QUI EST VRAIMENT IMAD LAHOUD ?
Les coups de bluff d'Imad Lahoud
LE MONDE 30.05.06 16h17 • Mis à jour le 30.05.06 16h17
l est insaisissable. Brillant et attachant, incontestablement ; éperdu de reconnaissance, sans doute ; fiable, peut-être pas. Mille petites approximations plus vraies que nature ont toujours émaillé la vie d'Imad Lahoud. Mais lorsqu'il s'est retrouvé seul au milieu du gué, assailli de toutes parts en pleine tempête Clearstream, il a compris avec une sorte de vertige que plus personne ne le croyait. "C'est le Leonardo DiCaprio d'Attrape-moi si tu peux, sourit un cadre d'EADS. Informaticien avec les banquiers, banquier avec les hommes d'armement, armurier avec les informaticiens..."
Même son patronyme brouille les pistes. A ses amis, et même à sa femme, il glisse qu'il est lié au président libanais, Emile Lahoud. Il serait son "neveu", ou plus discrètement "un petit cousin". Faux : la famille d'Imad est originaire "du bord de mer" et n'a rien à voir avec celle du président, un Lahoud "de la montagne", à Baabdate, sur le mont Liban. Il a été présenté au général Rondot comme "le fils d'un officier des renseignements". Le père d'Imad, en fait, a passé quinze petits mois au 2e bureau libanais en 1971-1972, lors d'une étape normale de carrière. Il n'a évidemment pas créé les services secrets de son pays : leur fondateur est un certain colonel Saad, dont l'adjoint, qui a fini par lui succéder, s'appelait Gaby Lahoud - un autre Lahoud de la montagne.
Imad est né le 7 octobre 1967 dans une famille chrétienne maronite dominée par la haute figure du père, Victor, officier de cavalerie, ancien de Saumur, francophile et cultivé. Les deux aînés de ses cinq enfants, Marwan et Imad, de 18 mois le cadet, se disputent la reconnaissance paternelle. Cette sourde rivalité continue de peser plus de quinze ans après la mort du père, en 1990.
Les deux hommes sont restés ce qu'ils étaient petits garçons dans le modeste appartement parisien où la famille s'est installée après le départ de Beyrouth en 1982. Marwan, sérieux et bûcheur, toujours deux ans d'avance, toujours premier de sa classe. Interne à Ginette, une bonne "prépa" de Versailles, l'aîné intègre Polytechnique, choisi "Sup-Aéro" et fait son service militaire à Saumur, comme papa. Après un détour au cabinet du ministre de la défense, Charles Millon, il est tenté en 1997 par la politique, mais la dissolution et la victoire de la gauche balaient son ambition. A l'Aerospatiale, Marwan Lahoud négocie en 1998 la fusion du groupe avec Matra - première étape de la création d'EADS. Et le voilà, depuis 2003, patron du gros fabricant de missiles européens MBDA. Parfaite trajectoire.
Marwan regarde son dilettante de frère avec un rien de commisération et un peu d'envie. Imad est beau parleur, flambeur, rate ses examens, danse comme un prince, tombe la veste et les filles. Il est déjà loin du petit Libanais mal à l'aise, débarqué à 15 ans à Franklin - Saint-Louis de Gonzague -, la très chic institution parisienne du 16e arrondissement tenue par les jésuites. Il décroche son bac d'un cheveu - grâce à trois points en sport - et entre en prépa au lycée Janson-de-Sailly, où il fait la rencontre de sa vie.
La piquante Anne-Gabrielle Heilbronner, bachelière de 16 ans, petite brune énergique aussi bien élevée que son prénom, n'a jamais oublié ce soir de décembre 1985. "J'étais avec une copine très coincée, raconte-t-elle, vingt ans et quatre enfants plus tard, toujours aussi amoureuse. Elle m'a dit : "Mais c'est affreux, tous les garçons sont en jeans !" Je lui ai dit : "Regarde, il y en a un, là, qui a une cravate." C'était Imad."
