SARTRE, GENET, DIEUDONNE
SARTRE, GENET, DIEUDONNE
PAR MICHEL GURFINKIEL
Pendant une quarantaine d’années, de la Libération
jusqu’à sa mort en 1980, Jean-Paul Sartre fut le plus
célèbre des intellectuels français. L’oeuvre semblait
monumentale : elle allait de la philosophie (L’Etre et
le Néant) au théâtre (Huis Clos, Le Diable et le Bon
Dieu), de l’autobiographie (Les Mots) à la critique
littéraire (Baudelaire, Flaubert) et de celle-ci au
journalisme (sa propre revue, Les Temps Modernes, le
quotidien Libération première manière, dont il assuma
la direction en 1972, et enfin les médias nationaux,
trop heureux d’obtenir sa signature).
Mais le personnage fascinait plus encore que l’œuvre.
Sartre fut un génie de la pose : une sorte de
clochard magnifique, qui vivait chez sa mère ou à
l’hôtel, et écrivait sur le zinc des Deux Magots,
entouré de beaux esprits et de jolies filles ; un
Fregoli qui arbora longtemps la veste de tweed et la
pipe du professeur d’université qu’il n’était pas,
avant de préférer le polo sans grâce et le blouson
sans forme de l’ouvrier qu’il n’était pas non plus ;
un polémiste tantôt cinglant, tantôt teigneux, qui
avait décidé d’incarner la morale ou l’antimorale de
son temps, une éthique de la liberté absolue, sans
Dieu ni maître, au delà de Nietzsche et de Marx ; un
apôtre, avec sa compagne Simone de Beauvoir, de ce
qui allait devenir la révolution sexuelle ; le
théoricien et le praticien obsessionnel de
l’engagement politique, compagnon de route des régimes
totalitaires (l’URSS de Khrouchtchev, la Chine de Mao)
puis défenseur de leurs victimes ; l’apologiste de Mai
1968 mais aussi le parrain de Bernard Kouchner et des
premiers French doctors. Ces rôles successifs, souvent
contradictoires, toujours outrés, il les choisissait
avec une sorte de feeling infaillible, avec
l’intuition parfaite de ce qui allait plaire à la
jeunesse étudiante et donc en imposer au reste du
microcosme lettré français et occidental. Son coup de
maître fut évidemment de refuser le prix Nobel en
1964. Ce qui le mettait, d’emblée, au-dessus de ceux
qui l’avaient accepté, qu’il s’agît – pour ne citer
que les Français - de Roger Martin du Gard ou d’André
Gide, de François Mauriac ou d’Albert Camus, ou encore
de Saint-John Perse…
Les années ont passé. L’œuvre a vieilli. Sartre, à
l’évidence, ne fut pas un créateur, mais – là aussi,
ou là avant tout – un poseur, c’est-à-dire un
imitateur, qui démarqua Heidegger en philosophie
(L’Etre et le Néant renvoie à Etre et Temps, le
premier livre important du professeur de Fribourg),
Montherlant et Faulkner au théâtre, Steinbeck et Dos
Passos en matière romanesque ou journalistique, et qui
chercha, avec une pathétique vanité d’agrégé, à égaler
Marx et Freud à la fois dans l’univers de la critique.
Il ne parvint jamais à formuler une idée véritablement
originale, véritablement novatrice, restant en deçà
de Lévi-Strauss, de Barthes, de Foucault, et même d’un
Nizan qu’il eut du moins le mérite de sauver de
l’oubli. Stylistiquement, il resta désespérément un "
bon élève " des lycées bourgeois, au verbe aisé mais
bien mis, " qualité France ", incapable de suivre dans
leurs révolutions le médiocre Céline et l’éblouissant
Michaux. Quant au personnage, il ne fait plus guère
illusion. Sauf sur quelques points, notamment le
philosémitisme.
En 1946, Sartre avait publié les Réflexions sur la
question juive, où il affirmait que le juif n’existait
que dans le regard de l’antisémite. Une thèse que l’on
pouvait contester à divers égards, mais qui avait le
mérite, au lendemain de l’Holocauste, de placer les
responsabilités là où elles étaient : ce n’étaient pas
les juifs qui faisaient " problème ", mais bien ceux
qui les avaient assassinés. Dès 1948, Sartre avait
pris parti pour l’Etat d’Israël. Il n’a pas cessé,
par la suite, de défendre son droit à l’existence et à
la sécurité, au risque de se séparer sur ce point,
après 1968, de ses amis maoïstes. A la fin de sa vie,
il a suivi avec beaucoup d’attention - et même une
sorte d’humilité – l’évolution de son disciple et
secrétaire Pierre Victor, alias Benny Levy, qui était
en train de redécouvrir son identité juive et le
Talmud. Il n’est pas moins significatif que son
successeur à la tête des Temps modernes soit Claude
Lanzmann, auteur de deux films exceptionnels à thème
juif : Shoa et Tsahal.
