L' AFFAIRE DREYFUS, UN TRAUMATISME PROFOND POUR LES JUIFS DE FRANCE
dreyfus innocentéUn traumatisme profond pour les juifs de France
Entretien . L’historien Georges Bensoussan, rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah (*) resitue l’affaire tant au regard du judaïsme français que de l’antisémitisme.
Qui étaient les juifs de France à l’orée du XXe siècle ?
Georges Bensoussan. Ils étaient environ 80 000 sur trente-huit millions d’habitants. On peut distinguer trois groupes. Le plus ancien, d’origine séfarade, se concentrait dans le sud-ouest. Le plus nombreux était constitué des juifs alsaciens et lorrains qui avaient été confrontés au choix dramatique de 1870 : demeurer français en quittant leur région ou passer sous souveraineté allemande. La famille Dreyfus avait dans sa majorité fait le choix de la fidélité à la France. Ces deux premiers groupes étaient fortement intégrés à la nation française. Le troisième est celui des immigrés ayant fui l’empire tsariste pour échapper à la misère et aux violences pogromistes. Ceux-là s’intégraient par le canal des enfants et de l’école. Ils éprouvaient un attachement viscéral pour la « patrie des droits de l’homme et de Victor Hugo » et se trouvaient en butte à une certaine condescendance des juifs français.
Il convient d’ajouter les juifs d’Algérie. Français de droit depuis le décret Crémieux (1870), ils se heurtaient à une double hostilité : celle des Français d’Algérie (mise en sourdine après 1945) et celle des Arabes musulmans ulcérés que ces dhimmis, ces « moins que rien » de toujours, aient des droits supérieurs aux leurs. Comme les précédents, ces juifs sont profondément patriotes.
Quand se noue l’affaire Dreyfus, les juifs sont assez largement en phase avec les fondements émancipateurs affirmés par l’Assemblée nationale en 1791 : « Tout accorder aux juifs comme individus, rien comme nation. » Le fait juif est d’abord confessionnel et d’ordre privé. Le vocabulaire en usage porte d’ailleurs la marque de cette intégration. On est plus volontiers « israélite » que « juif », le « temple » tend à se substituer à la « synagogue », la « communion » à la « bar mitzva »... Le sionisme, dont l’affirmation politique précède d’une quinzaine d’années l’affaire Dreyfus, n’aura longtemps qu’un impact marginal en France. Les principaux penseurs de l’autonomie politique juive portent un regard sévère sur le judaïsme français qualifié par exemple par Ahad Ha’am d’« esclavage dans la liberté ».
Comment ces juifs de France perçoivent-ils l’affaire Dreyfus ?
Georges Bensoussan. Comme une tragédie. Elle constitue un traumatisme profond. Les juifs de France n’excluent pas que Dreyfus soit un traître. Ils ne peuvent concevoir l’ampleur du complot. Dans leur masse, ils sont réticents à rejoindre les rangs dreyfusards comme s’ils ne pouvaient, pour reprendre leurs mots, « être juge et partie à la fois ». Les instances communautaires, tel le Consistoire, demeurent prudentes et réservées sur la scène publique. Les juifs de France font profil bas, cherchent à se faire oublier. Les exceptions n’en sont que plus notables : Bernard Lazare et Joseph Reinach en particulier. Cette attitude est un classique de la diaspora juive, toujours plus patriote que les plus patriotes, et qui doit sans cesse prouver son allégeance à la patrie.
Qu’est-ce que l’antisémitisme de cette époque ?
Georges Bensoussan. L’antijudaïsme est indissociable de la pratique quotidienne de la catéchèse et de son enseignement du mépris à l’encontre du « peuple assassin du Christ ». La plus grande part des Français n’a jamais croisé le moindre juif, mais peu d’entre eux ignorent les clichés diffusés depuis des lustres. Sur ce fond catholique prégnant, un antijudaïsme de gauche s’est peu à peu affirmé sous l’influence de Fourier, Proudhon et Toussenel. À travers les figures des Rothschild et des Pereire, le juif est assimilé à l’argent. À cet antijudaïsme de gauche, va s’agréger, après le traumatisme de la défaite en 1870-1871, une version nationaliste et xénophobe, en particulier à l’occasion du début de la grande dépression économique en 1882. L’antigermanisme cristallise dans la judéophobie. On glisse de l’Allemand, l’étranger haï mais insaisissable, au juif, cette part maudite du christianisme, cet « autre » fantasmé et disponible à la vindicte.