La voilà fiancée, comme dans les meilleures familles. Le père d'Anne-Gabrielle, le très réservé François Heilbronner, est d'ailleurs patron du GAN depuis 1986, nommé par Jacques Chirac en récompense de ses bons et loyaux services au poste de chef de cabinet du jeune ministre de l'agriculture, en 1972. Heilbronner le fidèle paye la rupture avec Valéry Giscard d'Estaing, en 1976, de quelques années de purgatoire et d'une superbe défaite aux législatives de 1978 ; Anne-Gabrielle a pieusement gardé l'affiche de campagne de son père dans sa chambre de jeune fille. Lors de la période si tendue de la première cohabitation, en 1986, Jacques Chirac l'appelle cette fois à Matignon pour codiriger son cabinet. Il en gardera quelques solides amitiés, comme avec Robert Pandraud, toujours prêt à aider Anne-Gabrielle.
Mais Victor Lahoud se meurt d'un cancer et rend son dernier soupir en 1990, dans les bras d'un Imad bouleversé. La jeune fille annonce alors à son papa estomaqué que, désormais, le fiancé "dormira à la maison", un bel appartement bourgeois du 16e arrondissement. "Vous êtes désormais mon père", sanglote Imad en tombant dans les bras de "beau-papa". Les jeunes gens se marient civilement le 9 juillet 1991. Dans les salons cossus de l'Hôtel Thiers, place Saint-Georges, on s'interroge à mi-voix sur le mariage de ce petit Libanais fauché à cette riche héritière de la bourgeoisie juive cultivée, laïque et ultra-intégrée. Mais les chuchotements s'étouffent dans les replis des velours.
La jeune mariée suit les traces de son père. Après l'ENA, elle choisit l'inspection des finances. Imad, lui, traîne en maîtrise de maths. "C'est un garçon qui n'aime pas les sentiers battus, explique un proche. Tout ce qui est bachotage ou conventionnel l'ennuie." Il rate avec constance toutes les grandes écoles - détail qu'il "oubliera" de signaler des années plus tard, notamment à son ami Jean-Pierre Philippe, du cabinet du directeur général d'EADS, qui le croit toujours normalien. Il entreprend de se convertir au judaïsme par curiosité intellectuelle et apprend assez d'hébreu pour impressionner Anne-Gabrielle. Il obtient néanmoins deux DEA en 1990 et 1991, l'un de "physique des solides", l'autre de "probabilités et processus aléatoires", qui lui vaudront une embauche chez Merrill Lynch à Londres.
La banque d'affaires cherche des matheux pour spéculer sur les produits financiers dérivés. Dans ce travail, le nez est aussi précieux que les maths, et Imad se flatte de "sentir le marché". Son culot, son bagout, son goût du jeu font effectivement merveille. Le cinéaste Eric Rochant en fera l'un des héros de Traders, son documentaire pour Arte. "Un trader, c'est un joueur, y explique complaisamment Lahoud, c'est un parieur. (...) Je corrigeais des copies à 7 francs l'unité. Aujourd'hui, j'ai 32 ans, je gagne plus qu'un joueur de foot." Après quatre années à la City, dont un bref passage chez Salomon Brothers, autre banque d'affaires, Imad rentre à Paris : Anne-Gabrielle est enceinte. Il a de l'argent, roule en Ferrari rouge, mais le commerce des produits dérivés ne l'intéresse plus : c'est devenu banal.
1 2 suivant
Ariane Chemin et Franck Johannes
Article paru dans l'édition du 31.05.06
L'aventure, en ce milieu des années 1990, c'est les hedge funds, ces fonds spéculatifs encore inconnus en France. Imad Lahoud monte en 1998 le fonds Volter : 40 millions d'euros hébergés dans un paradis fiscal, les îles Vierges, et gérés par HL Gestion. HL, comme Heilbronner et Lahoud. Le jeune homme a embarqué avec lui le beau-père oisif à la retraite et lui a confié la présidence du fonds. "Papa le trouvait brillant, intelligent, fascinant, parfois un peu encombrant, assure Anne-Gabrielle. Il y avait une véritable affection entre eux." La stature du haut fonctionnaire rassure les gros institutionnels - GAN, Fortis ou les AGF, qui investissent dans l'affaire. Mais quand la bulle des nouvelles technologies éclate, le fonds Volter s'effondre en trois jours, à l'été 2000. Fortis porte plainte en juillet pour escroquerie et usage de faux. "Les traders peuvent perdre leur lucidité. Il faut rechercher le trade qui va vous rendre célèbre. Et éviter le trade qui va vous mettre au tapis", glissait Imad Lahoud dans le documentaire d'Eric Rochant. Le film se gardait de le dire, mais il avait déjà joué et perdu.
