Wednesday, February 28, 2007

la fin de l'exception juive

François Wahl, 82 ans. L'éditeur de Barthes, Lacan, Ricoeur ou Dolto sort de sa retraite pour s'élever contre son ami, le linguiste Jean-Claude Milner, qui fait du Juif la victime absolue.
La fin de l'exception juive
Par Eric AESCHIMANN
QUOTIDIEN : mercredi 28 février 2007
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C'est un vieil homme en colère. Un octogénaire svelte au regard clair, au pas alerte, qui, après avoir été une éminence grise de l'intelligentsia française, s'est retiré de toute vie éditoriale il y a seize ans. Un retraité qui est sorti de son silence il y a quelques semaines en publiant dans le Monde une tribune sévère contre l'un de ses vieux amis, le linguiste Jean-Claude Milner, celui-là même qui vient de se distinguer en qualifiant d'antisémite un livre de Pierre Bourdieu. «Jean-Claude s'est enfermé dans une défense du sémitisme qui, à mon sens, ne peut qu'avoir des effets catastrophiques. L'essentiel de mon texte, c'était l'affirmation que la persécution des Juifs est une persécution comme les autres.» Un vieil homme qui voudrait ramener un peu de raison dans le débat si sensible de ce qu'il appelle «la mise en exception des Juifs».
François Wahl reçoit à la campagne. Dans la grande pièce du rez-de-chaussée baignée par la lumière des hautes fenêtres, il y a une cheminée avec des bûches qui brûlent, des meubles en bois de style rustique et aucun livre. «Je les cache. Mais si je vous montre mon bureau là-haut, vous verrez ce que c'est qu'être envahi par les livres.» Pendant trente-cinq ans, il a été l'éditeur et l'ami des plus grands : Barthes, Lacan, Ricoeur, Sollers, Dolto... et Milner. De Barthes, dont on redécouvre qu'il avait donné sa bénédiction aux Nouveaux Philosophes, il dit : «Roland avait horreur des conflits. Il se défendait en étant gentil. Mais je ne crois pas qu'il les ait pris le moins du monde au sérieux.» De Lacan, il fut l'accoucheur patient. «Il avait une peur terrible d'être publié. Je suis parti à la montagne, je relisais tous les textes. Je lui faisais part tous les jours, par téléphone, des problèmes que je rencontrais et il me répondait par télégrammes.»
Voilà pour l'anecdote, mais cet éditeur-là n'est pas mémorialiste : il a décliné un projet de livre-entretien. En fait de culte du passé, il s'en tient à cette vaste maison où il a passé les week-ends d'une jeunesse heureuse, père administrateur aux Galeries Lafayette, mère médecin, des soeurs et des demi-soeurs. «Le type d'enfance qui fait qu'on ne peut pas ne pas devenir un intellectuel. Mais j'ai toujours su que c'était moi qui récupérerai la maison.» Justement, à la fin de l'Occupation, «récupérer» la maison vendue comme bien juif ne fut pas une mince affaire : il a fallu intenter un procès, attendre le bon vouloir des acquéreurs. «L'argent leur a été rendu, sans aucune sanction.» Car François Wahl est juif et c'est en se déclarant tel qu'il porte maintenant la contradiction à son vieil ami Milner.
Thèse centrale de Milner : oui, il existe une exception juive, celle d'un peuple qui fut à deux doigts de s'assimiler aux démocraties européennes avant d'en être violemment rejeté (affaire Dreyfus, Shoah). Pour Milner, les démocraties européennes sont par essence rétives au «nom juif», parce qu'imprégnées d'un universalisme chrétien où, pour reprendre les mots de l'apôtre Paul : «Il n'y a plus ni Juif, ni Grec.» Ce «ni Juif» serait même au fondement de tout antisémitisme. A quoi François Wahl oppose le récit d'un dîner, il y a deux ou trois ans. «C'était chez un psy. Tout le monde était juif et il était question de la Torah. Moi, je me taisais.» Interpellé sur son silence, Wahl finit par dire : «Que voulez-vous que je vous dise ? Moi, je suis grec.» Autrement dit : je suis philosophe, pas talmudiste.
