Sunday, March 05, 2006

196 - Les antisémitismes français

Bien entendu, l'ignoble affaire Ilan Halimi ne s'explique pas seulement à travers le prisme de l'antisémitisme. Le bien nommé «gang des barbares» rassemblant des pervers, des brutes et des faibles se caractérise par la diversité ethnique et religieuse. Il reflète criminellement une culture de la violence semée, enracinée et entretenue par la télévision, les DVD, les jeux vidéo spécialisés, par la banalisation quotidienne de la délinquance, par l'absence de toute règle sociale assimilée. Il renvoie à la contradiction criminogène entre l'apprentissage de la brutalité, du sévice, du rapport de force et la civilisation obsessionnelle de la consommation. Il est le fruit de déséquilibres sauvages entre marginalité et publicité. Youssouf Fofana et ses complices composent en cela une caricature féroce du choc entre non-droit et trop-plein, rejet des normes et besoin de prendre. Sur ce registre-là, ils nous expédient un reflet terrible des dérives françaises.
Quant à leur ressort antisémite, bien réel lui aussi, il s'inscrit dans l'une des traditions majeures des antisémitismes français. Car il n'y a pas un mais des antisémitismes français, les uns en déclin, les autres en expansion. Fofana et ses séides ne relèvent apparemment en rien des antisémitismes les plus politiques : il aurait fallu pour cela qu'ils soient d'abord socialisés avant d'être extrémisés. Ici, c'est l'inverse : pas de règle, pas de norme, pas d'interdit, pas de tabou. L'antisémitisme politique le plus banal relève de l'extrême droite et date du XIXe siècle, s'intensifiant avec chaque crise économique ou militaire, régressant entre les rages et les peurs françaises. Il a donc resurgi violemment au milieu des années 80, avec l'enracinement du chômage, la multiplication des insécurités de tous ordres, l'hégémonie du pessimisme. Il a dopé l'extrême droite puis gagné, par contagion et par cynisme électoral, la droite extrême. Aujourd'hui, cet antisémitisme-là s'affaisse plutôt, malgré les dérapages idéologiques de Jean-Marie Le Pen et les profanations de néonazis débiles. De ce côté-là, c'est l'islamophobie et le racisme antiarabe qui prennent le relais.
En revanche, l'antisémitisme d'extrême gauche ­ d'une fraction de l'extrême gauche ­ se renforce plutôt. Lui aussi a des racines qui remontent au XIXe siècle, à certains textes et amalgames idéologiques des premiers socialistes rassemblant dans un opprobre commun le capitalisme, l'argent et les juifs : d'où d'ailleurs l'indifférence d'une partie d'entre eux au moment de l'affaire Dreyfus (contrairement à l'engagement éclatant de Jaurès et de beaucoup d'autres). Cette tradition-là, minoritaire mais persistante, a régulièrement intoxiqué les plus sectaires, les plus dogmatiques et les plus obtus d'entre eux. Sous Staline, l'Union soviétique n'y a évidemment pas échappé. Aujourd'hui, on retrouve des confluences dangereuses au sein d'une fraction de l'extrême gauche additionnant mécaniquement mondialisation, financiarisation, empire américain, Israël et plusieurs formes d'antisémitisme.
La tradition antisémite française principale ne relève cependant ni de l'extrême droite ­ sauf sous Vichy ou à l'époque des ligues ­ ni moins encore de l'extrême gauche, mais d'un ensemble de préjugés aux racines religieuses, pseudoculturelles et étatiques. Au XXIe siècle, toutes les autorités gouvernementales, politiques, confessionnelles, laïques et ­ très largement ­ culturelles combattent énergiquement les résidus de cette tradition délétère-là. Cette vigueur s'est accentuée depuis deux décennies. Il lui faut cependant lutter contre des siècles de stéréotypes antisémites, longtemps véhiculés par l'Eglise catholique (et par Luther), intégrés par la société tout entière, instrumentalisés par les monarques successifs au gré de leurs intérêts. La France n'était pas terre de pogrom, mais l'antisémitisme y était, comme partout en Europe, virulent. La cure de désintoxication actuelle ne fait que commencer à l'échelle des siècles. Quand le «gang des barbares» s'en prend au malheureux Ilan, c'est encore le fruit mortel des séquelles des clichés sur «le juif est riche et sa communauté est solidaire». A quoi il faut ajouter un antisémitisme qui, lui, se développe sur le sol français depuis deux décennies, vigoureusement et parfois violemment : l'antisémitisme islamiste et, beaucoup trop souvent, l'antisémitisme musulman et immigré. Lui aussi a des racines religieuses antiques, mais sans la récente repentance chrétienne. Des prêches, des DVD, des cassettes, des associations, des mouvements activistes entretiennent stéréotypes haineux et préjugés sociaux envieux. Des intellectuels, des religieux, des laïcs tentent de combattre de leur mieux avec courage cet antisémitisme-là, tantôt virulent et tantôt diffus mais toujours présent : ils sont minoritaires chez les leurs, d'autant plus que se mêlent aux traditions religieuses une jalousie sociale et une animosité spécifique envers mieux intégrés et mieux reconnus qu'eux. La France d'aujourd'hui ne ressemble pas à l'âge mythique de l'Andalousie où cohabitaient presque harmonieusement les communautés. Ici, c'est l'antagonisme communautariste qui menace et, comme trop souvent, au détriment des moins nombreux



Alain Duhamel

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