Pour François Heilbronner, le choc est terrible. Il n'a encore rien vu. On perquisitionne chez les Lahoud, puis chez lui. Le retraité raffole des films policiers du très britannique Dick Francis, mais ils finissent toujours par un happy end. Là, il est blessé au plus profond. Tous deux sont mis en examen pour "escroquerie". Le beau-père échappe à la prison, pas Imad, qui sera écroué pendant 108 jours à la Santé.
Anne-Gabrielle a un mal de chien à obtenir un permis de visite - Marwan ne le demande même pas. A 32 ans, la jeune inspectrice des finances est devenue le bras droit de Jean-Charles Naouri, le PDG de Casino, relaxé en 2002, et qui sait ce qu'avoir des ennuis judiciaires veut dire. L'"énarque nouvelle génération", comme la nomme L'Expansion dans un numéro consacré aux "50 jeunes loups du capitalisme français", fait la queue au parloir deux fois par semaine. L'une des cinquante "futures stars du capitalisme français programmées pour assurer la relève" se débrouille avec ses trois enfants.
Imad tient le choc. "C'est un garçon qui possède une forte résilience", admire une amie du couple, inspectrice des finances. En prison, il fait de la musculation avec Smaïn Aït Ali Belkacem, l'artificier des Groupes islamiques armés (GIA), vit au milieu des truands et des politiques, donne des cours d'arabe, de maths, d'informatique, à charge pour deux caïds corses de le protéger pendant les promenades. "Le bon côté de ce genre d'épreuves, explique son épouse toujours positive, c'est qu'on a fait le tri des gens autour de nous."
Imad sort de la Santé avec ses sacs en plastique le 7 octobre 2002, le jour de ses 35 ans. Anne-Gabrielle l'attend sur le trottoir avec son foulard Hermès ; deux personnes âgées observent le couple qui se tombe dans les bras dans la rue déserte... La vie reprend, le couple est criblé de dettes mais fréquente toujours le Racing, et les enfants les cours privés. L'affaire Volter sommeille, elle est aujourd'hui encore à l'instruction. Lahoud doit verser 400 000 euros de caution, le juge Jean-Marie D'Huy accepte un crédit : Imad paie 2 000 euros par mois sur vingt ans...
Entre Marwan et lui, les relations sont glaciales. C'est qu'avant d'être écroué, le petit frère a eu une nouvelle brillante idée. Anne-Gabrielle l'entraîne souvent le week-end dans la maison de famille, à Etretat, où Imad s'ennuie poliment. Mais il y a, sur la falaise, un superbe golf créé au début du siècle par une petite colonie anglaise. L'ex-golden boy fait des étincelles sur le green, et le voilà très vite handicap 4 - Marwan, qui cite pourtant ce hobby dans le Who's who, est à 15. C'est alors qu'Imad prend contact avec un professionnel du golf, décide de coacher une équipe et de créer un magazine. Il convainc au baratin un riche propriétaire de chevaux d'investir dans l'affaire, monte deux sociétés et une holding pour coiffer le tout. Imad doit trouver des sponsors. Grâce à son frère, il rencontre le responsable du mécénat d'EADS, que l'affaire n'intéresse pas.