Mais ce philosémitisme est lui-même souillé par
l’intérêt passionné que Sartre manifeste envers Jean
Genêt. Ivan Jablonka, agrégé d’histoire et de
philosophie, vient de retracer l’affaire dans Les
Vérités inavouables de Jean Genet (Editions du
Seuil).
Sartre rencontre Genêt, petit délinquant qui se mêle
de littérature, en 1944 : au moment même où il écrit
les Réflexions sur la question juive. Il le fait
publier chez Gallimard, et lui consacre en 1952 un
livre de six cents quatre-vingt-douze pages – le plus
gros qu’il ait jamais écrit -, Saint Genêt, comédien
et martyr. Etrange et assez sordide fascination pour
quelqu’un qui pourrait être à bien des égards un
anti-Sartre, mais dans lequel le philosophe veut au
contraire trouver un super-Sartre. Là où Sartre
fustige les " salauds " qui vivent sans morale, Genêt
se fait gloire, précisément, d’une immoralité absolue
: d’être homosexuel et masochiste (passe encore) , de
s’être prostitué (admettons), d’avoir volé et fait de
la prison (profil parfait de victime de la société),
d’avoir trompé et grugé ses amis (amusant), de ne
jamais avoir été tenté par le repentir (bravo), et
enfin, suprême transgression, d’avoir été un
sympathisant du nazisme et antisémite (audacieux).
Sartre passe outre, absout, encense : selon lui, Genêt
pratiquerait en fait une immoralité " ironique ". Même
à propos des juifs. Ceux qui, dans la France
d’après-guerre, commencent à s’apitoyer sur les
victimes de l’Holocauste ne sont-ils pas souvent les
mêmes qui, hier, applaudissaient aux mesures raciales
de Vichy ? En faisant semblant d’être antisémite, lui
aussi, et de l’être bien plus crûment qu’ils ne le
sont, le " comédien " Genêt les démasquerait et à leur
ferait perdre contenance… Reste à prouver que Genêt
est bien un ironiste. Les pièces du dossier sont
accablantes. Dès 1942, il écrit un poème à la gloire
des SS. En 1944, il glorifie les miliciens, les
soldats allemands, et l’officier " doté d’un visage
assez doux, plutôt sympathique ", qui a organisé le
massacre d’Oradour-sur-Glane. En 1949, il fait
l’apologie de l’Holocauste : " Une plante merveilleuse
de beauté… dont les pétales tordus, retroussés,
montrant le rouge et le rose sous un soleil d’enfer se
nomment… Maïdanek, Belsen, Auschwitz, Mauthausen,
Dora… " . Fort logiquement, il milite ensuite aux
côtés des nationalistes arabes de tout acabit, pour la
" liquidation de l’Etat d’Israël ".
Sartre savait tout cela. Il n’en a pas tenu compte.
Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il est clair
qu’il admirait un Genet qui, dans le genre académique,
avait au moins autant de talent que lui, et qui était
de surcroît sincère, atrocement sincère. Genêt était
réellement allé " au-delà du bien et du mal ",
c’est-à-dire plus près du mal que du bien. Sa liberté
sexuelle avait une ampleur que Sartre – avec ses
comptes d’apothicaire sur les horaires impartis à ses
diverses maîtresses – n’atteignit jamais. Mais
surtout, Genêt était un " sujet " , le seul sujet
vraiment contemporain (avec celui du juif, et mieux
celui-là) que Sartre ait jamais pu s’approprier, un
personnage sui generis à mettre en scène, à commenter,
à ériger en idéal-type – l’équivalent d’un Caliban,
d’un Don Quichotte, d’un Sganarelle, d’un Gavroche.
Bref, dans une " carrière " littéraire, une aubaine,
et peut-être même l’aubaine suprême. Voilà qui valait
bien de délaisser, momentanément, ces juifs par
ailleurs tant aimés.
Les idées, même fausses, ont des conséquences. Et les
écrivains, même surfaits, une influence. Les poses de
Sartre furent pour beaucoup dans les poses de 1968, et
les dérives post-révolutionnaires ou paratotalitaires
qui s’ensuivirent. La complaisance du judéophile
Sartre envers le judéophobe Genêt apparaît , à plus
long terme, comme l’une des sources, ou des
explications, du grand retour contemporain de
l’antisémitisme en Occident. Derrière Saint-Genêt,
c’est déjà Saint-Dieudonné qui pointe.
