Monday, March 19, 2007

Pierre Birnbaum : "L'Etat ne joue plus son rôle intégrateur"








u 9 février au 9 mars 1807, il y a tout juste deux cents ans, soixante et onze dignitaires juifs étaient réunis à l'Hôtel de Ville de Paris à la demande de Napoléon pour discuter de la compatibilité entre la loi juive et le code civil. Les travaux de ce "Grand Sanhédrin" - baptisé ainsi en référence à la cour de justice de la Jérusalem antique - sont censés inspirer la future législation impériale à l'égard des juifs. Il s'agit de la dernière étape de la réorganisation globale des rapports entre l'Etat et les différents cultes commencée sous le Consulat avec les catholiques et les protestants.




Dans L'Aigle et la synagogue (Fayard, 294 p., 22 €), l'historien et sociologue Pierre Birnbaum revient sur la politique de Napoléon à l'égard des juifs de France, en analyse les conséquences à long terme et s'intéresse au souvenir qui en a été conservé par la mémoire juive et l'historiographie savante depuis deux siècles. Avec cet ouvrage, l'auteur poursuit une réflexion engagée depuis plus de trente ans sur la construction de l'Etat, la définition de la citoyenneté et l'expression des identités, notamment religieuses, dans l'espace public.


Comment situez-vous le moment napoléonien dans l'histoire du judaïsme français ?


Comme un moment profondément contradictoire. D'un côté, Napoléon est le continuateur des Lumières. Pour lui, la religion doit être inféodée à l'Etat et il donne à l'Etat les moyens de contrôler les Eglises. Il confie aux prêtres, aux pasteurs et plus tard aux rabbins des responsabilités quasi policières, en leur demandant de dénoncer ceux qui critiquent sa politique. D'un autre côté, il rompt avec l'héritage révolutionnaire en rétablissant la suprématie du catholicisme, qui est officiellement proclamé "religion de la très grande majorité des Français". La France redevient, pour beaucoup d'historiens, une "monarchie chrétienne", et une très nette hiérarchie s'établit entre les chrétiens et les juifs. Certes, une distinction demeure entre les catholiques et les protestants - il est dit par exemple que l'empereur ne peut être que catholique - mais elle est minime par rapport au fossé qui les sépare des juifs.


Vous évoquez un "profond tournant régressif de la France révolutionnaire et républicaine"...


Oui. Voyez les mesures prises en 1808. A côté de la création des consistoires, qui s'inspirent des structures hiérarchiques qui régissent les cultes catholique et protestant, ces mesures sont profondément discriminatoires : c'est ainsi que les rabbins, à la différence des curés et des pasteurs, ne sont pas rémunérés par l'Etat ils le seront à partir de 1831. Et puis il y a surtout le fameux "décret infâme" de mars 1808, qui fait des juifs des citoyens de second rang. On leur impose des conditions particulières pour l'obtention de patentes (ce qui revient à pénaliser leurs activités commerciales), on restreint leur liberté de s'installer où bon leur semble, et on leur interdit - à eux seuls - de se faire remplacer comme soldats. C'est une remise en cause du principe d'égalité conquis d'arrache-pied en 1791, quand les juifs ont été émancipés et sont devenus citoyens.


Est-ce à dire que le bilan de l'époque impériale est, pour les juifs, uniquement négatif ?


C'est un débat qui divise les historiens et les milieux juifs depuis le début du XIXe siècle. Pour les uns, les institutions consistoriales créées sous l'Empire ont permis d'institutionnaliser et d'unifier le judaïsme français, et surtout de favoriser l'assimilation des juifs à la nation française. Au crédit de Napoléon, on cite également la libération des ghettos, notamment dans l'est de l'Europe, ce qui est vrai à condition de rappeler que les rabbins de ces régions ont très vite souligné les conséquences, à leurs yeux souvent négatives, de cette libération. On a aussi pendant longtemps célébré Napoléon comme un père du sionisme en racontant, ce qui est complètement faux, que Napoléon avait pour projet de recréer le royaume d'Israël en Palestine... Pour les autres, au contraire, Napoléon est accusé d'avoir asséché la diversité et l'inventivité du judaïsme français en soumettant l'ensemble des consistoires à l'autorité du consistoire central de Paris, lui-même sévèrement contrôlé par l'Etat.


Vous insistez tout particulièrement sur le rôle personnel de Napoléon...


Absolument. Dans sa politique à l'égard des juifs, Napoléon s'est clairement inspiré des idées de la contre-révolution, en particulier de celles de Louis de Bonald, auteur en 1806 d'un article intitulé "Sur les juifs" qu'il a lu attentivement. Il faut regarder de près les déclarations hallucinantes que prononce l'empereur dans l'enceinte solennelle du Conseil d'Etat. Il compare les juifs à des "sauterelles", à des "chenilles", à des "corbeaux", il les décrit comme les nouveaux "féodaux", comme une "population d'espions" ! Ce qui, au passage, permettra à des antisémites notoires comme Drumont, Céline ou Darquier de Pellepoix (commissaire général aux questions juives de 1942 à 1944) de se réclamer ouvertement de Napoléon.