Le groupe aéronautique l'a échappé belle. Le magazine Golf et tourisme capote après quelques numéros, et lorsque les associés mettent le nez dans les comptes, en 2002, ils découvrent "des pertes abyssales". La presse va mal, mais quand même : la société Moins 18 Editions montre un passif de 776 000 euros pour un actif de 41 000 euros. Une série de plaintes sont déposées, le propriétaire de chevaux s'inquiète des 500 000 euros qu'il a versés. Imad reconnaît quelques légèretés, mais proteste de sa bonne foi. Il devait être jugé pour cette affaire à la mi-mai, mais était alors hospitalisé pour une profonde dépression. L'audience a été reportée à septembre. Mais Imad Lahoud a déjà été déclaré, le 5 avril dernier, gérant de fait de Moins 18 Editions. Et interdit de gestion pour cinq ans.
Au lendemain de sa sortie de prison, Marwan déjeune à la "popote" d'EADS avec Imad pour la première fois depuis 1994 - c'est son frère, malgré tout. Le cadet explique qu'il a beaucoup mûri, qu'il veut changer de vie, "construire, être utile", devenir fonctionnaire. Jean-Louis Gergorin, le vice-président d'EADS, à qui Marwan a rendu de signalés services, les rejoint au café : "Ne vous inquiétez pas, Imad, je crois que vous êtes innocent. Envoyez-moi un CV, je vais vous aider." Le voilà embarqué en juin 2003 comme consultant en stratégie au siège du groupe après s'être essayé à une brève carrière parallèle à la DGSE, avec les déboires qu'on connaît.
Quand Marwan apprend que Jean-Louis Gergorin veut embaucher son frère, il se fâche tout rouge. Il explique que l'affaire Volter n'est pas soldée et qu'Imad peut être un danger pour EADS - et pour sa carrière. Le frère est finalement embauché le 1er juin 2004, non par Jean-Louis Gergorin, mais par le centre de recherche d'EADS.
Au fond, qui est vraiment Imad Lahoud ? Un convive charmant en tout cas, que Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, n'a pas hésité à inviter chez lui pour un week-end à Toulouse, en pleine tourmente Clearstream. Un homme sans doute un peu grisé, aussi, par le "laissez-passer" tricolore que lui a remis le général Rondot. Un homme à terre, enfin, qui, si EADS décide de le lâcher, doute, pour la première fois de sa vie, de pouvoir rebondir.
LE MONDE 30.05.06 16h17 • Mis à jour le 30.05.06 16h17
l est insaisissable. Brillant et attachant, incontestablement ; éperdu de reconnaissance, sans doute ; fiable, peut-être pas. Mille petites approximations plus vraies que nature ont toujours émaillé la vie d'Imad Lahoud. Mais lorsqu'il s'est retrouvé seul au milieu du gué, assailli de toutes parts en pleine tempête Clearstream, il a compris avec une sorte de vertige que plus personne ne le croyait. "C'est le Leonardo DiCaprio d'Attrape-moi si tu peux, sourit un cadre d'EADS. Informaticien avec les banquiers, banquier avec les hommes d'armement, armurier avec les informaticiens..."
Même son patronyme brouille les pistes. A ses amis, et même à sa femme, il glisse qu'il est lié au président libanais, Emile Lahoud. Il serait son "neveu", ou plus discrètement "un petit cousin". Faux : la famille d'Imad est originaire "du bord de mer" et n'a rien à voir avec celle du président, un Lahoud "de la montagne", à Baabdate, sur le mont Liban. Il a été présenté au général Rondot comme "le fils d'un officier des renseignements". Le père d'Imad, en fait, a passé quinze petits mois au 2e bureau libanais en 1971-1972, lors d'une étape normale de carrière. Il n'a évidemment pas créé les services secrets de son pays : leur fondateur est un certain colonel Saad, dont l'adjoint, qui a fini par lui succéder, s'appelait Gaby Lahoud - un autre Lahoud de la montagne.
Imad est né le 7 octobre 1967 dans une famille chrétienne maronite dominée par la haute figure du père, Victor, officier de cavalerie, ancien de Saumur, francophile et cultivé. Les deux aînés de ses cinq enfants, Marwan et Imad, de 18 mois le cadet, se disputent la reconnaissance paternelle. Cette sourde rivalité continue de peser plus de quinze ans après la mort du père, en 1990.
