LE MATCH DREYFUS / MARC BLOCH POUR LE PANTHEON
Polémique Panthéon : le match Bloch-Dreyfus
Depuis quelques mois, les partisans d'Alfred Dreyfus - dont on célèbre le centenaire de la réhabilitation le 12 juillet - et les admirateurs de Marc Bloch, ce grand historien torturé et fusillé par les nazis, se déchirent à coups de tribunes et de déclarations. L'enjeu est de taille : l'entrée au Panthéon de l'une de ces grandes figures de notre Histoire. La décision revient à Jacques Chirac.
Elisabeth Lévy
L'air du temps est-il à la « panthéonade » - néologisme forgé par Régis Debray ? Alors que l'amour de la patrie comme le culte des grands hommes ne sont guère à la mode - en dehors des stades de football -, il peut sembler surprenant que l'entrée de tel ou tel personnage dans ce temple de la mémoire nationale soit un enjeu de débats, voire de polémique. En quelques semaines, deux candidats à cette canonisation laïque sont apparus, au risque de nourrir une rivalité de fort mauvais aloi. A première vue, les deux personnages sont aussi incontestables l'un que l'autre : d'un côté, le capitaine Alfred Dreyfus, victime d'une monstrueuse machination d'Etat dont on célébrera le 12 juillet le centenaire de la réhabilitation par la Cour de cassation, qui sauva, avec celui de l'innocent, l'honneur de la France ; de l'autre, Marc Bloch, fondateur de l'Ecole des Annales, historien engagé dans la Cité, résistant fusillé par les nazis en juin 1944. Deux patriotes. Et aussi deux juifs - ce qui ne simplifie rien. En effet, quelque insistance que mettent les uns et les autres à rappeler que « leurs » grands hommes « sont d'abord des Français », on ne peut exclure que certains groupes ethniques ou religieux se réclament des choix effectués par le chef de l'Etat pour exiger à leur tour « leur » panthéonisé. On se rappelle le titre enthousiaste par lequel Le Monde avait salué le transfert d'Alexandre Dumas : « Le métissage entre au Panthéon ». Il serait désastreux que ce monument voué à l'unité nationale devienne le champ clos de la compétition victimaire qui empoisonne le débat public.
Drôle de match, en tout cas. Certes, les partisans de l'un et de l'autre s'efforcent d'éviter une bataille à coups de « grands hommes ». Reste que, dans les coulisses, chaque camp s'active pour séduire le président de la République, seul décisionnaire en la matière. Celui-ci est, semble-t-il, attentif aux deux propositions - propres à combler son appétit pour « les grands discours »... En tout cas, il a demandé à l'un de ses conseillers de recevoir les partisans des deux.
La première salve est tirée en avril par Vincent Duclert, historien à l'Ehess, auteur d'une biographie de Dreyfus unanimement célébrée (1). Rompant avec la légende d'un Dreyfus trop petit pour son destin, Duclert entend mener à son terme une réhabilitation inachevée selon lui. Il révèle un héros sans ostentation, un homme à la hauteur de ce qu'il incarne, affrontant son sort avec courage et détermination, face à l'humiliation et, surtout, aux épouvantables conditions de vie sur l'île du Diable. « C'est un véritable résistant, le meilleur symbole des valeurs républicaines que la France puisse honorer aujourd'hui », s'enflamme Duclert, qui en appelle, en conclusion de son ouvrage, au transfert du capitaine au Panthéon. Soutenue par Jack Lang, le député UMP Hervé Mariton et Jean-Louis Debré, l'idée séduit également les journalistes Jean-Pierre Elkabbach et Edwy Plenel.
Quelques semaines plus tard, le 1er juin, une théorie de prestigieux historiens - appartenant en grande partie au groupe Liberté pour l'Histoire, qui réclame l'abrogation des lois mémorielles - publie, dans Le Figaro littéraire, une supplique au président de la République pour le transfert de Marc Bloch au Panthéon. Les signataires, parmi lesquels figurent Maurice Agulhon, René Rémond, Mona Ozouf, rappellent que, pour l'auteur de « L'étrange défaite », livre pénétrant sur la responsabilité des élites écrit après la débâcle de 1940, le « fondement de son identité, comme de son engagement d'historien, était l'amour de la France ». « De toutes les France, celle de la monarchie et celle de la République », souligne l'éditeur Jean-François Colosimo. Ils sont bientôt rejoints par des dizaines d'historiens et d'intellectuels pour lesquels Marc Bloch incarne, comme l'écrit Alain-Gérard Slama, la « résistance à la pétainisation des esprits ». Certes, il n'est guère connu du grand public, ce qui pourrait ôter à sa « panthéonisation » sa dimension populaire. Mais, poursuit Slama, ce sera peut-être pour les médias l'occasion de célébrer l'« intelligence libérale et désintéressée ».
