ALAIN FINKIELKRAUT EN REVELATEUR DES PASSIONS... LES BOBOS ABANDONNERAIENT-ILS LEURS DOGMES
Pic d'émotions à France-Culture. Le débat du 28 novembre, dans l'émission "Les matins", entre Alain Finkielkraut et Sylvain Bourmeau, a donné lieu à une avalanche de courriers électroniques comme jamais la station n'en avait reçu. Le jour même et le lendemain, 427 auditeurs se ruent sur leur ordinateur (une trentaine suivront les jours d'après), alors qu'en moyenne les invités de cette tranche horaire sont gratifiés d'une dizaine de courriels.
La polémique enclenchée par l'interview d'Alain Finkielkraut au journal israélien Haaretz le 17 novembre, où le philosophe réaffirme un décryptage ethnico-religieux des violences urbaines — prenant alors à rebours l'explication par la désespérance sociale, communément admise — reçoit ainsi une résonance stupéfiante à France-Culture. Cette émotion est amplifiée par la rumeur d'une démission forcée du producteur de "Répliques" à la suite de la plainte déposée par le MRAP pour "incitation et provocation à la haine raciale" — plainte retirée quand le philosophe présente une sorte d'excuse lors d'une interview à Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1 le 25 novembre.
Quelle lecture peut-on faire de cette cristallisation des sentiments des auditeurs de France-Culture autour du philosophe ? Et surtout, quel contrepoint donne-t-elle à l'opinion des médias, généralement assez critiques, qui ont rendu compte de l'article d'Haaretz ?
Cet emballement peut être apprécié à plus d'un titre. D'abord, le caractère électrique de la réaction : toute la journée du 28 novembre, et même tard au coeur de la nuit, les messages giclent sur les sites de la radio. Les auditeurs prennent parti sur ce qu'ils ont entendu — un échange intellectuel — et n'évoquent que marginalement les étapes qui ont précédé. Quelques-uns disent n'avoir jamais écrit à la radio auparavant, mais que cette fois "la coupe est pleine".
Les positions sont tranchées : sur 457 messages, 355 (78 %) constituent des déclarations enflammées pour ou contre Alain Finkielkraut et/ou ses idées ; et seulement 9 (2 %) expriment un certain balancement sur ce qu'il faut penser des arguments échangés. Restent 93 messages (20 %) aux contenus hétérogènes : 22 d'entre eux ciblent Alexandre Adler qui, à la fin de l'émission, a menacé de démissionner de France-Culture si Alain Finkielkraut devait partir — un geste qui chauffe bravos et huées ; 26 messages s'adressent aux autres chroniqueurs ; 20 encensent ou plus rarement déplorent l'organisation d'un tel débat ; les autres sont des demandes d'information. Les courriels, loin d'être des billets lapidaires, encodent des considérations plus ou moins longues sur le sujet du jour. Autre signe : l'usage d'un vocabulaire des affects dans la compassion ou l'insulte. Beaucoup d'auditeurs découvrent au réveil ce qui arrive à Alain Finkielkraut, et ignorent les motifs de la "chasse aux sorcières" dont il est l'objet : ils se disent " ahuris", "éberlués", "navrés", "peinés", "émus", "indignés", "médusés", "outrés". L'un écrit : "J'ai souffert pour Alain Finkielkraut et France-Culture." D'autres donnent dans un registre opposé : le philosophe est "un pseudo-intellectuel", "il radote", "il pète les plombs" ; s'il part, "bon débarras !". La fougue de l'écriture internaute bat ici son plein.
Les arguments à charge contre l'intellectuel maison sont d'ordre politique : il est tenu pour "réactionnaire", "raciste", "extrémiste", "dogmatique" ; "il souffle sur les braises", il est "dans sa bulle, mais le peuple d'en bas en a marre", il est "the voice of America", "pro-israélien". Deux thèmes reviennent fréquemment. En premier lieu, l'appartenance d'Alain Finkielkraut à une élite hautaine, imbue d'elle-même, narcissique (ses "grands airs de républicain outragé"), qui s'autoprotège dans ses réseaux, et accapare les médias au service de sa propre cause. Les internautes se lancent alors dans des considérations passionnées qui expriment la défiance bien connue vis-à-vis des médias qui font l'opinion. D'autres taxent Alain Finkielkraut de confusion et d'exaltation, car, tout en dénonçant l'idéologie de la victimisation — grand sujet de controverse aujourd'hui —, il serait lui même mû par le chantage à l'émotion et à la victimisation. Les critiques formulées par Sylvain Bourmeau sur son approche littéraire des faits sociaux et sur sa méconnaissance du terrain (des banlieues) sont modestement relayées dans la prose des auditeurs. L'un d'entre eux signale que "sa pensée est incorrecte, fausse aux yeux de nombreux praticiens de terrain qui connaissent la complexité de la situation, à mille lieues des raccourcis médiatiques".
