Saturday, June 23, 2007

Jacques Vergès : « ma vérité

Jacques Vergès : « ma vérité »
CROUSSE,NICOLAS
jeudi 21 juin 2007, 07:06

Sujet central du portrait réalisé par Barbet Schroeder (L'avocat de la terreur, en salles depuis hier), Jacques Vergès sort aujourd'hui de sa réserve, pour réagir aux attaques, directes ou feutrées, que charrie le documentaire du réalisateur du Mystère von Bullow. Schroeder fut longtemps sous le charme de Vergès. Il n'est pas loin d'en être aujourd'hui son bourreau. En pointant des critiques, exprimées dans le MAD d'hier, sur l'opportunisme d'un homme suspecté de trahison à sa cause. Réactions. Que pensez-vous du film que Barbet Schroeder vient de vous consacrer ?
Je pense que c'est un film très intéressant, pour l'essentiel. Parce que ce film évoque un demi-siècle de guerres de libérations, d'insurrections, de terrorisme d'une part, de répressions sauvages et de tortures de l'autre. Et tout cela à travers ma personne et les procès auxquels j'ai participé. C'est d'autant plus intéressant que nous sommes malheureusement à l'orée d'un nouveau demi-siècle où cela va continuer.
Schroeder nous dit dans le MAD d'hier que le film a été dans un premier temps un peu difficile à avaler pour vous.
Là-dessus, il raconte les choses un peu à sa façon. Il y a dans ce très bon film des détails qui sont hors-sujet et qui m'agacent. Par exemple, cette histoire d'amourette qu'il imagine entre madame Kopp (NDLR : Magdalena Kopp, qui sévit dans les années 70 et 80 dans les Cellules Révolutionnaires est-allemandes et auprès de Carlos, dont elle deviendra la compagne) et moi-même. J'ai pour madame Kopp la plus grande affection, mais ça n'a jamais été une liaison. Si monsieur Schroeder a des problèmes dans ce domaine, qu'il ne me les refile pas sous mon nom. La deuxième chose, c'est qu'il évoque longuement le découvert bancaire que j'ai eu. Je ne vois pas l'intérêt de l'évoquer. Il a, en plus, publié en fin du documentaire une série de portraits de chefs d'état africains qualifiés de dictateurs en disant que j'étais leur avocat, ce qui est inexact puisque quand un type est dictateur, prétendument, et qu'il est au pouvoir, il n'est pas poursuivi. Mais tout cela, ce sont des détails par rapport au sujet principal, qui est la guerre révolutionnaire d'un côté, la répression sauvage de l'autre, et l'aspect judiciaire que cela a pris avec ma participation.
Schroeder vous compare à Bukowski, à qui il a consacré un documentaire. C'est, dit-il, « tout l'opposé de Vergès, qui est l'ennemi de la vérité ».
« Ma » vérité obsède manifestement Barbet Schroeder. Il tourne autour et il ne la trouve pas. Que voulez-vous que j'y fasse ? Il faut qu'il fasse un effort plus grand. Quand il m'a proposé ses conditions de tournage, qui supposaient de lui laisser le final cut, des amis m'ont dit « mais tu vas te faire piéger, comme il a piégé Idi Amin Dada ! ». Je réponds : je ne suis pas Idi Amin Dada. Pour moi l'intérêt, si ce film est fait sur moi, les quatre cinquième du film me concerneront. Et j'apparaîtrai tel que je suis, sans langue bifide ni longue queue par derrière. Le discours que j'y tiendrai sera le mien. On pourra m'approuver ou me blâmer à partir de mes discours, et non pas à partir de rumeurs. De ce point de vue, j'ai eu raison. J'apparais dans le film tel que je suis.
Carlos témoigne dans le documentaire. Il vous y considère un peu comme une sorte d'ami qui est devenu un traître.
Je ne réagis pas. Je pense que l'exhibition de monsieur Carlos se suffit à elle-même. Et d'autre part, les règles professionnelles m'interdisent de polémiquer avec un type qui a été mon client pendant quelques mois.
Schroeder vous perçoit comme un personnage de roman balzacien. A moins que ce ne soit de Malraux ?
Ecoutez, je ne me perçois ni comme de Balzac, ni comme de Malraux. Je n'essaie de ressembler à aucun personnage de roman connu. J'obéis aux caprices de mon coeur. Je ne considère pas ma profession comme un ascenseur social, mais comme un moyen d'assumer le plus d'humanité, c'est ce que j'essaie de faire. Notre profession, c'est la plus belle. Parce qu'elle nous permet d'assumer le plus possible d'humanité. Nous sommes le confident du bourreau et de sa victime. De l'escroc et de l'imbécile. De la femme frigide et de la nymphomane. Et chaque fois, par un effort d'empathie, nous devons nous efforcer de comprendre. Comprendre n'est pas excuser, loin de là, mais c'est donner un sens à ce qui arrive, en particulier pour la société. Or, quand on prend la position de comprendre, l'opinion considère que vous êtes complice de votre client. Pas vrai ! Si on ne comprend pas le cheminement par lequel un homme semblable à nous est arrivé à commettre des actes effrayants, nous privons la société d'une réflexion sur les moyens de prévenir le retour de tels événements. En Algérie, nous avons un jeune résistant qui s'appelait Aussares, qui avait fait une dissertation connue et très remarquée sur les époques de Virgile. Et dix ans après, on le retrouve à Alger torturant toutes les nuits et assassinant tous les matins. Comment cela a pu se produire ? Sans excuser monsieur