L'idée, lancée par Max Gallo dans sa recension des oeuvres de Marc Bloch récemment publiées dans la collection « Quarto » (2), est reprise au vol par Etienne de Montety, responsable du Figaro littéraire. « Tous les gens que nous avons contactés, avec le soutien de la famille, ont évoqué le résistant avant de penser à l'historien », souligne celui-ci, un peu surpris par le succès de son initiative, qui suscite de nombreux ralliements. « Il y a une vraie souffrance populaire liée au dénigrement de la France par ses élites et ses médias, lâche Gallo. Célébrer Marc Bloch, c'est répondre à cette souffrance. ».
Les signataires ne s'en cachent pas, il s'agit aussi de célébrer un homme qui, juif par sa naissance, « se défiait des réactions communautaristes ». L'image d'Epinal de l'« israélite français ». « Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d'un antisémite », a-t-il écrit. Précision qui suscite un certain trouble chez Alain Finkielkraut, grand lecteur de l'historien par ailleurs. « Que Marc Bloch ait été un républicain plus soucieux de son appartenance à la nation que de son identité juive, je n'y trouve rien à redire. Mais le citer en exemple aujourd'hui, c'est formuler une critique implicite de ce qui apparaît à certains comme une crispation identitaire. A cet usage idéologique de Marc Bloch, j'oppose une phrase de Marc Bloch : "C'est un pauvre coeur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d'une tendresse." Et j'ajouterai que le problème majeur de la France aujourd'hui n'est pas le communautarisme juif. »
Curieusement, l'académicien et historien Pierre Nora avoue son scepticisme malgré son admiration pour Marc Bloch dont il a republié des oeuvres majeures. « L'homme est sans doute un héros et "L'étrange défaite" l'une des visions les plus lucides et toujours actuelle sur le mal français. » Question de priorité. Pour le maître d'oeuvre des « Lieux de mémoire », le risque est que cette demande de panthéonisation fasse passer au second plan le combat des historiens contre les lois mémorielles. « L'enjeu majeur aujourd'hui, ce sont les relations entre histoire et politique. Je crains qu'on nous donne Marc Bloch pour nous calmer. »
Faut-il vraiment choisir son camp ? En cette période où le dénigrement national et la repentance sont presque de rigueur, l'auteur de « L'étrange défaite » est assurément le mieux placé pour ranimer un sentiment national d'autant plus malheureux qu'il est souvent regardé comme suspect. Nombre d'intellectuels redoutent - non sans raison - que l'hommage rendu à Dreyfus soit une nouvelle occasion de villipender la France en insistant sur les pages les plus honteuses de son Histoire - même si « l'Affaire » est aussi une page glorieuse, puisqu'elle s'est achevée par le triomphe de la vérité. Il n'empêche. Aussi impressionnante qu'ait été la résistance du capitaine Dreyfus, c'est bien, ainsi que le souligne Finkielkraut, « comme victime qu'il a été héroïque ». Dreyfus a fait face à son destin mais ne l'a pas choisi. A l'inverse, engagé volontaire en 1939 à un âge où on attend les honneurs, le fondateur de l'Ecole des Annales est allé vers la mort en connaissance de cause. « N'aie pas peur, petit, ça ne fait pas mal », dit-il, juste avant d'être fusillé, au jeune résistant qui l'accompagnait. Ultimes paroles qui constituent peut-être la définition même de la grandeur.
Reste qu'on est en droit de se montrer sceptique sur le sens même que revêt aujourd'hui l'entrée au Panthéon. « On panthéonise trop, estime Régis Debray - tout en avouant qu'il a lui aussi un candidat en la personne de Toussaint Louverture, héros de l'indépendance haïtienne. L'usure du rituel est dangereuse pour sa symbolique. Si on veut que l'événement conserve un peu de gravité et de résonance populaire, n'en faisons pas un expédient liturgique. » Autrement dit, peut-être est-il plus urgent d'enseigner l'histoire de l'Affaire Dreyfus et de faire connaître l'oeuvre de Marc Bloch que de les célébrer au cours de cérémonies qui risquent d'être sans lendemain. « Marc Bloch au programme, c'est plus important que son corps au Panthéon », résume Rony Brauman. « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France, écrivait l'historien : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. » Alors qu'une majorité de Français ignorent peut-être ce que sont le sacre de Reims et la fête de la Fédération, on peut craindre que ce rituel républicain ne soit plus que le substitut spectaculaire de valeurs républicaines laissées à l'abandon 1. « Affaire Dreyfus : l'honneur d'un patriote », de Vincent Duclert (Fayard, 1 250 pages, 30 E).2. « L'histoire, la guerre, la Résistance », édition établie par Annette Becker et Etienne Bloch (« Quarto », Gallimard, 1 096 pages, 28 E).
© le point 22/06/06 - N°1762 - Page 90 - 1424 mots
0 Comments:
Post a Comment
<< Home