© Michel Gurfinkiel, 2006
PAR MICHEL GURFINKIEL
Pendant une quarantaine d’années, de la Libération
jusqu’à sa mort en 1980, Jean-Paul Sartre fut le plus
célèbre des intellectuels français. L’oeuvre semblait
monumentale : elle allait de la philosophie (L’Etre et
le Néant) au théâtre (Huis Clos, Le Diable et le Bon
Dieu), de l’autobiographie (Les Mots) à la critique
littéraire (Baudelaire, Flaubert) et de celle-ci au
journalisme (sa propre revue, Les Temps Modernes, le
quotidien Libération première manière, dont il assuma
la direction en 1972, et enfin les médias nationaux,
trop heureux d’obtenir sa signature).
Mais le personnage fascinait plus encore que l’œuvre.
Sartre fut un génie de la pose : une sorte de
clochard magnifique, qui vivait chez sa mère ou à
l’hôtel, et écrivait sur le zinc des Deux Magots,
entouré de beaux esprits et de jolies filles ; un
Fregoli qui arbora longtemps la veste de tweed et la
pipe du professeur d’université qu’il n’était pas,
avant de préférer le polo sans grâce et le blouson
sans forme de l’ouvrier qu’il n’était pas non plus ;
un polémiste tantôt cinglant, tantôt teigneux, qui
avait décidé d’incarner la morale ou l’antimorale de
son temps, une éthique de la liberté absolue, sans
Dieu ni maître, au delà de Nietzsche et de Marx ; un
apôtre, avec sa compagne Simone de Beauvoir, de ce
qui allait devenir la révolution sexuelle ; le
théoricien et le praticien obsessionnel de
l’engagement politique, compagnon de route des régimes
totalitaires (l’URSS de Khrouchtchev, la Chine de Mao)
puis défenseur de leurs victimes ; l’apologiste de Mai
1968 mais aussi le parrain de Bernard Kouchner et des
premiers French doctors. Ces rôles successifs, souvent
contradictoires, toujours outrés, il les choisissait
avec une sorte de feeling infaillible, avec
l’intuition parfaite de ce qui allait plaire à la
jeunesse étudiante et donc en imposer au reste du
microcosme lettré français et occidental. Son coup de
maître fut évidemment de refuser le prix Nobel en
1964. Ce qui le mettait, d’emblée, au-dessus de ceux
qui l’avaient accepté, qu’il s’agît – pour ne citer
que les Français - de Roger Martin du Gard ou d’André
Gide, de François Mauriac ou d’Albert Camus, ou encore
de Saint-John Perse…
Les années ont passé. L’œuvre a vieilli. Sartre, à
l’évidence, ne fut pas un créateur, mais – là aussi,
ou là avant tout – un poseur, c’est-à-dire un
imitateur, qui démarqua Heidegger en philosophie
(L’Etre et le Néant renvoie à Etre et Temps, le
premier livre important du professeur de Fribourg),
Montherlant et Faulkner au théâtre, Steinbeck et Dos
Passos en matière romanesque ou journalistique, et qui
chercha, avec une pathétique vanité d’agrégé, à égaler
Marx et Freud à la fois dans l’univers de la critique.
Il ne parvint jamais à formuler une idée véritablement
originale, véritablement novatrice, restant en deçà
de Lévi-Strauss, de Barthes, de Foucault, et même d’un
Nizan qu’il eut du moins le mérite de sauver de
l’oubli. Stylistiquement, il resta désespérément un "
bon élève " des lycées bourgeois, au verbe aisé mais
bien mis, " qualité France ", incapable de suivre dans
leurs révolutions le médiocre Céline et l’éblouissant
Michaux. Quant au personnage, il ne fait plus guère
illusion. Sauf sur quelques points, notamment le
philosémitisme.
En 1946, Sartre avait publié les Réflexions sur la
question juive, où il affirmait que le juif n’existait
que dans le regard de l’antisémite. Une thèse que l’on
pouvait contester à divers égards, mais qui avait le
mérite, au lendemain de l’Holocauste, de placer les
responsabilités là où elles étaient : ce n’étaient pas
les juifs qui faisaient " problème ", mais bien ceux
qui les avaient assassinés. Dès 1948, Sartre avait
pris parti pour l’Etat d’Israël. Il n’a pas cessé,
par la suite, de défendre son droit à l’existence et à
la sécurité, au risque de se séparer sur ce point,
après 1968, de ses amis maoïstes. A la fin de sa vie,
il a suivi avec beaucoup d’attention - et même une
sorte d’humilité – l’évolution de son disciple et
secrétaire Pierre Victor, alias Benny Levy, qui était
en train de redécouvrir son identité juive et le
Talmud. Il n’est pas moins significatif que son
successeur à la tête des Temps modernes soit Claude
Lanzmann, auteur de deux films exceptionnels à thème
juif : Shoa et Tsahal.
