216 - UN TEMOIGNAGE SUR LA DHIMITUDE EN TERRE D'ISLAM
Littérature française
La gloire de ma mère
Souvenirs d'une enfance proche-orientale par la mathématicienne Stella Baruk.
par Philippe LANÇONQUOTIDIEN : jeudi 16 mars 2006
Stella BarukNaître en françaisGallimard, «Haute enfance», 253 pp., 17,50 €.
C omment raconter des souvenirs d'enfance ? Comment les choisir, les décrire, les aimer peut-être, mais sans trop les couvrir d'un miel de complaisance ou d'attendrissement rétrospectif ? On remplit si souvent l'enfance des bons sentiments et des rêves qui lui manquent, comme pour se pardonner ce qu'on est devenu. Après tant d'autres dans la collection «Haute enfance», la mathématicienne Stella Baruk choisit donc avec soin ses miettes de madeleine.
Elles sont parfumées à la cannelle et à la fleur d'oranger. Elles reposent sur une nappe orientale cosmopolite, propre et bien repassée, avec des arabesques fantaisistes cousues à la main par des jeunes filles rêveuses, malines et sages, éduquées par des bonnes soeurs. Ces jeunes filles parlent un français impeccable que fertilisent, comme des abeilles, quelques mots anglais, persans, arabes. La mathématicienne rassemble finalement les miettes en trois tas : Iran (Yezd), Syrie (Alep), Liban (Beyrouth) pays où elle a grandi, sans connaître la France, jusqu'à l'adolescence.
Fille d'instituteurs juifs devenus directeurs d'école, elle est née à Yezd, en Iran, probablement dans les années trente : aucune date ne fixe les événements de ce livre proustien jusque dans sa texture ; la chronologie et le journalisme sont laissés à l'imagination du lecteur. A travers des détails, des scènes et des portraits, Stella Baruk cherche avant tout à restituer des parfums, des ambiances, de petites musiques intimes, et, modestement, de manière inaboutie, à l'ombre cette fois de Michel Leiris, l'entrée des détails de la langue dans la conscience de l'enfant et dans sa vie quotidienne. Tantôt elle écrit avec une recherche presque affectée, comme si elle suçait mot à mot, en faisant un peu de bruit, une sucrerie sans fin. Tantôt elle le fait avec un naturel presque parlé, qui, dans la seconde partie du livre, tourne parfois au négligé, presque à l'ennui, comme si cette sucrerie avait fini par la lasser.
Yezd est une ville splendide et perdue qu'André Malraux adorait, mais «où il fallait trouver moyen d'exister dans (un) univers où tout était fait pour en dissuader». Les Juifs y sont tolérés, mais mis à l'écart. Ils ne peuvent sortir les jours de pluie, que l'eau «glisse sur la peau d'un Juif pour, d'un vrai Persan, sournoisement effleurer le pied, même chaussé, ne se pouvait accepter». Un jour, le père affronte un homme sur un marché et lui résiste. Celui-ci, un Persan, «se sentit offensé de ce que papa porte un chapeau qui lorsqu'on était Juif n'était pas comme il faut». La famille entière menace le père de mort et les Baruk doivent quitter Yezd, puis l'Iran. Ils rejoignent Alep. Au passage, on apprend qu'«une petite soeur était discrètement survenue, et c'est tout aussi discrètement qu'elle s'en fut», après trois mois. Les parents n'en parlent jamais. Stella grandit sans presque savoir, et ne caresse cette douleur qu'en quelques phrases, comme un secret qui, tout en la déterminant, ne lui appartient pas.
Les Baruk bénéficiaient toutefois à Yezd d'un traitement particulier : ils dirigeaient une école et enseignaient le français. Le gouverneur les invite (et, quand il se déplace chez eux, s'empare de coussins qui ont exigé des heures de broderie). Un jour, il sert aux parents une soupe aux herbes, le chouli. Tandis que l'hôte parle, les invités pâlissent : «De verte qu'elle était d'habitude, la soupe avait ce jour-là viré au noir. Elle était noire de fourmis.» Le gouverneur la mange sans regarder, sans se rendre compte, et tout le monde le suit, stoïquement, sauf la mère : «Des années après, maman riait encore d'avoir réussi à y échapper. Papa au contraire se félicitait d'y être arrivé.»
La petite fille observe ce monde plein d'une magie étroite et transparente en pratiquant «la philosophie du pouf» : «C'est le corps mine de rien, mais la tête qui pense.» Car, devant la mère, il faut se tenir à tous moments. Fière et sentant la règle, cette petite odalisque impeccablement bourgeoise, travaillée jusqu'au moindre détail et dans ses moindres gestes, domine la première partie du livre et lui donne ses plus belles pages : elle en est le centre de menace et de gravité. On y sent vivre une femme dans le corset maniaque de sa splendeur. Pour elle, «la propreté n'était pas une qualité ; c'était une religion, une identité». Elle nettoie ses peignes avec obsession et «quand, dans la salle de bains d'une maison amie elle découvrait un de ces accessoires encombré d'entrelacs dont l'épaisseur avouait l'ancienneté, son idée était faite sur la vraie nature de qui la recevait».