C’est dans ce mouvement que s’insère Édouard Drumont, auteur de la France juive en 1886. Les deux volumes se vendent à plus de 50 000 exemplaires en une seule année, ce qui donne à Drumont les moyens de lancer son journal la Libre Parole, en 1892. Dans le même temps, se manifestent des organisations groupusculaires mais actives dont la plus emblématique est la Ligue antisémitique de France du marquis de Morès. Après le départ de ce dernier, en 1893, Jules Guérin, en agitateur de rue consommé, reprend en main le groupuscule au plus fort de l’affaire Dreyfus. Ces groupes recourent à une violence verbale dont certains propos assassins sont de type génocidaire. Il n’est qu’à lire les lettres qui accompagnent la souscription lancée par la Libre Parole en faveur de la famille du colonel Henry qui se suicide en1898 confondu comme étant l’artisan du faux ayant condamné Dreyfus.
Cette violence verbale annonce la passion antisémite de Vichy et celle des milieux collaborationnistes. En 1945, à l’annonce de sa condamnation, Charles Maurras se dressera dans le box en lançant : « C’est la revanche de Dreyfus ! » Le propos n’a rien d’anecdotique.
Cet antijudaïsme est-il propre à la France ?
Georges Bensoussan. Nullement. Cette voix française retentit dans un concert européen. L’antisémitisme allemand, porté puissamment par les milieux intellectuels, est beaucoup plus prégnant. En Russie, les pogromes sont de plus en plus fréquents et meurtriers. En Roumanie sun antisémitisme d’État. Si en France métropolitaine les violences physiques furent très limitées, l’Algérie connut, elle, des émeutes anti-juives d’une - extrême violence et qui firent d’ailleurs quatre morts.
L’antisémitisme fit-il son examen de conscience après la - réhabilitation ?
Georges Bensoussan. Il n’en a rien été. L’affaire Dreyfus n’est pas une erreur judiciaire mais un crime politique. C’est pourquoi la réhabilitation du capitaine fut tout aussi politique. La République gracie Dreyfus en 1899 puis le réhabilite quand elle se découvre menacée. Il s’agit moins de rendre son honneur à un officier injustement condamné parce que juif, que d’infliger une défaite à un corps des officiers et à un parti clérical massivement demeurés antirépublicains. L’image d’une France coupée en deux est erronée : le pays était massivement antidreyfusard. À aucun moment les antidreyfusards ne manifestèrent un examen de conscience ou exprimèrent des regrets. Qu’on y songe, la statue de Dreyfus, commandée par l’État à Tim en 1985, n’a jamais été admise à l’École polytechnique à laquelle elle était destinée ni au ministère de la Défense. Elle est installée tantôt ici, tantôt là, et toujours dans de discrets et improbables lieux.
(*) Dernier ouvrage publié : Europe, une passion génocidaire, Éditions Mille et Une Nuits, 2006.
Entretien réalisé par Marc Blachère
Entretien . L’historien Georges Bensoussan, rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah (*) resitue l’affaire tant au regard du judaïsme français que de l’antisémitisme.
Qui étaient les juifs de France à l’orée du XXe siècle ?
Georges Bensoussan. Ils étaient environ 80 000 sur trente-huit millions d’habitants. On peut distinguer trois groupes. Le plus ancien, d’origine séfarade, se concentrait dans le sud-ouest. Le plus nombreux était constitué des juifs alsaciens et lorrains qui avaient été confrontés au choix dramatique de 1870 : demeurer français en quittant leur région ou passer sous souveraineté allemande. La famille Dreyfus avait dans sa majorité fait le choix de la fidélité à la France. Ces deux premiers groupes étaient fortement intégrés à la nation française. Le troisième est celui des immigrés ayant fui l’empire tsariste pour échapper à la misère et aux violences pogromistes. Ceux-là s’intégraient par le canal des enfants et de l’école. Ils éprouvaient un attachement viscéral pour la « patrie des droits de l’homme et de Victor Hugo » et se trouvaient en butte à une certaine condescendance des juifs français.
Il convient d’ajouter les juifs d’Algérie. Français de droit depuis le décret Crémieux (1870), ils se heurtaient à une double hostilité : celle des Français d’Algérie (mise en sourdine après 1945) et celle des Arabes musulmans ulcérés que ces dhimmis, ces « moins que rien » de toujours, aient des droits supérieurs aux leurs. Comme les précédents, ces juifs sont profondément patriotes.
Quand se noue l’affaire Dreyfus, les juifs sont assez largement en phase avec les fondements émancipateurs affirmés par l’Assemblée nationale en 1791 : « Tout accorder aux juifs comme individus, rien comme nation. » Le fait juif est d’abord confessionnel et d’ordre privé. Le vocabulaire en usage porte d’ailleurs la marque de cette intégration. On est plus volontiers « israélite » que « juif », le « temple » tend à se substituer à la « synagogue », la « communion » à la « bar mitzva »... Le sionisme, dont l’affirmation politique précède d’une quinzaine d’années l’affaire Dreyfus, n’aura longtemps qu’un impact marginal en France. Les principaux penseurs de l’autonomie politique juive portent un regard sévère sur le judaïsme français qualifié par exemple par Ahad Ha’am d’« esclavage dans la liberté ».