Cette attitude est d'autant plus incompréhensible que, à l'occasion du Sanhédrin comme des séances de l'Assemblée de notables juifs qui s'est tenue de 1806 à 1808, les juifs n'ont cessé de proclamer leur volonté de s'intégrer. On leur pose des questions totalement incongrues. On leur demande s'ils sont polygames, s'ils considèrent les Français comme leurs frères, et s'ils acceptent de mourir pour la patrie. Imaginez le désarroi de ces gens qui vivent souvent au coeur de la cité depuis parfois des siècles et respectent ses lois. Ils vont pourtant répondre point par point. Leurs réponses sont sans ambiguïté. Elles s'inspirent de la célèbre lettre de Jérémie qui incite les juifs de la diaspora à se soumettre aux lois du pays dans lequel ils se trouvent, conformément au principe selon lequel "la loi du pays est la loi" (en hébreu "dina de malkhuta dina"). Le Sanhédrin n'aura donc servi à rien. En tout cas, il n'a pas convaincu Napoléon de traiter les juifs à égalité avec les autres citoyens.

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Vous dites "Napoléon", en prenant soin tout au long du livre de ne pas assimiler par une forme de métonymie la personne de l'empereur à l'Etat...


C'est en effet un point capital et qui m'intéresse tout particulièrement comme sociologue des élites. Car en prenant des mesures attentatoires à l'égalité, Napoléon tourne le dos aux principes de son code civil et refuse la logique de l'Etat universaliste. Or au même moment des conseillers d'Etat et des préfets lui résistent. "Vous ne pouvez pas mettre en oeuvre une politique qui va à l'encontre de l'universalité de la loi et qui distingue plusieurs catégories de citoyens", lui disent-ils en substance. Quand on sait qu'ils ont en face d'eux le maître absolu de l'Europe, l'homme qui a fait leur carrière et qui peut la défaire aussi rapidement, on mesure leur courage et leur audace intellectuelle. C'est ce courage qui a fait largement défaut sous Vichy alors qu'on aurait pu s'attendre à ce que des décennies de socialisation républicaine - dont n'avaient pas bénéficié, par définition, les hauts fonctionnaires de l'époque impériale - empêchent en masse les grands serviteurs de l'Etat de tourner le dos à la vocation de l'Etat. Cette défaillance des élites républicaines, qui reste pour moi un véritable mystère sociologique, a eu souvent des conséquences dramatiques à long terme sur la manière dont les juifs français vivent leur vie de citoyens français.





Que voulez-vous dire ?


Tout simplement que de nombreux juifs ont quelque peu perdu confiance en un Etat qui, contrairement à sa vocation, les a abandonnés. Or, depuis, l'Etat s'est fragmenté, vassalisé, parcellisé. Il a partiellement renoncé, surtout depuis les années 1970-1980, à jouer le rôle intégrateur qui était le sien auparavant. Le corollaire, c'est le retour à la société civile, la résurgence des identités collectives - régionales, linguistiques ou religieuses - que l'Etat, fort de sa vocation universaliste, tenait un peu à l'écart. Les juifs comme les non-juifs s'engagent, peut-être plus volontiers qu'avant, pour certains en tout cas, dans la redécouverte de leur histoire, dans un retour au religieux, en se repliant parfois sur des mémoires particulières.


Cela fait penser à ce "multiculturalisme ouvert et libéral" que vous décriviez dans La France imaginée (Fayard, 1998). Reconnaître "la légitimité des appartenances culturelles particulières" en évitant "le communautarisme clos", écriviez-vous... Est-ce là la vraie rupture avec l'héritage napoléonien ?


En un sens oui, car le moment napoléonien a marqué une étape importante dans le renforcement de l'Etat et la mise à distance des particularismes. Le défi actuel est, me semble-t-il, de maintenir la logique de l'Etat fort - c'est-à-dire rester attaché à l'égalité des citoyens, à la méritocratie républicaine, aux services publics - sans pour autant empêcher l'épanouissement des mémoires particulières. A partir du moment où elles ne s'expriment pas de façon outrancière, où leur expression n'est pas une remise en cause de la prééminence de la loi civile, qui fonde le pacte républicain, il n'y a aucune raison de s'alarmer.

Ce qui m'inquiète beaucoup, en revanche, c'est de constater l'utilisation de plus en plus fréquente, par les hommes politiques comme par les journalistes, du concept de "communauté" pour aborder cette question de la légitimité des identités. Il faut dire une fois pour toutes que les communautés - c'est-à-dire des ensembles fermés ayant une existence juridique et exerçant un contrôle juridictionnel sur leurs membres - n'ont en France aucune existence d'un point de vue sociologique. Or, à force d'en parler, on finit par penser qu'elles existent et on crée des lignes de fracture qui n'ont pas lieu d'être. Les travaux de sociologie montrent au contraire que les identités ne sont pas réifiées et que les individus revendiquent des identités multiples et changeantes. L'Etat a tort d'instaurer un dialogue avec les représentants de supposées communautés culturelles, linguistiques ou religieuses, car c'est en les prenant comme interlocuteurs qu'il légitime leur existence.

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Propos recueillis par Thomas Wieder

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