EN ALGERIE UN HOMMAGE TRES POLITIQUE A JACQUES DERRIDA
Derrida en Algérie : un hommage très politique
disparu en 2004, le philosophe Jacques Derrida était né en 1930 à El Biar, près d'Alger. Toute sa vie, il témoigna de sa tendresse pour un pays qu'il avait quitté à l'âge de 19 ans : "Un amour de l'Algérie qui, pour n'être pas l'amour d'un citoyen, et donc l'attachement patriotique pour un Etat-nation, n'en est pas moins ce qui rend ici indissociables pour moi le coeur, la pensée et la prise de parti politique", proclamait-il par exemple, en 1994, lors d'une réunion du Comité international de soutien aux intellectuels algériens, où il avait notamment plaidé pour une "laïcité radicale", mise "à l'abri de toute terreur - qu'elle soit d'Etat ou non".
Douze ans plus tard, paradoxalement, c'est un chef de gouvernement étiqueté "islamiste modéré", Abdelaziz Belkhadem, qui a tenu à saluer la mémoire du philosophe, en ouverture d'une rencontre intitulée "Sur les traces de Jacques Derrida", organisée les 25 et 26 novembre par la Bibliothèque nationale d'Alger. Au milieu des drapeaux et sous le portrait du président Bouteflika, M. Belkhadem s'est adressé aux membres de la délégation internationale, français pour la plupart (Jean-Luc Nancy, Hélène Cixous, Marc Goldschmidt, René Major, Marie-Louise Mallet, Denis Kambouchner, Chantal Talagrand et Jérôme Lebre), mais aussi égyptiens (Anouar Moghith et Mona Tolba), anglais (Geoffroy Bennington) ou latino-américains (Silviano Santiago), qui avaient fait le déplacement afin de participer au colloque : "On aimerait que vous connaissiez mieux le pays de Derrida. L'Algérie est une terre si fertile... Ceux qui y sont nés sont des frondeurs. Même en philosophie, on a donné au monde un frondeur !", s'est amusé le premier ministre.
Derrida l'Algérien, esprit rebelle et prophète des opprimés : durant l'ensemble de ces journées, dignitaires du régime et universitaires algériens, comme Amin Zaoui, Mohamed Moulfi et Omar Bousaha, ont rendu hommage à un penseur qu'ils ont présenté comme un théoricien anticolonialiste. Du reste, la mémoire des crimes coloniaux a hanté l'ensemble de ces débats. Ainsi le président du Conseil constitutionnel, Boualem Bessaïeh, s'est-il avancé vers Marguerite Derrida, pour lui saisir chaleureusement la main : "Votre mari était un personnage immense ; son oeuvre est pour nous d'une grande actualité. Notamment sur la question du pardon et du repentir...", lui a-t-il dit.
Dans l'assistance, outre des universitaires, on remarquait la veuve de l'homme d'Etat Houari Boumediène, et Louisette Ighilahriz, ex-activiste du FLN, jadis suppliciée par l'armée française. A la tribune, le conseiller culturel du président Bouteflika, Abdelkader Djeghloul, a d'emblée souhaité que les intervenants s'attachent à "déconstruire l'épistémé mortifère" de l'Occident : "C'est une nécessité vitale", a insisté M. Djeghloul - un sociologue qui s'était notamment fait connaître, en 1996, en vantant les mérites du négationniste Roger Garaudy dans la presse algérienne. Quant à Mustapha Chérif, ancien ministre et ordonnateur de ces rencontres, il s'est félicité que l'Algérie honore "l'un de ses plus illustres fils, Derrida, ce maître de la pensée, le plus grand philosophe de notre temps" (voir ci-dessous).
BLESSURE ORIGINELLE
Peu importait, dès lors, que les ouvrages de Derrida ne soient pas ou peu traduits en arabe, et que la Bibliothèque nationale d'Alger n'en compte qu'un seul (en français) à son catalogue. Ou, comme l'a fait remarquer une enseignante d'Oran, que Derrida n'avait pas vraiment le profil d'un agitateur anti-impérialiste. Alors que les relations entre la France et l'Algérie se sont encore envenimées, après la polémique sur le "rôle positif" de la colonisation, l'essentiel était de mettre en scène des retrouvailles médiatico-culturelles en célébrant un Derrida consensuel et largement imaginaire, prêcheur du "droit à la différence" et de "l'ouverture à l'autre". Et qu'importe, là encore, si cette dernière formule répugnait tout particulièrement au philosophe, qui n'y voyait qu'une "expression usée à rendre l'âme", comme il l'écrivit dans Le Monolinguisme de l'autre (Galilée, 1996), le livre où son lien à l'Algérie s'exprime avec le plus d'intensité. C'est là aussi qu'est restituée la blessure cruciale, originelle : en novembre 1942, le petit "Jackie" est brutalement expulsé de l'école, et déchu de sa citoyenneté française, parce que juif sous Vichy. Franco-maghrébin, judéo-arabe ? "Le silence de ce trait d'union ne pacifie ou n'apaise rien", notait Derrida.
