153 - DEUX LIVRES POUR EXPLIQUER LES DIMENSIONS ECONOMIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA SHOAH
Mécanique du nazisme
LE MONDE DES LIVRES
Comment se peut-il que les Allemands aient, à différents niveaux, ignoré, voire commis des crimes de masse sans précédent, en particulier le génocide des juifs d'Europe ? La question, âprement débattue, sous-tend deux ouvrages qui paraissent coup sur coup en traduction française.
Comment Hitler a acheté les Allemands, publié en Allemagne en 2005, a pour auteur l'historien allemand Götz Aly, qui est, à 59 ans, l'un de ceux qui contribuent le plus à renouveler les études sur la Shoah. Au centre de son analyse, il y a l'idée que l'appareil d'Etat nazi s'employa à "acheter chaque jour l'approbation de l'opinion, ou, à tout le moins, son indifférence". Pour atteindre cet objectif, on fit supporter l'essentiel de la charge de l'impôt aux couches aisées de la population : les ouvriers, la plupart des employés et fonctionnaires allemands ne payèrent pas un sou d'impôt de guerre direct jusqu'au 8 mai 1945. Le régime nazi ne put alléger les charges des plus démunis qu'en imposant des frais d'occupation croissants aux populations des pays envahis. La plus notable des stratégies élaborées à cette fin fut la spoliation des juifs. Les recettes supplémentaires qui en découlèrent — près de 10 % des recettes courantes du dernier budget d'avant-guerre — représentèrent une bouffée d'oxygène pour le Reich, qui put ainsi amadouer ses administrés. En somme, " une politique de corruption sociale permanente constitua le ciment de la cohésion interne de l'Etat populaire hitlérien".
La contrepartie du bien-être de la population allemande fut donc un gigantesque transfert de richesses à sens unique opéré par une guerre prédatrice et raciale. L'Europe devint le terrain de razzias ouvertement encouragées par Hitler et Göring. Les soldats de la Wehrmacht dévalisèrent littéralement les pays dans lesquels ils tenaient garnison. Si l'Ouest subit un pillage en règle, l'Est fut soumis à une exploitation féroce. Les difficultés rencontrées pour bien nourrir les Allemands accélérèrent la spoliation, puis le meurtre des juifs. La spoliation fonctionna comme une technique de blanchiment d'argent avec un but identique partout : le financement allemand de la guerre. Götz Aly estime dès lors que "la Shoah restera incomprise tant qu'elle ne sera pas analysée comme le plus terrible meurtre prédateur de masse de l'histoire moderne".
"EXISTENCE-FARDEAU"
Les Architectes de l'extermination, que Götz Aly a cosigné avec sa compatriote la journaliste Suzanne Heim en 2002, développait déjà, sous un angle différent, cette thématique. Il établit que les nazis bénéficièrent du concours d'universitaires et d'administrateurs professionnels dont beaucoup poursuivirent après 1945 de brillantes carrières. Statisticiens, agronomes, démographes, ces "architectes de l'extermination", qui n'étaient pas nécessairement des tenants de l'idéologie national-socialiste, profitèrent de la liberté d'action maximale qu'elle leur offrait. La politique de modernisation qu'ils appelaient de leurs voeux s'accommoda et, dans une large mesure, fit le lit de la politique d'extermination. Au lendemain de la Nuit de cristal du 9 novembre 1938 où pogroms et pillages se multiplièrent sur le territoire du Reich, l'Etat allemand tourna le dos à l'antisémitisme de rue et de foule pour déléguer sa "politique juive" aux institutions étatiques, la plaçant entre les mains d'experts de toutes sortes. En développant la notion d'"existence-fardeau" ou de "bouches improductives" à propos de millions d'êtres, en les rayant de leurs plans d'avenir, en suggérant qu'ils soient "transférés", ces technocrates préparèrent la voie à la création d'une table rase par la force militaire et la violence policière. Cette pente criminelle s'accusa avec la guerre contre la Pologne où les experts en planification trouvèrent un terrain d'essai pour leurs idées. Il devint clair que l'on ne résoudrait pas la "question juive" par les mesures de terreur utilisées jusqu'alors, l'expropriation et l'émigration forcée : les camps d'extermination parachevèrent l'évolution en cours depuis 1938.
On pourra difficilement dorénavant ignorer les dimensions économiques et sociales mises au jour par Götz Aly et Susanne Heim. Reste une question que Georges Bensoussan soulève dans son avant-propos : les démonstrations des architectes de l'extermination invalident-elles le fait que la logique antisémite ait été la racine profonde du meurtre des juifs d'Europe ? En d'autres termes, les données économiques et sociales changent-elles quoi que ce soit à la nature idéologique de la persécution des juifs ?
COMMENT HITLER A ACHETÉ LES ALLEMANDS. Le IIIe Reich, une dictatureau service du peuple (Hitlers Volksstaat) de Götz Aly. Traduit de l'allemand par Marie Gravey. Flammarion, 374 p., 25,50 €.
LES ARCHITECTES DE L'EXTERMINATION. Auschwitz et la logique de l'anéantissement (Architects of Annihilation) de Götz Aly et Suzanne Heim. Traduit de l'anglais par Claire Darmon, Avant-propos de Georges Bensoussan, Calmann-Levy/Mémorial de la Shoah, 432 p., 25 €.
Signalons aussi la parution de Struthof. Le KL-Natzweiler et ses kommandos : une nébuleuse concentrationnaire des deux côtés du Rhin, 1941-1945, de Robert Steegmann (La Nuée Bleue, 494 p., 25 €).