Mais ce philosémitisme est lui-même souillé par
l’intérêt passionné que Sartre manifeste envers Jean
Genêt. Ivan Jablonka, agrégé d’histoire et de
philosophie, vient de retracer l’affaire dans Les
Vérités inavouables de Jean Genet (Editions du
Seuil).
Sartre rencontre Genêt, petit délinquant qui se mêle
de littérature, en 1944 : au moment même où il écrit
les Réflexions sur la question juive. Il le fait
publier chez Gallimard, et lui consacre en 1952 un
livre de six cents quatre-vingt-douze pages – le plus
gros qu’il ait jamais écrit -, Saint Genêt, comédien
et martyr. Etrange et assez sordide fascination pour
quelqu’un qui pourrait être à bien des égards un
anti-Sartre, mais dans lequel le philosophe veut au
contraire trouver un super-Sartre. Là où Sartre
fustige les " salauds " qui vivent sans morale, Genêt
se fait gloire, précisément, d’une immoralité absolue
: d’être homosexuel et masochiste (passe encore) , de
s’être prostitué (admettons), d’avoir volé et fait de
la prison (profil parfait de victime de la société),
d’avoir trompé et grugé ses amis (amusant), de ne
jamais avoir été tenté par le repentir (bravo), et
enfin, suprême transgression, d’avoir été un
sympathisant du nazisme et antisémite (audacieux).
Sartre passe outre, absout, encense : selon lui, Genêt
pratiquerait en fait une immoralité " ironique ". Même
à propos des juifs. Ceux qui, dans la France
d’après-guerre, commencent à s’apitoyer sur les
victimes de l’Holocauste ne sont-ils pas souvent les
mêmes qui, hier, applaudissaient aux mesures raciales
de Vichy ? En faisant semblant d’être antisémite, lui
aussi, et de l’être bien plus crûment qu’ils ne le
sont, le " comédien " Genêt les démasquerait et à leur
ferait perdre contenance… Reste à prouver que Genêt
est bien un ironiste. Les pièces du dossier sont
accablantes. Dès 1942, il écrit un poème à la gloire
des SS. En 1944, il glorifie les miliciens, les
soldats allemands, et l’officier " doté d’un visage
assez doux, plutôt sympathique ", qui a organisé le
massacre d’Oradour-sur-Glane. En 1949, il fait
l’apologie de l’Holocauste : " Une plante merveilleuse
de beauté… dont les pétales tordus, retroussés,
montrant le rouge et le rose sous un soleil d’enfer se
nomment… Maïdanek, Belsen, Auschwitz, Mauthausen,
Dora… " . Fort logiquement, il milite ensuite aux
côtés des nationalistes arabes de tout acabit, pour la
" liquidation de l’Etat d’Israël ".
Sartre savait tout cela. Il n’en a pas tenu compte.
Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il est clair
qu’il admirait un Genet qui, dans le genre académique,
avait au moins autant de talent que lui, et qui était
de surcroît sincère, atrocement sincère. Genêt était
réellement allé " au-delà du bien et du mal ",
c’est-à-dire plus près du mal que du bien. Sa liberté
sexuelle avait une ampleur que Sartre – avec ses
comptes d’apothicaire sur les horaires impartis à ses
diverses maîtresses – n’atteignit jamais. Mais
surtout, Genêt était un " sujet " , le seul sujet
vraiment contemporain (avec celui du juif, et mieux
celui-là) que Sartre ait jamais pu s’approprier, un
personnage sui generis à mettre en scène, à commenter,
à ériger en idéal-type – l’équivalent d’un Caliban,
d’un Don Quichotte, d’un Sganarelle, d’un Gavroche.
Bref, dans une " carrière " littéraire, une aubaine,
et peut-être même l’aubaine suprême. Voilà qui valait
bien de délaisser, momentanément, ces juifs par
ailleurs tant aimés.
Les idées, même fausses, ont des conséquences. Et les
écrivains, même surfaits, une influence. Les poses de
Sartre furent pour beaucoup dans les poses de 1968, et
les dérives post-révolutionnaires ou paratotalitaires
qui s’ensuivirent. La complaisance du judéophile
Sartre envers le judéophobe Genêt apparaît , à plus
long terme, comme l’une des sources, ou des
explications, du grand retour contemporain de
l’antisémitisme en Occident. Derrière Saint-Genêt,
c’est déjà Saint-Dieudonné qui pointe.
© Michel Gurfinkiel, 2006
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