Sunday, January 08, 2006

COMME BENBASSA, L'HISTORIEN PIERRE VIDAL-NAQUET SE PRONONCE CONTRE LA LOI GAYSSOT QUI REPRIME LE NEGATIONNISME

Pierre Vidal-Naquet, 75 ans, historien et helléniste. Pourfendeur de la torture pendant la guerre d'Algérie, il n'a jamais cessé depuis de combattre toutes les falsifications.
L'antimythe
par Judith RUEFFQUOTIDIEN : vendredi 06 janvier 2006






C'est un traître et un obsédé. «Trahir, c'est faire l'histoire», dit-il. La trahison est chez lui une obsession féconde, qui le fait «historien des pieds à la tête», comme dit un de ses amis. Ne jamais être prisonnier de ses sources, garder la distance, son premier outil de travail, ne pas se laisser emporter par ses convictions ou ses empathies. Un autre de ses amis le voit habité d'un peu recommandable «fantasme de vérité». Il faut bien qu'il acquiesce, tant la chose est évidente. S'il tentait de nier, ses textes sont là, qui témoignent contre lui. Comme celui qu'il a écrit sur un personnage plutôt douteux, Flavius Josèphe, un Juif de la cour de Néron, «que chez moi on appelle familièrement Jojo». Ce traître à son peuple (opposé à la révolte des Juifs de Césarée contre Rome) est comme le double antique de Pierre Vidal-Naquet, «juif par volonté de continuer l'histoire» et «complètement athée».