Aussares, on se dit qu'une des raisons était en tout cas que le gouvernement a confié à l'armée une tâche de police pour laquelle l'armée n'était pas faite ; a refusé aux prisonniers rebelles le bénéfice des conventions de Genève ; n'a pas limité dans le temps la garde à vue des prisonniers. Voilà la leçon qui peut être tirée pour la société : si les Américains avaient tiré cette leçon pour l'Irak, ils auraient commis moins de conneries.
Cette leçon sur la complexité humaine, Schroeder la tire également à votre sujet. En vous transformant, via le témoignage de votre vieil ami Siné, en tueur potentiel, capable non pas de rentrer dans des commandos sanglants, mais bien de pousser sur un bouton pour exécuter un ordre.
J'ai tué des gens pendant trois ans, de 1942 à 1945, comme soldat puis comme sergent dans les forces françaises libres. Je me suis battu, et quand on se bat pendant la guerre, on tue des gens. La seule chose, c'est de tuer des gens sans haine, et surtout sans attenter à leur dignité.
Dans son interview au Soir, Schroeder s'exprime sur les huit années de votre disparition. Pour lui, si on « lit « bien le film, la raison de cette disparition est transparente : « il y a un personnage qui revient tout le temps sur l'écran et il n'y a aucun doute sur les agissements de Vergès ». Si on « lit « bien, ce personnage ne pourrait être que Waddi Haddad !?
Ecoutez, là-dessus, Barbet Schroeder devrait être beaucoup plus prudent dans ses élucubrations. Ce sont ces aspects du film qui m'agacent, mais qui ne nuisent pas à la vision d'ensemble qu'exprime le film. J'ai d'autres exemples sur ces soi-disant scoops. Un jour, il demande à des Cambodgiens si j'ai été au Cambodge. Ces Cambodgiens ne peuvent répondre que non. Et ça ne prouve donc rien. Autre exemple : il demande à un fonctionnaire des services spéciaux de la DGSE si je travaille pour la DGSE. Le type répond : si c'est le cas, on ne peut pas vous le dire. Ca veut donc dire aussi bien oui que non. C'est n'importe quoi !
Que représente, rétrospectivement, les années de votre disparition, dans votre vie ?
Un moment très important. Je comparerais ça aux sentiments que pouvait éprouver maître Apulée, avocat au barreau de Carthage, dans l'Antiquité, quand il est revenu de son voyage autour de la Méditerranée et qu'il a raconté dans les Métamorphoses.
Schroeder explique qu'il s'est heurté lors du montage de son film à des résistances de la part de nombreuses télévisions, qui vous percevraient comme un antisémite.
Les médias, surtout en France, sont domestiqués. C'est une vérité de La Palice. Nous vivons dans une dictature soft, mais très assidue, de la pensée. En ce qui concerne l'antisémitisme, c'est une rigolade. Beaucoup de mes amis sont des juifs. Quand vous condamnez Israël pour telle ou telle action, vous voilà bombardé antisémite. C'est ridicule.
Schroeder vous perçoit comme un homme victime de ses engagements. Vous commencez par accepter le principe des bombes algériennes « de résistance »... et vous êtes ensuite pris dans un engrenage, et dit-il « on en arrive aux bombes et à Carlos ». En somme, « on est cuit ».
Ne parlons pas de Carlos, qui n'a été mon client que pendant quatre ou cinq mois. Mais ceci étant, les autres personnages qu'on voit dans le film, de Anis Naccache à George Ibrahim Abdallah, ce sont des personnages nobles. La principale différence entre eux et le FLN, c'est que le FLN a gagné la guerre, et pas les Palestiniens. Quand on gagne la guerre, on est glorieux. Quand on ne la gagne pas, on est des assassins. Ce qui fait l'honorabilité des gens, c'est la victoire. Elle est là, la fameuse différence entre une bombe noble, comme dit Barbet Schroeder, et une bombe qui ne le serait pas. La bombe est l'arme des vaincus, des plus faibles.
Comment voyez-vous l'évolution historique du terrorisme, depuis l'après-guerre jusqu'à aujourd'hui ?
Aux lendemains de la dernière guerre, manifestement les vainqueurs n'avaient rien compris. Ils n'avaient pas compris que le temps du colonialisme pur et dur était passé. Alors, ils ont essayé de reconquérir des pays devenus rebelles. C'est la guerre du Vietnam, avec le désastre pour la France de Dien Bien Phu. C'est, pour l'Algérie, le désastre final, la défaite morale de la France dans cette affaire. Et aujourd'hui, ça recommence. Le relais est pris par d'autres. Ce sont les Etats-Unis qui envahissent l'Irak avec un prétexte mensonger, tout le monde le sait, et qui ont réussi à créer le chaos. C'est le chaos en Afghanistan. C'est le feu qui prend en Palestine et au Liban.
Qu'est-ce que vous aimeriez que l'histoire retienne de vous ?
Mon épitaphe ? Que l'on dise : ci-gît un vivant.

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