Les chemins empruntés par les soutiens à Alain Finkielkraut sont variés et vont au-delà de la personnalité du philosophe. Une grande partie des auditeurs plébiscitent le penseur, souvent qualifié de raffiné. Certains précisent, en s'appuyant parfois sur leur expérience de la banlieue, qu'ils trouvent ses analyses "pertinentes". D'autres y souscrivent sans en accepter nécessairement toutes les facettes, mais la démarche "courageuse" qui "tente de réfléchir en toute liberté de pensée à nos vrais problèmes", "qui résiste aux idées reçues, à la paresse intellectuelle, à la tentation bien-pensante, à la vulgate de la pensée unique", qui "analyse les échecs majeurs de l'école", force le respect et la sympathie. En contraste, l'attitude de Sylvain Bourmeau, jugé parfois "procureur" et "obscurantiste", en a raidi plus d'un.
Certains auditeurs, "sans partager sa vision sur les émeutes de quartier" trouvent qu'il est important d'assurer à Alain Finkielkraut la place qu'il occupe à France-Culture. De façon générale, les courriels en sa faveur constituent un hymne à la liberté d'expression ("J'ai écouté avec une certaine émotion Finkie (!) ce matin. Se jouait là tout simplement la liberté de penser"..., s'exclame une auditrice) et à la recherche exigeante des outils pour comprendre les sociétés modernes — attitude dont il est généreusement crédité. "Alain Finkielkraut m'a accompagné, stimulé, guidé dans mon propre cheminement. Parfois aussi dérouté, et même agacé. Comme il arrive dans toute relation profonde et vivante. Dites-lui bien qu'il n'est pas tout seul à être tout seul", écrit un auditeur "ex-formateur pour adultes immigrés", fortement engagé à gauche. Il dit "sa gratitude et son estime" : un message qui illustre bien le ton des partisans.
Quels leviers soutiennent de tels emportements ?
France-Culture fait partie des médias dits de référence. Dans un environnement où la collecte d'information est dispersée et le zapping intellectuel une habitude, ceux-ci possèdent encore un noyau dur de familiers, d'aficionados qui s'identifient à leur contenu et qui, par leur fréquentation assidue, manifestent à leur encontre une profonde loyauté. Les internautes ici engagés correspondent à ce profil. La lecture de leurs messages apprend qu'ils connaissent les grilles de la radio, son histoire interne (plusieurs, par exemple, font allusion au départ forcé de Miguel Benasayag en 2004), s'y branchent presque chaque jour. Beaucoup d'entre eux sont ou ont été des auditeurs réguliers de "Répliques". On remarque aussi une vraie déférence à l'égard de la culture savante et de l'érudition, et donc des intellectuels aptes à les enrichir et à les "élever". Leur engagement dans le débat du 28 novembre se pose en prolongement d'une implication affective dans la vie de la station.
Les engagements sont aussi affaire de milieu. Ces internautes, lorsqu'ils s'identifient, se présentent tous comme appartenant au monde de l'éducation ou de l'action sociale, ou à d'autres métiers intellectuels. Beaucoup s'affirment de gauche ou suggèrent qu'ils le sont. Ils ne semblent en rien en décalage avec ce que l'on sait du public de France-Culture (54 % d'actifs, 45 % de catégories socioprofessionnelles supérieures) et de ce qu'on imagine de sa sensibilité politique. Au total, ils incarnent à la perfection "ces bobos, sociologues et travailleurs sociaux", vilipendés par Alain Finkielkraut dans son interview à Haaretz car, selon lui, ils "pratiquent le déni", notamment à l'égard de l'école, et sont obnubilés par l'idée d'excuser les émeutiers par les discriminations. Des couches cultivées, habituellement ardentes à défendre la pensée post-marxiste, qui devraient se retrouver dans la posture de Sylvain Bourmeau, autre producteur de France-Culture, directeur adjoint des Inrockuptibles.
Or les scores de la mobilisation internaute ripent exactement en sens contraire : 267 messages (75 %) gratifient Alain Finkielkraut d'un vif soutien, 88 (25 %) le critiquent violemment. Les couches cultivées, en plein désarroi intellectuel, seraient-elles en train de changer de logiciel ? Auraient-elles saisi l'occasion de ce débat pour laisser transparaître au grand jour, en intervenant dans l'espace public, l'expression de leur évolution et de leurs interrogations? Viendraient-elles à leur tour gonfler un mouvement d'opinion déjà assez installé ?
L'explication de l'emballement des auditeurs autour d'Alain Finkielkraut réside dans cet entre-deux : loyauté et respect envers un producteur qui symbolise l'esprit de la radio, et changement de l'opinion majoritaire chez les couches cultivées ? Continuité ou séisme intellectuel ? Si tel était ce dernier cas, les passions médiatiques sont promises à un bel avenir.
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Sociologue, Monique Dagnaud est directrice de recherche CNRS/EHESS. Ses travaux portent notamment sur les médias. Elle est également présidente de l'association Hubert Beuve-Méry
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