Comment ces juifs de France perçoivent-ils l’affaire Dreyfus ?
Georges Bensoussan. Comme une tragédie. Elle constitue un traumatisme profond. Les juifs de France n’excluent pas que Dreyfus soit un traître. Ils ne peuvent concevoir l’ampleur du complot. Dans leur masse, ils sont réticents à rejoindre les rangs dreyfusards comme s’ils ne pouvaient, pour reprendre leurs mots, « être juge et partie à la fois ». Les instances communautaires, tel le Consistoire, demeurent prudentes et réservées sur la scène publique. Les juifs de France font profil bas, cherchent à se faire oublier. Les exceptions n’en sont que plus notables : Bernard Lazare et Joseph Reinach en particulier. Cette attitude est un classique de la diaspora juive, toujours plus patriote que les plus patriotes, et qui doit sans cesse prouver son allégeance à la patrie.
Qu’est-ce que l’antisémitisme de cette époque ?
Georges Bensoussan. L’antijudaïsme est indissociable de la pratique quotidienne de la catéchèse et de son enseignement du mépris à l’encontre du « peuple assassin du Christ ». La plus grande part des Français n’a jamais croisé le moindre juif, mais peu d’entre eux ignorent les clichés diffusés depuis des lustres. Sur ce fond catholique prégnant, un antijudaïsme de gauche s’est peu à peu affirmé sous l’influence de Fourier, Proudhon et Toussenel. À travers les figures des Rothschild et des Pereire, le juif est assimilé à l’argent. À cet antijudaïsme de gauche, va s’agréger, après le traumatisme de la défaite en 1870-1871, une version nationaliste et xénophobe, en particulier à l’occasion du début de la grande dépression économique en 1882. L’antigermanisme cristallise dans la judéophobie. On glisse de l’Allemand, l’étranger haï mais insaisissable, au juif, cette part maudite du christianisme, cet « autre » fantasmé et disponible à la vindicte.
C’est dans ce mouvement que s’insère Édouard Drumont, auteur de la France juive en 1886. Les deux volumes se vendent à plus de 50 000 exemplaires en une seule année, ce qui donne à Drumont les moyens de lancer son journal la Libre Parole, en 1892. Dans le même temps, se manifestent des organisations groupusculaires mais actives dont la plus emblématique est la Ligue antisémitique de France du marquis de Morès. Après le départ de ce dernier, en 1893, Jules Guérin, en agitateur de rue consommé, reprend en main le groupuscule au plus fort de l’affaire Dreyfus. Ces groupes recourent à une violence verbale dont certains propos assassins sont de type génocidaire. Il n’est qu’à lire les lettres qui accompagnent la souscription lancée par la Libre Parole en faveur de la famille du colonel Henry qui se suicide en1898 confondu comme étant l’artisan du faux ayant condamné Dreyfus.
Cette violence verbale annonce la passion antisémite de Vichy et celle des milieux collaborationnistes. En 1945, à l’annonce de sa condamnation, Charles Maurras se dressera dans le box en lançant : « C’est la revanche de Dreyfus ! » Le propos n’a rien d’anecdotique.
Cet antijudaïsme est-il propre à la France ?
Georges Bensoussan. Nullement. Cette voix française retentit dans un concert européen. L’antisémitisme allemand, porté puissamment par les milieux intellectuels, est beaucoup plus prégnant. En Russie, les pogromes sont de plus en plus fréquents et meurtriers. En Roumanie sun antisémitisme d’État. Si en France métropolitaine les violences physiques furent très limitées, l’Algérie connut, elle, des émeutes anti-juives d’une - extrême violence et qui firent d’ailleurs quatre morts.
L’antisémitisme fit-il son examen de conscience après la - réhabilitation ?
Georges Bensoussan. Il n’en a rien été. L’affaire Dreyfus n’est pas une erreur judiciaire mais un crime politique. C’est pourquoi la réhabilitation du capitaine fut tout aussi politique. La République gracie Dreyfus en 1899 puis le réhabilite quand elle se découvre menacée. Il s’agit moins de rendre son honneur à un officier injustement condamné parce que juif, que d’infliger une défaite à un corps des officiers et à un parti clérical massivement demeurés antirépublicains. L’image d’une France coupée en deux est erronée : le pays était massivement antidreyfusard. À aucun moment les antidreyfusards ne manifestèrent un examen de conscience ou exprimèrent des regrets. Qu’on y songe, la statue de Dreyfus, commandée par l’État à Tim en 1985, n’a jamais été admise à l’École polytechnique à laquelle elle était destinée ni au ministère de la Défense. Elle est installée tantôt ici, tantôt là, et toujours dans de discrets et improbables lieux.
(*) Dernier ouvrage publié : Europe, une passion génocidaire, Éditions Mille et Une Nuits, 2006.
Entretien réalisé par Marc Blachère
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