Laurent Douzou
LE MONDE DES LIVRES
Comment se peut-il que les Allemands aient, à différents niveaux, ignoré, voire commis des crimes de masse sans précédent, en particulier le génocide des juifs d'Europe ? La question, âprement débattue, sous-tend deux ouvrages qui paraissent coup sur coup en traduction française.
Comment Hitler a acheté les Allemands, publié en Allemagne en 2005, a pour auteur l'historien allemand Götz Aly, qui est, à 59 ans, l'un de ceux qui contribuent le plus à renouveler les études sur la Shoah. Au centre de son analyse, il y a l'idée que l'appareil d'Etat nazi s'employa à "acheter chaque jour l'approbation de l'opinion, ou, à tout le moins, son indifférence". Pour atteindre cet objectif, on fit supporter l'essentiel de la charge de l'impôt aux couches aisées de la population : les ouvriers, la plupart des employés et fonctionnaires allemands ne payèrent pas un sou d'impôt de guerre direct jusqu'au 8 mai 1945. Le régime nazi ne put alléger les charges des plus démunis qu'en imposant des frais d'occupation croissants aux populations des pays envahis. La plus notable des stratégies élaborées à cette fin fut la spoliation des juifs. Les recettes supplémentaires qui en découlèrent — près de 10 % des recettes courantes du dernier budget d'avant-guerre — représentèrent une bouffée d'oxygène pour le Reich, qui put ainsi amadouer ses administrés. En somme, " une politique de corruption sociale permanente constitua le ciment de la cohésion interne de l'Etat populaire hitlérien".
La contrepartie du bien-être de la population allemande fut donc un gigantesque transfert de richesses à sens unique opéré par une guerre prédatrice et raciale. L'Europe devint le terrain de razzias ouvertement encouragées par Hitler et Göring. Les soldats de la Wehrmacht dévalisèrent littéralement les pays dans lesquels ils tenaient garnison. Si l'Ouest subit un pillage en règle, l'Est fut soumis à une exploitation féroce. Les difficultés rencontrées pour bien nourrir les Allemands accélérèrent la spoliation, puis le meurtre des juifs. La spoliation fonctionna comme une technique de blanchiment d'argent avec un but identique partout : le financement allemand de la guerre. Götz Aly estime dès lors que "la Shoah restera incomprise tant qu'elle ne sera pas analysée comme le plus terrible meurtre prédateur de masse de l'histoire moderne".
"EXISTENCE-FARDEAU"
Les Architectes de l'extermination, que Götz Aly a cosigné avec sa compatriote la journaliste Suzanne Heim en 2002, développait déjà, sous un angle différent, cette thématique. Il établit que les nazis bénéficièrent du concours d'universitaires et d'administrateurs professionnels dont beaucoup poursuivirent après 1945 de brillantes carrières. Statisticiens, agronomes, démographes, ces "architectes de l'extermination", qui n'étaient pas nécessairement des tenants de l'idéologie national-socialiste, profitèrent de la liberté d'action maximale qu'elle leur offrait. La politique de modernisation qu'ils appelaient de leurs voeux s'accommoda et, dans une large mesure, fit le lit de la politique d'extermination. Au lendemain de la Nuit de cristal du 9 novembre 1938 où pogroms et pillages se multiplièrent sur le territoire du Reich, l'Etat allemand tourna le dos à l'antisémitisme de rue et de foule pour déléguer sa "politique juive" aux institutions étatiques, la plaçant entre les mains d'experts de toutes sortes. En développant la notion d'"existence-fardeau" ou de "bouches improductives" à propos de millions d'êtres, en les rayant de leurs plans d'avenir, en suggérant qu'ils soient "transférés", ces technocrates préparèrent la voie à la création d'une table rase par la force militaire et la violence policière. Cette pente criminelle s'accusa avec la guerre contre la Pologne où les experts en planification trouvèrent un terrain d'essai pour leurs idées. Il devint clair que l'on ne résoudrait pas la "question juive" par les mesures de terreur utilisées jusqu'alors, l'expropriation et l'émigration forcée : les camps d'extermination parachevèrent l'évolution en cours depuis 1938.
On pourra difficilement dorénavant ignorer les dimensions économiques et sociales mises au jour par Götz Aly et Susanne Heim. Reste une question que Georges Bensoussan soulève dans son avant-propos : les démonstrations des architectes de l'extermination invalident-elles le fait que la logique antisémite ait été la racine profonde du meurtre des juifs d'Europe ? En d'autres termes, les données économiques et sociales changent-elles quoi que ce soit à la nature idéologique de la persécution des juifs ?
COMMENT HITLER A ACHETÉ LES ALLEMANDS. Le IIIe Reich, une dictatureau service du peuple (Hitlers Volksstaat) de Götz Aly. Traduit de l'allemand par Marie Gravey. Flammarion, 374 p., 25,50 €.
LES ARCHITECTES DE L'EXTERMINATION. Auschwitz et la logique de l'anéantissement (Architects of Annihilation) de Götz Aly et Suzanne Heim. Traduit de l'anglais par Claire Darmon, Avant-propos de Georges Bensoussan, Calmann-Levy/Mémorial de la Shoah, 432 p., 25 €.
Signalons aussi la parution de Struthof. Le KL-Natzweiler et ses kommandos : une nébuleuse concentrationnaire des deux côtés du Rhin, 1941-1945, de Robert Steegmann (La Nuée Bleue, 494 p., 25 €).
Laurent Douzou
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