Dates
Pierre Vidal-Naquet en 7 dates 23 juillet 1930 Naissance à Paris. 15 mai 1944 Arrestation de ses parents. 1964 Suicide de son frère Claude. 1966 Entre à l'Ecole des hautes études, où il enseignera trente ans. 1987 Les Assassins de la mémoire (Seuil). 2002 Le Miroir brisé (Les Belles lettres). 2005 L'Atlantide (Les Belles lettres).
L'érudit loue un appartement dans le XIXe arrondissement de Paris où il vit avec sa femme Geneviève, historienne elle aussi. Ils se sont mariés à l'église et ont eu trois fils. Sur l'amour, il «ne dira rien», et c'est définitif. Pas de livres d'art antique chez le spécialiste universellement connu du monde hellénistique, à peine quelques reproductions. Il vit de sa retraite d'universitaire et de ses droits d'auteur polémique et prolixe. Il a été un ponte plutôt atypique du milieu, finissant sa carrière comme directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a des tics de prof, épelle toujours les noms propres. Dit des gros mots, comme «salaud», «couillonnade». Ne porte pas la légion d'honneur qu'il a eu «la faiblesse d'accepter», au grand étonnement de ses proches. Etre très méchant avec quelqu'un, pour lui, c'est le traiter de menteur en public. Il ne peut pas imaginer pire. Il se méfie des corporations et des partis. Son engagement à gauche est ciblé, précis comme des notes de bas de page.
Un des moments les plus cocasses de sa vie : il rédige un certificat de moralité à un officier à la retraite qui portait malencontreusement le même nom que l'assassin de Maurice Audin et était persécuté par des voisins. Maurice Audin ? Un jeune prof de maths communiste d'Alger enlevé par les parachutistes français, torturé, étranglé puis officiellement porté disparu après une tentative d'évasion. On est en 1957. Vidal-Naquet est alors un jeune assistant à la fac de Caen, militant actif contre la guerre d'Algérie. Il reçoit une lettre de Josette Audin qui n'a aucune nouvelle de son mari. Naissance du «comité Maurice Audin», fondé avec des collègues et amis, des intellectuels qui ne sont pas tous de gauche. Première enquête d'«histoire immédiate» : «J'ai travaillé avec l'obsession qu'il se soit vraiment évadé.» Une intuition le guide : «Son silence était inexplicable.» Il recherche les «traîtres», ces responsables écartés du pouvoir qui vont lui fournir les pièces à conviction pour établir l'assassinat. Premier livre, comme un cri, son «J'accuse» : l'Affaire Audin, entièrement réécrit par le directeur des éditions de Minuit, Jérôme Lindon. Cinquante ans plus tard, Vidal-Naquet est toujours admiratif de Josette. «L'affaire de la torture a été la première grande cause de ma vie.» Il s'agit de revanche. De ne pas accepter que la France, tout juste sortie de l'Occupation allemande, fasse la même chose en Algérie. De ne pas admettre que des Français torturent comme les nazis l'ont fait. De ne pas laisser enlever et tuer un père de famille coupable de ses seules convictions politiques.
La cause creuse profond dans le labyrinthe personnel. Le 15 mai 1944, Lucien et Margot Vidal-Naquet, ses parents, sont arrêtés par la Gestapo à leur domicile marseillais. Pierre et sa soeur Aline, avertis à temps, ne rentrent pas chez eux. Son frère François réussit à s'échapper. Margot jette le petit Claude, qui n'a que quelques mois, dans les bras d'une voisine. Le couple est déporté à Auschwitz deux semaines plus tard. De son père, avocat de renom issu d'une famille patriote dreyfusarde et laïque, Pierre Vidal-Naquet dit aujourd'hui qu'«il ne supportait pas l'idée de fuir» et qu'«il a eu tout à fait tort». Adolescent orphelin au sortir de la guerre, il a longtemps eu l'espoir du retour de Lucien et Margot. Un temps, il a aimé se bercer de l'idée que Lucien avait été déporté pour ses liens avec la Résistance, et non comme juif, lui qui détestait les rabbins. Idée vite abandonnée face à tant de preuves du contraire. Sa vocation a plusieurs racines dont l'une plonge tout droit dans un souvenir paternel. «En 42 ou 43, mon père m'a fait lire un texte de Chateaubriand: "C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire, alors paraît l'historien chargé de la vengeance des peuples." Je ne suis pas Chateaubriand et je ne suis pas chargé de venger les peuples», mais cette phrase l'a frappé. Lui reste un côté justicier, défenseur de la veuve et l'orphelin.
Le téléphone sonne, c'est Leïla Shahid, alors représentante de l'Autorité palestinienne à Paris. Ils se connaissent depuis les accords d'Oslo, ce «chef-d'oeuvre» désormais englouti. Ses positions propalestiniennes lui valent quelques solides inimitiés, il se vante même d'avoir été classé parmi les trois plus grands ennemis d'Israël en France. Tant de bêtise l'amuserait plutôt. «Pas sioniste pour deux sous», il ne peut cependant s'empêcher «d'être attaché à ce pays». Il ne déteste pas l'Etat hébreu mais sa politique coloniale, au point d'avoir comparé Sharon à Massu. «Je combats l'idéologie nationaliste.» Le plus terrible, dit ce pourfendeur des mythes dangereux et mensongers, ce n'est pas l'erreur, mais de se croire le peuple élu.
Son boulot d'historien, c'est démystifier. Qu'il étudie la démocratie athénienne, loin d'être parfaite puisqu'elle exclut les femmes et les esclaves, et qui «n'est pas un modèle mais un germe». Qu'il se penche sur l'Atlantide («mon meilleur bouquin, et sans doute le dernier»), pour décrypter l'invention platonicienne du continent perdu et y voir le signe précurseur du délire national-socialiste. Même chose quand il écrabouille moralement Robert Faurisson et les négationnistes du génocide nazi. «Une des fiertés de ma vie.»
A 75 ans, il en a quelques-unes. Celle d'avoir écrit, à Fayence, dans sa maison du Midi, les deux ou trois livres qui lui tenaient à coeur. D'être auteur de plus de quarante préfaces et «recordman» du nombre de lettres envoyées au Monde. Il continue de pondre des articles savants ou militants, sort peu mais reçoit beaucoup de coups de fil. Il suit l'actualité scrupuleusement. Du président algérien Bouteflika, il dit que «c'est un escroc de petite envergure». Il a signé des deux mains la protestation d'un collectif d'historiens contre la loi qui prévoit l'enseignement des «aspects positifs de la colonisation» ­ «un coup de bluff scandaleux des députés qui l'ont voté en catimini». Il est aussi contre la loi Gayssot, qui interdit la négation de la Shoah. Ces lois qui prétendent faire son métier à sa place, ça le met en rogne.

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