Les deux hommes sont restés ce qu'ils étaient petits garçons dans le modeste appartement parisien où la famille s'est installée après le départ de Beyrouth en 1982. Marwan, sérieux et bûcheur, toujours deux ans d'avance, toujours premier de sa classe. Interne à Ginette, une bonne "prépa" de Versailles, l'aîné intègre Polytechnique, choisi "Sup-Aéro" et fait son service militaire à Saumur, comme papa. Après un détour au cabinet du ministre de la défense, Charles Millon, il est tenté en 1997 par la politique, mais la dissolution et la victoire de la gauche balaient son ambition. A l'Aerospatiale, Marwan Lahoud négocie en 1998 la fusion du groupe avec Matra - première étape de la création d'EADS. Et le voilà, depuis 2003, patron du gros fabricant de missiles européens MBDA. Parfaite trajectoire.
Marwan regarde son dilettante de frère avec un rien de commisération et un peu d'envie. Imad est beau parleur, flambeur, rate ses examens, danse comme un prince, tombe la veste et les filles. Il est déjà loin du petit Libanais mal à l'aise, débarqué à 15 ans à Franklin - Saint-Louis de Gonzague -, la très chic institution parisienne du 16e arrondissement tenue par les jésuites. Il décroche son bac d'un cheveu - grâce à trois points en sport - et entre en prépa au lycée Janson-de-Sailly, où il fait la rencontre de sa vie.
La piquante Anne-Gabrielle Heilbronner, bachelière de 16 ans, petite brune énergique aussi bien élevée que son prénom, n'a jamais oublié ce soir de décembre 1985. "J'étais avec une copine très coincée, raconte-t-elle, vingt ans et quatre enfants plus tard, toujours aussi amoureuse. Elle m'a dit : "Mais c'est affreux, tous les garçons sont en jeans !" Je lui ai dit : "Regarde, il y en a un, là, qui a une cravate." C'était Imad."
La voilà fiancée, comme dans les meilleures familles. Le père d'Anne-Gabrielle, le très réservé François Heilbronner, est d'ailleurs patron du GAN depuis 1986, nommé par Jacques Chirac en récompense de ses bons et loyaux services au poste de chef de cabinet du jeune ministre de l'agriculture, en 1972. Heilbronner le fidèle paye la rupture avec Valéry Giscard d'Estaing, en 1976, de quelques années de purgatoire et d'une superbe défaite aux législatives de 1978 ; Anne-Gabrielle a pieusement gardé l'affiche de campagne de son père dans sa chambre de jeune fille. Lors de la période si tendue de la première cohabitation, en 1986, Jacques Chirac l'appelle cette fois à Matignon pour codiriger son cabinet. Il en gardera quelques solides amitiés, comme avec Robert Pandraud, toujours prêt à aider Anne-Gabrielle.
Mais Victor Lahoud se meurt d'un cancer et rend son dernier soupir en 1990, dans les bras d'un Imad bouleversé. La jeune fille annonce alors à son papa estomaqué que, désormais, le fiancé "dormira à la maison", un bel appartement bourgeois du 16e arrondissement. "Vous êtes désormais mon père", sanglote Imad en tombant dans les bras de "beau-papa". Les jeunes gens se marient civilement le 9 juillet 1991. Dans les salons cossus de l'Hôtel Thiers, place Saint-Georges, on s'interroge à mi-voix sur le mariage de ce petit Libanais fauché à cette riche héritière de la bourgeoisie juive cultivée, laïque et ultra-intégrée. Mais les chuchotements s'étouffent dans les replis des velours.
La jeune mariée suit les traces de son père. Après l'ENA, elle choisit l'inspection des finances. Imad, lui, traîne en maîtrise de maths. "C'est un garçon qui n'aime pas les sentiers battus, explique un proche. Tout ce qui est bachotage ou conventionnel l'ennuie." Il rate avec constance toutes les grandes écoles - détail qu'il "oubliera" de signaler des années plus tard, notamment à son ami Jean-Pierre Philippe, du cabinet du directeur général d'EADS, qui le croit toujours normalien. Il entreprend de se convertir au judaïsme par curiosité intellectuelle et apprend assez d'hébreu pour impressionner Anne-Gabrielle. Il obtient néanmoins deux DEA en 1990 et 1991, l'un de "physique des solides", l'autre de "probabilités et processus aléatoires", qui lui vaudront une embauche chez Merrill Lynch à Londres.
