Saturday, April 15, 2006

JEAN GENET , UN ECRIVAIN MAUDIT, PAROXYSME DE LA HAINE CONTRE LES JUIFS

Point de vue
Jean Genet, sa part d'ombre, par Ivan Jablonka
LE MONDE 14.04.06

l y a vingt ans, dans la nuit du 14 au 15 avril 1986, Jean Genet s'éteignait dans une chambre d'hôtel du 13e arrondissement de Paris. Il mourait comme il avait vécu : seul, sans domicile fixe, à quelques rues de la prison de la Santé. L'enfant de l'Assistance publique, jeune délinquant précoce, ami de Jean-Paul Sartre et des macs de Pigalle, disparaissait en catimini ; la mort de Simone de Beauvoir, survenue un jour plus tôt, émut davantage.







Deux décennies plus tard, Jean Genet est entré au panthéon des auteurs consacrés. Son oeuvre fait l'objet d'études savantes et de colloques, Le Balcon a été adapté pour l'opéra, son théâtre est publié aux prestigieuses éditions de la Pléiade. Surtout, Jean Genet est devenu le porte-drapeau de toutes les luttes. Jean Cocteau en 1943 devant les juges, Jean-Paul Sartre en 1952 dans son monumental Saint Genet comédien et martyr, André Malraux en 1966 à l'Assemblée nationale avaient déjà, avec diverses arrière-pensées, brossé le portrait d'un marginal maudit, victime de la société et implacable ennemi des puissants.
Par la suite, Genet a été enrôlé dans un nombre incalculable de causes : la lutte prolétarienne, la dénonciation du carcéral fascisant, la défense du tiers-monde, les droits des Palestiniens, la dignité des gays, etc. Celui qui se définissait comme "le lâche, le traître, le voleur, le pédé" est devenu un personnage consensuel. Pourtant, tout au long de sa vie, Genet a été l'apôtre du mal et de ses servants, depuis les indics jusqu'aux terroristes, en passant par les traîtres, les assassins d'enfants, les kamikazes et les nazis.
La fascination pour Hitler et le dégoût des juifs demeurent des constantes dans l'oeuvre de Jean Genet
. Pompes funèbres, écrit en septembre 1944 et publié anonymement en 1947, comporte toutes les vingt pages une apologie des SS, d'Hitler, de la Milice ou d'une tuerie commise par les trois précédents. Dans L'Enfant criminel (1949), Genet "tire son chapeau" devant les "peaux tatouées, tannées pour des abat-jour", qu'on a retrouvées dans les camps de la mort. L'Etrange mot d'... (1967), texte peu connu, décrit un univers où les kibboutzim utiliseraient comme engrais des cadavres brûlés dans un crématoire "comme celui de Dachau".
Dans Un captif amoureux (1986), Genet absout Hitler "d'avoir brûlé ou fait brûler des juifs". Quant à Israël, il a porté "la guerre au coeur même du vocabulaire afin d'annexer, pour débuter - Golan provisoire - le mot holocauste et le mot génocide
". Le délinquant des années 1940 a conçu pour Hitler, victorieux de la France, une admiration qui ne s'est plus démentie.
Qu'en est-il du militant des années 1960 et 1970 ? Jean Genet, et c'est son droit, a défendu les Palestiniens d'une manière originale. Il a loué la beauté de leur errance, il a laissé planer l'équivoque sur l'opportunité de leur succès, il a ouvertement désapprouvé leurs revendications. Si Genet défend les Palestiniens (ainsi que les indépendantistes algériens et les Noirs américains), ce n'est pas parce qu'il adhère pleinement à leur combat ou que leur cause serait intrinsèquement "juste" ; c'est avant tout parce qu'il hait l'Occident, sa placide démocratie, l'ordre des Blancs et des juifs. La dimension érotique est elle aussi capitale : Genet chante en des termes presque identiques les caïds de Mettray au verbe haut, les SS tout feu tout flamme, les miliciens de 16 ans à la mitraillette en bandoulière, les Black Panthers insolents et les fedayins "si jeunes et si beaux".
En fin de compte, l'insurrection de Genet ne s'ancre pas à l'extrême gauche, dans la contestation de la propriété ou des bonnes moeurs, mais à l'extrême droite fascisante, dans l'apocalypse guerrière, l'apologie de la vie dangereuse, la lutte pour la vie, l'exécration de la démocratie bourgeoise et de son confort. Le pouvoir de séduction que possèdent ses oeuvres est précisément fondé sur le fait qu'elles obligent le lecteur à aimer un homme dont l'objectif est de s'éloigner toujours plus dans l'abjection, la lâcheté, la destruction de soi et d'autrui. Genet offre une oeuvre gangrenée par le fascisme et pourtant émouvante. Ses romans reflètent non l'abjection générale (comme la prose d'un Céline ou d'un Blanchot avant-guerre) mais la culpabilité partagée : le fascisme, développé par l'extrême droite, a aussi puisé à l'ultra-gauche, et des millions de gens l'ont voulu, aimé, accueilli dans la liesse.
Plus généralement, c'est le déclin de la France au XXe siècle que l'oeuvre de Genet épouse douloureusement. Ses fleurs du mal poussent sur l'humus putréfié de tous les échecs républicains. Sa poésie couve sous la cendre des brasiers où la France a brûlé les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité qu'elle prétend défendre depuis 1789 : les mensonges de la méritocratie, les crimes de la collaboration, la violence coloniale.
Valoriser constamment la victime, le rebelle, le poète maudit chez l'auteur de Pompes funèbres, c'est donc nourrir une vision politiquement correcte. Faire de Genet un marginal exemplaire, c'est aussi le trahir ; car en transformant en défenseur des victimes un écrivain qui se veut coupable et n'aime que les coupables, on recouvre ses oeuvres d'un vernis aseptisé d'où suinte non plus le mal mais le bien. Il est irréfutable, bien sûr, que Genet a choqué : il a séduit Jean-Paul Sartre et indigné François Mauriac parce qu'il basculait cul par-dessus tête une morale qui sanctifiait la famille, l'Eglise et l'armée.
Mais, depuis 1968, ces référents de droite sont en crise. La morale de la IIIe République s'est émoussée, la France des notables et des curés est morte. Le recul de l'autorité paternelle, le bouleversement des rapports entre les sexes et les générations, l'affaiblissement des notions de discipline et d'obéissance, l'épuisement de la sensibilité religieuse, la révolution sexuelle et l'érosion des interdits ont modifié la réception de Genet. Un jour viendra où il ne scandalisera plus. Et le Journal du voleur n'en aura pas perdu sa beauté.
Il est temps aujourd'hui d'inventer une autre manière de lire Genet, de proposer une critique qui ne raisonne plus exclusivement en termes d'insolence, d'iconoclasme ou de subversion. Vingt ans après sa disparition, il est important de rappeler que Genet n'écrivait pas pour être aimé, ni pour défendre une cause. Genet a voulu demeurer dans la "solitude increvable" qu'il reconnaît à la Gestapo ; et c'est pourquoi il n'appartient à personne. Rappeler que Genet magnifie les coupables, pas les victimes, est une manière de le préférer plutôt vivant que mort - intact dans toute sa puissance d'inquiétude.
Ivan Jablonka, historien, est auteur des "Vérités inavouables de Jean Genet" (Seuil, 2004).
Article paru dans l'édition du 15.04.06

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