La gloire de ma mère
Souvenirs d'une enfance proche-orientale par la mathématicienne Stella Baruk.
par Philippe LANÇONQUOTIDIEN : jeudi 16 mars 2006
Stella BarukNaître en françaisGallimard, «Haute enfance», 253 pp., 17,50 €.
C omment raconter des souvenirs d'enfance ? Comment les choisir, les décrire, les aimer peut-être, mais sans trop les couvrir d'un miel de complaisance ou d'attendrissement rétrospectif ? On remplit si souvent l'enfance des bons sentiments et des rêves qui lui manquent, comme pour se pardonner ce qu'on est devenu. Après tant d'autres dans la collection «Haute enfance», la mathématicienne Stella Baruk choisit donc avec soin ses miettes de madeleine.
Elles sont parfumées à la cannelle et à la fleur d'oranger. Elles reposent sur une nappe orientale cosmopolite, propre et bien repassée, avec des arabesques fantaisistes cousues à la main par des jeunes filles rêveuses, malines et sages, éduquées par des bonnes soeurs. Ces jeunes filles parlent un français impeccable que fertilisent, comme des abeilles, quelques mots anglais, persans, arabes. La mathématicienne rassemble finalement les miettes en trois tas : Iran (Yezd), Syrie (Alep), Liban (Beyrouth) pays où elle a grandi, sans connaître la France, jusqu'à l'adolescence.
Fille d'instituteurs juifs devenus directeurs d'école, elle est née à Yezd, en Iran, probablement dans les années trente : aucune date ne fixe les événements de ce livre proustien jusque dans sa texture ; la chronologie et le journalisme sont laissés à l'imagination du lecteur. A travers des détails, des scènes et des portraits, Stella Baruk cherche avant tout à restituer des parfums, des ambiances, de petites musiques intimes, et, modestement, de manière inaboutie, à l'ombre cette fois de Michel Leiris, l'entrée des détails de la langue dans la conscience de l'enfant et dans sa vie quotidienne. Tantôt elle écrit avec une recherche presque affectée, comme si elle suçait mot à mot, en faisant un peu de bruit, une sucrerie sans fin. Tantôt elle le fait avec un naturel presque parlé, qui, dans la seconde partie du livre, tourne parfois au négligé, presque à l'ennui, comme si cette sucrerie avait fini par la lasser.
Yezd est une ville splendide et perdue qu'André Malraux adorait, mais «où il fallait trouver moyen d'exister dans (un) univers où tout était fait pour en dissuader». Les Juifs y sont tolérés, mais mis à l'écart. Ils ne peuvent sortir les jours de pluie, que l'eau «glisse sur la peau d'un Juif pour, d'un vrai Persan, sournoisement effleurer le pied, même chaussé, ne se pouvait accepter». Un jour, le père affronte un homme sur un marché et lui résiste. Celui-ci, un Persan, «se sentit offensé de ce que papa porte un chapeau qui lorsqu'on était Juif n'était pas comme il faut». La famille entière menace le père de mort et les Baruk doivent quitter Yezd, puis l'Iran. Ils rejoignent Alep. Au passage, on apprend qu'«une petite soeur était discrètement survenue, et c'est tout aussi discrètement qu'elle s'en fut», après trois mois. Les parents n'en parlent jamais. Stella grandit sans presque savoir, et ne caresse cette douleur qu'en quelques phrases, comme un secret qui, tout en la déterminant, ne lui appartient pas.
Les Baruk bénéficiaient toutefois à Yezd d'un traitement particulier : ils dirigeaient une école et enseignaient le français. Le gouverneur les invite (et, quand il se déplace chez eux, s'empare de coussins qui ont exigé des heures de broderie). Un jour, il sert aux parents une soupe aux herbes, le chouli. Tandis que l'hôte parle, les invités pâlissent : «De verte qu'elle était d'habitude, la soupe avait ce jour-là viré au noir. Elle était noire de fourmis.» Le gouverneur la mange sans regarder, sans se rendre compte, et tout le monde le suit, stoïquement, sauf la mère : «Des années après, maman riait encore d'avoir réussi à y échapper. Papa au contraire se félicitait d'y être arrivé.»
La petite fille observe ce monde plein d'une magie étroite et transparente en pratiquant «la philosophie du pouf» : «C'est le corps mine de rien, mais la tête qui pense.» Car, devant la mère, il faut se tenir à tous moments. Fière et sentant la règle, cette petite odalisque impeccablement bourgeoise, travaillée jusqu'au moindre détail et dans ses moindres gestes, domine la première partie du livre et lui donne ses plus belles pages : elle en est le centre de menace et de gravité. On y sent vivre une femme dans le corset maniaque de sa splendeur. Pour elle, «la propreté n'était pas une qualité ; c'était une religion, une identité». Elle nettoie ses peignes avec obsession et «quand, dans la salle de bains d'une maison amie elle découvrait un de ces accessoires encombré d'entrelacs dont l'épaisseur avouait l'ancienneté, son idée était faite sur la vraie nature de qui la recevait».
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