La banque d'affaires cherche des matheux pour spéculer sur les produits financiers dérivés. Dans ce travail, le nez est aussi précieux que les maths, et Imad se flatte de "sentir le marché". Son culot, son bagout, son goût du jeu font effectivement merveille. Le cinéaste Eric Rochant en fera l'un des héros de Traders, son documentaire pour Arte. "Un trader, c'est un joueur, y explique complaisamment Lahoud, c'est un parieur. (...) Je corrigeais des copies à 7 francs l'unité. Aujourd'hui, j'ai 32 ans, je gagne plus qu'un joueur de foot." Après quatre années à la City, dont un bref passage chez Salomon Brothers, autre banque d'affaires, Imad rentre à Paris : Anne-Gabrielle est enceinte. Il a de l'argent, roule en Ferrari rouge, mais le commerce des produits dérivés ne l'intéresse plus : c'est devenu banal.
1 2 suivant
Ariane Chemin et Franck Johannes
Article paru dans l'édition du 31.05.06
L'aventure, en ce milieu des années 1990, c'est les hedge funds, ces fonds spéculatifs encore inconnus en France. Imad Lahoud monte en 1998 le fonds Volter : 40 millions d'euros hébergés dans un paradis fiscal, les îles Vierges, et gérés par HL Gestion. HL, comme Heilbronner et Lahoud. Le jeune homme a embarqué avec lui le beau-père oisif à la retraite et lui a confié la présidence du fonds. "Papa le trouvait brillant, intelligent, fascinant, parfois un peu encombrant, assure Anne-Gabrielle. Il y avait une véritable affection entre eux." La stature du haut fonctionnaire rassure les gros institutionnels - GAN, Fortis ou les AGF, qui investissent dans l'affaire. Mais quand la bulle des nouvelles technologies éclate, le fonds Volter s'effondre en trois jours, à l'été 2000. Fortis porte plainte en juillet pour escroquerie et usage de faux. "Les traders peuvent perdre leur lucidité. Il faut rechercher le trade qui va vous rendre célèbre. Et éviter le trade qui va vous mettre au tapis", glissait Imad Lahoud dans le documentaire d'Eric Rochant. Le film se gardait de le dire, mais il avait déjà joué et perdu.
Pour François Heilbronner, le choc est terrible. Il n'a encore rien vu. On perquisitionne chez les Lahoud, puis chez lui. Le retraité raffole des films policiers du très britannique Dick Francis, mais ils finissent toujours par un happy end. Là, il est blessé au plus profond. Tous deux sont mis en examen pour "escroquerie". Le beau-père échappe à la prison, pas Imad, qui sera écroué pendant 108 jours à la Santé.
Anne-Gabrielle a un mal de chien à obtenir un permis de visite - Marwan ne le demande même pas. A 32 ans, la jeune inspectrice des finances est devenue le bras droit de Jean-Charles Naouri, le PDG de Casino, relaxé en 2002, et qui sait ce qu'avoir des ennuis judiciaires veut dire. L'"énarque nouvelle génération", comme la nomme L'Expansion dans un numéro consacré aux "50 jeunes loups du capitalisme français", fait la queue au parloir deux fois par semaine. L'une des cinquante "futures stars du capitalisme français programmées pour assurer la relève" se débrouille avec ses trois enfants.
Imad tient le choc. "C'est un garçon qui possède une forte résilience", admire une amie du couple, inspectrice des finances. En prison, il fait de la musculation avec Smaïn Aït Ali Belkacem, l'artificier des Groupes islamiques armés (GIA), vit au milieu des truands et des politiques, donne des cours d'arabe, de maths, d'informatique, à charge pour deux caïds corses de le protéger pendant les promenades. "Le bon côté de ce genre d'épreuves, explique son épouse toujours positive, c'est qu'on a fait le tri des gens autour de nous."