Il ne croyait pas si bien dire. Car si cet intellectuel métis représente aujourd'hui une figure propre à rapprocher les deux rives de la Méditerranée, il n'en continue pas moins, en tant qu'ancien "juif indigène", à cristalliser sur lui plus d'un malentendu, et plus d'un non-dit. Au moment où le colloque s'achevait, Mohamed Amin Damerdji, ancien maquisard du FLN devenu professeur d'agronomie, est monté à la tribune pour affirmer que le fameux décret défendu en 1870 par Adolphe Crémieux, en accordant la citoyenneté française aux juifs d'Algérie, avait préfiguré leur basculement du côté de la puissance coloniale. Dans la foulée, l'enseignant a jugé bon d'établir un "parallèle entre les deux Adolf" : Crémieux et Hitler...
Le lendemain, on retrouva le professeur au milieu des autres intervenants, qu'un minibus emmenait en "pèlerinage" vers le quartier d'El-Biar, là où Jacques Derrida a grandi. "Derrida a vécu ici !", s'enflamma Mustapha Chérif, guide improvisé de ce tour culturel, au seuil d'une villa située à deux pas du bureau de poste, et dont les propriétaires attendaient les congressistes avec des dattes et des fleurs. Mais comme personne, ni l'épouse de Derrida ni ses amis, ne reconnaissait la maison, il fallut bientôt admettre que le philosophe n'y avait sans doute jamais mis les pieds.
Quelques instants plus tard, la petite troupe remontait déjà en voiture, pour se rendre au 13, rue d'Aurelles-de-Paladines, là où Derrida avait bien, cette fois, passé la majeure partie de sa jeunesse. Dans ce petit appartement, on peut encore situer la minuscule "chambre de Jacques", et passer la main sur le vieux piano désaccordé. Mais pour le reste, tout a bien changé, les deux jeunes locataires du logement l'ayant rempli de masques africains et de drapeaux allemands. Et Derrida, dans tout ça ? Visiblement perplexe, Geoffrey Bennington, ami du penseur et professeur à Atlanta, se posait la question, évoquant le tour très politique pris par ce colloque : "La terre, le sol, la patrie... Jacques n'aurait pas été très content, ça l'aurait énervé...", soufflait-il.
disparu en 2004, le philosophe Jacques Derrida était né en 1930 à El Biar, près d'Alger. Toute sa vie, il témoigna de sa tendresse pour un pays qu'il avait quitté à l'âge de 19 ans : "Un amour de l'Algérie qui, pour n'être pas l'amour d'un citoyen, et donc l'attachement patriotique pour un Etat-nation, n'en est pas moins ce qui rend ici indissociables pour moi le coeur, la pensée et la prise de parti politique", proclamait-il par exemple, en 1994, lors d'une réunion du Comité international de soutien aux intellectuels algériens, où il avait notamment plaidé pour une "laïcité radicale", mise "à l'abri de toute terreur - qu'elle soit d'Etat ou non".
Douze ans plus tard, paradoxalement, c'est un chef de gouvernement étiqueté "islamiste modéré", Abdelaziz Belkhadem, qui a tenu à saluer la mémoire du philosophe, en ouverture d'une rencontre intitulée "Sur les traces de Jacques Derrida", organisée les 25 et 26 novembre par la Bibliothèque nationale d'Alger. Au milieu des drapeaux et sous le portrait du président Bouteflika, M. Belkhadem s'est adressé aux membres de la délégation internationale, français pour la plupart (Jean-Luc Nancy, Hélène Cixous, Marc Goldschmidt, René Major, Marie-Louise Mallet, Denis Kambouchner, Chantal Talagrand et Jérôme Lebre), mais aussi égyptiens (Anouar Moghith et Mona Tolba), anglais (Geoffroy Bennington) ou latino-américains (Silviano Santiago), qui avaient fait le déplacement afin de participer au colloque : "On aimerait que vous connaissiez mieux le pays de Derrida. L'Algérie est une terre si fertile... Ceux qui y sont nés sont des frondeurs. Même en philosophie, on a donné au monde un frondeur !", s'est amusé le premier ministre.
Derrida l'Algérien, esprit rebelle et prophète des opprimés : durant l'ensemble de ces journées, dignitaires du régime et universitaires algériens, comme Amin Zaoui, Mohamed Moulfi et Omar Bousaha, ont rendu hommage à un penseur qu'ils ont présenté comme un théoricien anticolonialiste. Du reste, la mémoire des crimes coloniaux a hanté l'ensemble de ces débats. Ainsi le président du Conseil constitutionnel, Boualem Bessaïeh, s'est-il avancé vers Marguerite Derrida, pour lui saisir chaleureusement la main : "Votre mari était un personnage immense ; son oeuvre est pour nous d'une grande actualité. Notamment sur la question du pardon et du repentir...", lui a-t-il dit.