Wahl ne nie pas l'antisémitisme. Il souligne au contraire combien celui-ci était présent jusque dans la Résistance. Le même bénédictin qui risqua sa vie pour le sauver des Allemands ne lui confia-t-il pas qu'il faudrait instaurer «un numerus clausus pour les Juifs» ? Mais justement : «A la Libération, conscients de cela, les Juifs se sont réintégrés sur la pointe des pieds. Pour sortir de cette attitude, il a fallu la connaissance de la déportation. Pour reprendre place parmi les hommes, il a fallu savoir qu'ils avaient été traités en sous-hommes. Voilà pourquoi, depuis, ils se sont recomposés comme victimes absolues.» Sauf que, ajoute-t-il : «Il n'y a pas d'absolu. S'agissant des individus, chacun est "un" et doit être compté comme "un".» Avant d'ajouter : «Il est vrai que ce raisonnement est difficile pour les intellectuels. Ils ont des raisons de penser qu'ils sont plus "un" que d'autres.»
Et lui, pourquoi n'a-t-il pas été traumatisé par l'antisémitisme ? Premier antidote : en 1940, il a 15 ans et vient de prendre conscience de son homosexualité, qu'il vit «comme un défi ironique», «une bonne farce vis-à-vis de la société». «L'antisémitisme, je l'ai rangé dans la même catégorie.» Deuxième antidote : «Je n'ai pas fait que subir, j'ai pu agir.» La Résistance ? «Oui, à l'âge que j'avais, et comme je le pouvais.» Changer de nom pour se cacher, cela l'a beaucoup amusé. Alors, l'obsession du «nom juif», très peu pour lui. Dernier secret, qu'il lâche à regret : en 1947, il a brièvement appartenu au groupe Stern, ces activistes sionistes qui ont combattu pour la création d'Israël. «Je m'occupais d'un journal avec une imprimerie dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Je me sentais français, mais je l'ai fait pour ceux qui n'avaient nulle part où aller.» Il rompt à l'indépendance israélienne. «J'ai été engagé dans la lutte contre les Anglais, pas contre les Arabes.»
Trois raisons de relativiser l'absolu, de mesurer sa réversibilité. Pourtant, en soi, l'idée d'une vérité absolue ne lui fait pas peur. «Il ne faut pas céder sur la vérité, sur l'élaboration théorique de la vérité. Une vérité de raisonnement. C'est la théorie qui doit avoir le dernier mot.» Wahl s'est attelé depuis une dizaine d'années à construire une théorie de «la consistance de l'apparaître» ; cela s'appellera le Perçu, «un livre énorme», qu'il voudrait publier à la rentrée. Non, ce qu'il rejette, c'est l'incohérence. Au début des années 70, lui, qui n'a jamais été gauchiste, mettait en garde Jean-Claude Milner, alors farouche «mao» : «Faire la révolution dans une situation où elle n'a aucune chance de se produire, c'est du spectacle que l'on se donne à soi-même.» Il est vrai qu'une part de spectacle entre dans le judaïsme inquiet du même Milner, trente ans plus tard. Mais François Wahl n'est pas exempt d'incohérences : son plus proche ami s'appelle Alain Badiou, ultime philosophe «mao» de France et lui aussi grand amateur d'effets de scène.
Il est 14 heures et François Wahl n'a pas arrêté de fumer. «Trop, comme d'habitude». Il se sert un whisky. «Je ne pense pas que deux sujets aient jamais vécu l'amour plus absolument que Severo et moi.» Severo Sarduy, écrivain cubain, fut son compagnon jusqu'à sa mort en 1993. Ils se sont connus en mai 1960, à la chapelle Sixtine. «Il m'a dragué, il était midi. A minuit, Severo m'a dit : " Est-ce qu'on est engagés ?" Sous une pluie torrentielle, j'ai dit : "Oui."» «Il y a une chose dont je ne me remets pas, qui m'a radicalement rendu heureux pendant trente ans : tous les soirs, je lui faisais la lecture, de Flaubert à Heidegger. C'est le moment où j'ai été le plus adéquat à moi-même. On était " un " .» En somme, la règle du «chacun compte pour " un " » n'admettrait qu'une «exception» : l'amour. Reste à en convaincre Jean-Claude Milner.
photo JERìME BONNET
François Wahl en 7 dates 1925 Naissance à Paris. Septembre 1943 Son père meurt à Auschwitz. 1957 Entre au Seuil. 1966 Publie Ecrits de Jacques Lacan. 1986 Publie l'Etre et l'Evénement d'Alain Badiou. 1990 Prend sa retraite. 1995 Introduction au discours du tableau, le Seuil.

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