Imad sort de la Santé avec ses sacs en plastique le 7 octobre 2002, le jour de ses 35 ans. Anne-Gabrielle l'attend sur le trottoir avec son foulard Hermès ; deux personnes âgées observent le couple qui se tombe dans les bras dans la rue déserte... La vie reprend, le couple est criblé de dettes mais fréquente toujours le Racing, et les enfants les cours privés. L'affaire Volter sommeille, elle est aujourd'hui encore à l'instruction. Lahoud doit verser 400 000 euros de caution, le juge Jean-Marie D'Huy accepte un crédit : Imad paie 2 000 euros par mois sur vingt ans...
Entre Marwan et lui, les relations sont glaciales. C'est qu'avant d'être écroué, le petit frère a eu une nouvelle brillante idée. Anne-Gabrielle l'entraîne souvent le week-end dans la maison de famille, à Etretat, où Imad s'ennuie poliment. Mais il y a, sur la falaise, un superbe golf créé au début du siècle par une petite colonie anglaise. L'ex-golden boy fait des étincelles sur le green, et le voilà très vite handicap 4 - Marwan, qui cite pourtant ce hobby dans le Who's who, est à 15. C'est alors qu'Imad prend contact avec un professionnel du golf, décide de coacher une équipe et de créer un magazine. Il convainc au baratin un riche propriétaire de chevaux d'investir dans l'affaire, monte deux sociétés et une holding pour coiffer le tout. Imad doit trouver des sponsors. Grâce à son frère, il rencontre le responsable du mécénat d'EADS, que l'affaire n'intéresse pas.
Le groupe aéronautique l'a échappé belle. Le magazine Golf et tourisme capote après quelques numéros, et lorsque les associés mettent le nez dans les comptes, en 2002, ils découvrent "des pertes abyssales". La presse va mal, mais quand même : la société Moins 18 Editions montre un passif de 776 000 euros pour un actif de 41 000 euros. Une série de plaintes sont déposées, le propriétaire de chevaux s'inquiète des 500 000 euros qu'il a versés. Imad reconnaît quelques légèretés, mais proteste de sa bonne foi. Il devait être jugé pour cette affaire à la mi-mai, mais était alors hospitalisé pour une profonde dépression. L'audience a été reportée à septembre. Mais Imad Lahoud a déjà été déclaré, le 5 avril dernier, gérant de fait de Moins 18 Editions. Et interdit de gestion pour cinq ans.
Au lendemain de sa sortie de prison, Marwan déjeune à la "popote" d'EADS avec Imad pour la première fois depuis 1994 - c'est son frère, malgré tout. Le cadet explique qu'il a beaucoup mûri, qu'il veut changer de vie, "construire, être utile", devenir fonctionnaire. Jean-Louis Gergorin, le vice-président d'EADS, à qui Marwan a rendu de signalés services, les rejoint au café : "Ne vous inquiétez pas, Imad, je crois que vous êtes innocent. Envoyez-moi un CV, je vais vous aider." Le voilà embarqué en juin 2003 comme consultant en stratégie au siège du groupe après s'être essayé à une brève carrière parallèle à la DGSE, avec les déboires qu'on connaît.
Quand Marwan apprend que Jean-Louis Gergorin veut embaucher son frère, il se fâche tout rouge. Il explique que l'affaire Volter n'est pas soldée et qu'Imad peut être un danger pour EADS - et pour sa carrière. Le frère est finalement embauché le 1er juin 2004, non par Jean-Louis Gergorin, mais par le centre de recherche d'EADS.
Au fond, qui est vraiment Imad Lahoud ? Un convive charmant en tout cas, que Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, n'a pas hésité à inviter chez lui pour un week-end à Toulouse, en pleine tourmente Clearstream. Un homme sans doute un peu grisé, aussi, par le "laissez-passer" tricolore que lui a remis le général Rondot. Un homme à terre, enfin, qui, si EADS décide de le lâcher, doute, pour la première fois de sa vie, de pouvoir rebondir.
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