certains tapages médiatico-politiques accompagnant la présence de journalistes «noirs» à la télévision, trouvent en France un écho consensuel dans le discours social et politique. Masquant la réalité des difficultés complexes posées à l'idéal républicain par l'intégration de Français dont l'immigration s'inscrit dans l'histoire coloniale, cet engouement coloriste nous indique la fascinante séduction que peut exercer la jouissance dans le champ scopique. Le privilège donné dans le social à un élément visible du corps est toujours le signe d'une dégradation de la dimension symbolique de la parole et du langage dont les conséquences ne manquent pas d'être meurtrières.
Raphaël Confiant et le nom nié
Par Jeanne WILTORD
QUOTIDIEN : mardi 12 décembre 2006
par Jeanne Wiltord psychiatre et psychanalyste.
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Raphaël Confiant est un écrivain martiniquais au succès incontestable. A la suite de la visite de l'humoriste Dieudonné à la fête de Front national, un texte intitulé «La faute (pardonnable) de Dieudonné» a circulé sous sa signature sur l'Internet, dans lequel il se défend d'y «faire de la psychanalyse sauvage». Ce texte me paraît être un exemple remarquable de la distorsion du langage qui structure certaines subjectivités et de la gravité des dérives racistes auxquelles elle peut conduire. Il rejoint les propos d'un militant FN qui justifiait son adhésion au discours du dirigeant de ce parti parce que, disait-il, «avec lui c'est la peau qui pense»...
Nées à partir du XVe siècle avec le capitalisme marchand, des sociétés racialisées et esclavagistes se sont organisées sur un mode ségrégatif en privilégiant un trait de différence visible du réel du corps au détriment de la dimension symbolique de la parole qui limite et pacifie le rapport des humains à une jouissance mortifère. C'est l'une des conséquences les plus pernicieuses de ce mode de colonisation.
Dans les sociétés antillaises, l'esclavage a été aboli depuis 1848 (avec la recommandation explicite d'«oublier» le passé colonial). Ce malaise ne cesse pas d'être repérable en dépit du statut de département français acquis en 1946. L'intérêt porté par des psychanalystes aux conséquences subjectives de ce malaise colonial ne relève pas d'une démarche exotique. Ce qu'il est convenu d'appeler «subjectivité moderne» ainsi que certaines manifestations du malaise social actuel des sociétés européennes industrialisées peut être l'occasion d'entendre la «modernité» de questions posées dans «l'ailleurs» des sociétés coloniales et restées, de ce fait, impensées dans les métropoles.
Dans son texte, Raphaël Confiant a la prétention de «penser l'identité multiple». Cela se réduit à rabattre le métissage sur une évidence biologique, celle d'un mélange de «sang blanc» et de «sang noir» (1 %, 70 %, etc.) et à assigner «les gens comme Dieudonné» à être des produits, mélanges de «part blanche» et de «part noire». Dans la scène primitive que nous propose ainsi Raphaël Confiant, «camembert» est le nom d'une mère. Evacuée la dimension du langage qui fonde la sexualité humaine, éliminée la dimension du désir d'un homme et d'une femme. L'utérus est le lieu d'origine des humains.
La lecture du texte de Confiant, Martiniquais dont certains ancêtres ont été des esclaves affranchis, nécessite de préciser l'analyse faite du mot «innommable». «Innommables», les Juifs sont ainsi nommés par le mot même qui leur dénie la dignité d'être nommés. Il nous faut ici prendre en compte deux moments constitutifs de l'histoire moderne de l'Europe où une violence majeure a été opérée sur la question du nom : l'esclavage colonial et racialisé et le nazisme.
Du XVIe au XIXe siècle, la traite esclavagiste racialisée a supprimé le système de nomination des esclaves et leur inscription dans une filiation. Estampage et attribution de noms-prénoms non-transmissibles choisis par les maîtres étaient la norme pour les esclaves. L'augmentation du nombre des enfants métis, venue perturber l'ordre social colonial, n'a pas cessé de provoquer les réactions défensives du groupe des maîtres et la production de textes de loi excluant ces enfants, illégitimes pour la plupart, même affranchis de la transmission du nom de famille de leurs pères-maîtres. Certains textes sont allés jusqu'à interdire que les descendants d'esclaves portent des noms de Blancs.
A la perte réelle de cet élément symbolique majeur a fait suite, à l'abolition de l'esclavage en 1848, l'attribution généralisée aux affranchis par la République française de noms de famille. La plupart devenaient ainsi, en quelque sorte, adoptés par la République. Cette modalité d'inscription à l'état civil n'a pas toujours permis de donner des noms propres auxquels le sujet doit pouvoir accorder sa confiance pour se fonder.
Au XXe siècle, l'effacement des noms de famille des Juifs, des Tziganes, l'estampage de numéros matricules dans les camps de concentration, la recherche de signes visibles de reconnaissance ont été des éléments de la politique de déshumanisation et d'extermination de ces populations par les nazis.
Quand Confiant substitue au mot «Juif» le mot «Innommable», il fait une double opération. L'une, qui à l'évidence cherche, comme les nazis l'ont fait, à assimiler les Juifs à des objets qui inspirent le dégoût. Mais à s'en tenir à la dimension du sens, nous risquons de ne pas entendre ce que cette opération de substitution, qui efface un nom (Juif) pour le, remplacer par un adjectif substantivé (Innommable), nous révèle d'autre. Du lieu où «ça» pense à l'insu de Raphaël Confiant, ce texte nous donne à lire les lettres d'une question restée en souffrance, celle du nom dans sa fonction de nom propre. Est-il alors possible de penser qu'avec les Juifs, qui donnent une place centrale à la question du nom et du texte, Raphaël Confiant a trouvé l'objet qui donne consistance à sa haine envieuse ?
Certaines expressions qui valorisent un trait identificatoire visible, celles par exemple de «France multicolore» , de «Mozart noir» (pour ne pas nommer le chevalier de Saint-Georges, musicien du XVIIIe siècle, resté méconnu parce que mulâtre), certains tapages médiatico-politiques accompagnant la présence de journalistes «noirs» à la télévision, trouvent en France un écho consensuel dans le discours social et politique. Masquant la réalité des difficultés complexes posées à l'idéal républicain par l'intégration de Français dont l'immigration s'inscrit dans l'histoire coloniale, cet engouement coloriste nous indique la fascinante séduction que peut exercer la jouissance dans le champ scopique. Le privilège donné dans le social à un élément visible du corps est toujours le signe d'une dégradation de la dimension symbolique de la parole et du langage dont les conséquences ne manquent pas d'être meurtrières.
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