Friday, July 07, 2006

DREYFUS CELEBRE MAIS PAS PANTHEONISE



Alfred Dreyfus n'ira pas au Panthéon, du moins d'ici la fin du quinquennat de Jacques Chirac. Ainsi l'a annoncé l'entourage du chef de l'Etat, mercredi 5 juillet. Plutôt que le transfert des cendres de l'officier dans le temple de la patrie reconnaissante, une "cérémonie nationale" aura lieu le 12 juillet à l'Ecole militaire, à Paris, pour le centième anniversaire de sa réhabilitation. Un "grand moment historique", dit-on à l'Elysée.

L'historien Vincent Duclert avait adressé son dernier livre au président de la République : Alfred Dreyfus, l'honneur d'un patriote (Fayard). Les dernières pages appellent à l'entrée de Dreyfus au Panthéon. Parce que le capitaine incarne "la patrie du droit et de la vérité", que le Panthéon est le lieu où l'on dit ce qu'est la France, et que la constitution de la Ve République confère au seul chef de l'Etat le choix du"panthéonisé". Il comptait sur ce président capable de préférer le travail des historiens à une vision mythique du passé, comme l'ont montré ses positions courageuses sur la responsabilité de l'Etat français sous Vichy ou sa critique des lois mémorielles.
"J'ai naturellement pris bonne note, lui a répondu Jacques Chirac dans une lettre du 12 mai, de votre suggestion de commémorer le centenaire de l'arrêt de réhabilitation de la Cour de cassation, le 12 juillet prochain, en décidant de la translation au Panthéon des cendres d'Alfred Dreyfus. Cette proposition sera étudiée avec toute la considération qu'elle mérite, parmi les différentes possibilités qui s'offrent pour cette commémoration."
Elle n'a pas été retenue. Selon Frédéric Salat-Baroux, secrétaire général de l'Elysée, une cérémonie de grande envergure est plus adéquate pour célébrer "un moment capital de l'histoire de la République". Le président évoquera-t-il la réhabilitation inachevée de Dreyfus, réintégré dans l'armée sans ancienneté? L'Elysée laisse planer le suspense sur son discours. "La réhabilitation de Dreyfus a illustré le choix de la primauté de la justice, du droit individuel sur toute autre considération, note le secrétaire général. C'est une victoire qui enracine les principes fondamentaux de la République."
Pourquoi pas, en plus, un transfert des cendres au Panthéon ? L'Elysée ne motive pas son choix. La statue de Dreyfus, conçue par le dessinateur Tim en 1998, avait déjà causé bien des soucis. Le ministre de la défense de l'époque, Charles Hernu, avait annulé sa destination initiale, la cour de l'Ecole militaire où le capitaine avait été dégradé puis réhabilité. Après moult hésitations, ce symbole difficile des pages les plus sombres de la France trouva sa place plus modestement en bordure du boulevard Raspail.
L'historien Pierre Birnbaum, penseur de la relation entre les juifs et la République, s'interroge. Favorable à l'entrée de Dreyfus au Panthéon, il se dit "conscient d'un risque : qu'il y entre comme juif et non comme fonctionnaire amoureux de la République, fidèle à ses origines juives". Demandant : "Serait-ce le bon moment, à une époque où l'Etat n'a plus la force de gérer sa nation?"
Ce "risque" "n'a jamais été évoqué dans les discussions sur l'éventuelle panthéonisation de Dreyfus", assure le secrétaire général de l'Elysée. Les interrogations portaient davantage sur le statut de victime de Dreyfus, compliqué dans une logique d'incarnation de la nation. Et sur le fait qu'il est déjà représenté au Panthéon par les cendres de ses défenseurs, Emile Zola et Jean Jaurès.
La biographie de Vincent Duclert dresse du capitaine Dreyfus un portrait inhabituel : non pas seulement un homme de souffrance, victime de l'Etat français parce qu'il était juif, simple symbole de sa propre cause et trop petit pour son destin, mais un "homme de résistance". L'historien rapporte "l'héroïsme civique" de Dreyfus, accusé à tort de haute trahison au bénéfice de l'Allemagne, dégradé et déporté de 1895 à 1899 dans un bagne de Guyane. Son refus de se soumettre à un procès arbitraire, aux conditions dégradantes de sa déportation. Ses lettres au président de la République, au président du Conseil, au ministre de la guerre. "Il n'a jamais désespéré de la capacité de la France à lui redonner son honneur, explique-t-il. Son amour de la France a construit la France. Il n'a jamais renoncé à ses droits et a mis la justice au cœur de la société. Il est la France."
L'appel à transférer le capitaine au Panthéon fut encouragé par des politiques de tout bord, de Jack Lang à Jean-Louis Debré. Robert Badinter, ancien garde des sceaux, s'est en revanche félicité du choix de Jacques Chirac. "Dreyfus est une victime, certes d'un courage exceptionnel, mais une victime. Le héros de l'affaire Deyfus, c'est Zola, et il est au Panthéon." Le Conseil représentatif des institutions juives de France est sur la même ligne.
Dreyfus au Panthéon. Aussitôt évoquée, l'idée s'est inscrite dans un de ces feuilletons intellectuels dont la France raffole. Une de ces lignes de front où adorent prendre place les débattants. Car peu avant la sortie du livre de Vincent Duclert avait surgi un autre candidat au Panthéon : l'historien Marc Bloch, cofondateur de l'Ecole des Annales, héroïque combattant des deux guerres, juif et résistant, fusillé par les Allemands. L'historien Max Gallo avait lancé l'idée dans un article du Figaro littéraire avant d'initier dans le même journal une "supplique à Monsieur le président de la République pour le transfert au Panthéon de Marc Bloch". De nombreux et prestigieux historiens signent. A l'Elysée, la candidature de Dreyfus en prend un sérieux coup.
Alfred Dreyfus contre Marc Bloch ? Le match, évidemment, n'a aucun sens. De chaque côté du front, on refuse absolument la mise en concurrence. Même si demeure le vieux cliché de la victime et du héros. Même si Dreyfus peut incarner aux yeux des"libéraux" la justice contre l'Etat, le droit du citoyen contre les institutions. Même si Bloch-le-patriote se trouve accaparé comme figure de proue par les souverainistes, réunis dans la Fondation du 2 mars (ex"Fondation Marc-Bloch"). Pour Max Gallo, qui en est membre, "Marc Bloch représente une vision plus héroïque de l'histoire nationale, que je crois plus indispensable aujourd'hui".
Pierre Nora, l'historien de la mémoire, a figuré par erreur parmi les signataires de la "supplique" pour Marc Bloch. Il s'est retiré. "Trop de choses se mêlent, dit-il. Veut-on panthéoniser Bloch comme résistant ? Il y a déjà Jean Moulin. Comme historien ? Il est trop confidentiel. Comme juif ? Alors il est débordé par Dreyfus – dont on voudrait faire un résistant. Pourquoi ?" Jacques Chirac, hier, a mis fin au débat.

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