Dans l'assistance, outre des universitaires, on remarquait la veuve de l'homme d'Etat Houari Boumediène, et Louisette Ighilahriz, ex-activiste du FLN, jadis suppliciée par l'armée française. A la tribune, le conseiller culturel du président Bouteflika, Abdelkader Djeghloul, a d'emblée souhaité que les intervenants s'attachent à "déconstruire l'épistémé mortifère" de l'Occident : "C'est une nécessité vitale", a insisté M. Djeghloul - un sociologue qui s'était notamment fait connaître, en 1996, en vantant les mérites du négationniste Roger Garaudy dans la presse algérienne. Quant à Mustapha Chérif, ancien ministre et ordonnateur de ces rencontres, il s'est félicité que l'Algérie honore "l'un de ses plus illustres fils, Derrida, ce maître de la pensée, le plus grand philosophe de notre temps" (voir ci-dessous).
BLESSURE ORIGINELLE
Peu importait, dès lors, que les ouvrages de Derrida ne soient pas ou peu traduits en arabe, et que la Bibliothèque nationale d'Alger n'en compte qu'un seul (en français) à son catalogue. Ou, comme l'a fait remarquer une enseignante d'Oran, que Derrida n'avait pas vraiment le profil d'un agitateur anti-impérialiste. Alors que les relations entre la France et l'Algérie se sont encore envenimées, après la polémique sur le "rôle positif" de la colonisation, l'essentiel était de mettre en scène des retrouvailles médiatico-culturelles en célébrant un Derrida consensuel et largement imaginaire, prêcheur du "droit à la différence" et de "l'ouverture à l'autre". Et qu'importe, là encore, si cette dernière formule répugnait tout particulièrement au philosophe, qui n'y voyait qu'une "expression usée à rendre l'âme", comme il l'écrivit dans Le Monolinguisme de l'autre (Galilée, 1996), le livre où son lien à l'Algérie s'exprime avec le plus d'intensité. C'est là aussi qu'est restituée la blessure cruciale, originelle : en novembre 1942, le petit "Jackie" est brutalement expulsé de l'école, et déchu de sa citoyenneté française, parce que juif sous Vichy. Franco-maghrébin, judéo-arabe ? "Le silence de ce trait d'union ne pacifie ou n'apaise rien", notait Derrida.
Il ne croyait pas si bien dire. Car si cet intellectuel métis représente aujourd'hui une figure propre à rapprocher les deux rives de la Méditerranée, il n'en continue pas moins, en tant qu'ancien "juif indigène", à cristalliser sur lui plus d'un malentendu, et plus d'un non-dit. Au moment où le colloque s'achevait, Mohamed Amin Damerdji, ancien maquisard du FLN devenu professeur d'agronomie, est monté à la tribune pour affirmer que le fameux décret défendu en 1870 par Adolphe Crémieux, en accordant la citoyenneté française aux juifs d'Algérie, avait préfiguré leur basculement du côté de la puissance coloniale. Dans la foulée, l'enseignant a jugé bon d'établir un "parallèle entre les deux Adolf" : Crémieux et Hitler...
Le lendemain, on retrouva le professeur au milieu des autres intervenants, qu'un minibus emmenait en "pèlerinage" vers le quartier d'El-Biar, là où Jacques Derrida a grandi. "Derrida a vécu ici !", s'enflamma Mustapha Chérif, guide improvisé de ce tour culturel, au seuil d'une villa située à deux pas du bureau de poste, et dont les propriétaires attendaient les congressistes avec des dattes et des fleurs. Mais comme personne, ni l'épouse de Derrida ni ses amis, ne reconnaissait la maison, il fallut bientôt admettre que le philosophe n'y avait sans doute jamais mis les pieds.
Quelques instants plus tard, la petite troupe remontait déjà en voiture, pour se rendre au 13, rue d'Aurelles-de-Paladines, là où Derrida avait bien, cette fois, passé la majeure partie de sa jeunesse. Dans ce petit appartement, on peut encore situer la minuscule "chambre de Jacques", et passer la main sur le vieux piano désaccordé. Mais pour le reste, tout a bien changé, les deux jeunes locataires du logement l'ayant rempli de masques africains et de drapeaux allemands. Et Derrida, dans tout ça ? Visiblement perplexe, Geoffrey Bennington, ami du penseur et professeur à Atlanta, se posait la question, évoquant le tour très politique pris par ce colloque : "La terre, le sol, la patrie... Jacques n'aurait pas été très content, ça l'aurait énervé...", soufflait-il.
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