LE PERE DESBOIS REVELE LA SHOAH PAR BALLES
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Enquête
Un curé sur les traces de la "Shoah par balles"
LE MONDE 03.04.06 16h06 • Mis à jour le 03.04.06 21h03
Patrick Desbois a travaillé à Calcutta et au Burkina-Faso. Prêtre à Lyon, il a appris l'hébreu et est devenu "ambassadeur" auprès des juifs.J. DANIEL/ŒIL PUBLIC
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n Israël, on l'appelle déjà "Patrick le Juste". Pour le quotidien Haaretz, qui l'a longuement interviewé le 8 janvier, il est "Patrick le Saint". Patrick Desbois préfère en rire. Ce prêtre français de 50 ans s'est donné une mission hors du commun : faire parler les derniers témoins des villages d'Ukraine sur l'une des pages les moins connues de la Shoah - la "Shoah par balles", à distinguer de la "Shoah des camps" - et donner une sépulture décente au million et demi de juifs fusillés dans ce pays par les Einsatzgruppen nazis et jetés dans des fosses communes. Un travail colossal, dont l'aboutissement paraît presque utopique. Cet homme passerait pour un don Quichotte s'il n'avait le soutien des plus grandes organisations juives, du Vatican - il vient de recevoir une lettre du pape - et de l'Eglise de France, dont il assure les relations avec les juifs.
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Issu d'une famille où les agnostiques sont plus nombreux que les piliers d'église, il vit une enfance bercée par les récits de déportation et de résistance qui, près de la ligne de démarcation - à Chalon-sur-Saône, où il est né en 1955 -, comptent autant de héros que de victimes. Parmi les premiers, un grand-père, Claudius Desbois, évadé trois fois des stalags, de nouveau arrêté en 1942 et conduit, avec 25 000 autres Français, à Rawa Ruska, Lager 325, un camp de prisonniers russes à la frontière polono-ukrainienne. Rawa Ruska compte alors 80 % de juifs. La guerre y fera 40 000 morts. "Ce sont les juifs du ghetto qui étaient chargés d'évacuer les corps des 25 000 prisonniers russes assassinés pour faire de la place aux Français. Et après, on les exterminait", racontera Claudius Desbois, rescapé du camp, à qui il faudra arracher les mots avant sa mort, en 1970. "Quand il parlait, tout le monde se mettait à pleurer", se souvient son petit-fils.
L'autre choc de la vie de Patrick Desbois, c'est sa rencontre avec les juifs dont, enfant, il ne sait rien. Il découvre la foi chrétienne à l'adolescence, passe des mois dans les mouroirs de Mère Teresa à Calcutta, part au Burkina Faso pour un travail humanitaire, entre au séminaire du Prado et se met à apprendre l'hébreu. Car ce jeune catholique a une passion pour Israël, où il passe la plupart de ses congés, vit dans des familles juives, respecte les rituels religieux qu'il connaît par coeur, pratique le shabbat, est invité aux mariages, arpente Mea Shearim, le quartier ultraorthodoxe de Jérusalem. "J'ai appris le judaïsme par la vie, par les juifs. Ce n'est pas difficile. Ils ne sont pas plus nombreux que les... Burkinabés", dit-il avec humour.
Prêtre à Lyon, il devient l'"ambassadeur" près des juifs du cardinal Decourtray, le primat des Gaules qui va s'incliner à la mémoire des déportés place Bellecour et au fort Montluc, ouvre les archives de l'archevêché avant le procès Touvier et négocie une issue dans l'affaire des carmélites polonaises d'Auschwitz. Mort en 1994, le "cardinal des juifs" a un mémorial réalisé par Daniel Buren à Jérusalem. Patrick Desbois fréquente alors le professeur lyonnais Marc Aron, Me Alain Jakubowitz, avocat des parties civiles au procès Barbie, tous les ténors de la communauté juive de Lyon, de Paris, d'Europe de l'Est, d'Israël, des Etats-Unis, où il se lie d'amitié avec Israël Singer, président du Congrès juif mondial.
Il organise des "voyages de la mémoire" à Auschwitz, a un culot fou et conduit, avec le cardinal Lustiger, les évêques français médusés dans les yeshivot les plus orthodoxes de New York. Pour ses contacts dans les milieux juifs, Mgr Decourtray ne lui avait donné qu'une consigne : "Ne jamais choisir entre deux juifs : on l'a trop fait pendant la guerre."
Le camp de Rawa Ruska hante ses souvenirs d'enfant. En 2000, avec un rescapé, René Chevalier - le neveu de Maurice -, il retourne en Ukraine, part à la recherche des traces du camp des Russes, rasé après la guerre. Il se retrouve au cimetière allemand de Potovitch. Un cimetière bien propre, avec des croix de granit et un mur de noms gravés. "Le plus beau cimetière, c'était celui des Allemands, puis celui des Français, enfin celui des Russes. Mais celui des juifs, où est-il ?" A Rawa Ruska, il fait restaurer le mémorial de l'ancien camp. Il croise le vieux curé de Belzec, le camp de concentration de l'autre côté de la frontière, en Pologne, qui lui raconte qu'au moment des exécutions les villageois "montaient sur la colline" pour voir. Alors Patrick Desbois a l'intuition de sa vie : les derniers témoins d'Ukraine vont mourir. Or, en l'absence de survivants, seuls les voisins qui ont vu peuvent faire comprendre la Shoah.
La "Shoah par balles" a précédé de peu celle des camps d'extermination. C'est au début de 1941, avant la guerre avec l'Union soviétique, qu'Hitler impose à la Wehrmacht la création des Einsatzgruppen, commandos mobiles - 3 000 hommes puis jusqu'à 10 000 - chargés d'accompagner l'avancée de l'armée allemande à l'est. Et d'éliminer les juifs tenus pour responsables du piétinement de la Wehrmacht face à l'armée rouge, puis de ses échecs. Il n'y a pas d'infrastructures routières et ferroviaires pour les acheminer vers les camps. Alors, des pays baltes à la Crimée, en passant par la Biélorussie et l'Ukraine, les juifs - hommes, femmes, enfants - sont rassemblés dans les villages, froidement fusillés, souvent dans les forêts voisines, puis ensevelis, morts ou vivants, dans des fosses communes.
Grâce au maire adjoint de Rawa Ruska, Patrick Desbois rencontre la dernière femme juive de la ville, professeur d'histoire à la retraite. Coup de foudre. A l'heure du rendez-vous, elle l'attend avec un bouquet de lys blancs et un livre, la traduction russe du Petit Prince de Saint-Exupéry. Avec une interprète, la petite délégation, en camionnette, emprunte des chemins de terre, traverse un gué, arpente des forêts. Et arrive à Borowe. Dans ce village, pauvre et isolé, vivent quarante familles. A leur stupéfaction, plus d'une centaine de personnes attendent debout les visiteurs. Des femmes usées, édentées, montrent des photos jaunies de prisonniers français connus à l'époque du camp.
1 2 suivant
Les plus âgés habitaient déjà Borowe pendant la guerre. Ils n'ont rien oublié, mais n'ont jamais rien raconté. Des commissions soviétiques sont bien passées, en 1944, sur les lieux d'exécution. Elles sont revenues dans les années 1950, mais la population se méfiait. Les rapports officiels citent des chiffres, mais peu de témoignages. La vue d'un prêtre en col romain - dans cette région d'Ukraine occidentale peuplée de grecs-catholiques - est plutôt rassurante. "Avec son air débonnaire, les portes et les fenêtres s'ouvrent. Les gens comprennent qu'un prêtre, ce n'est pas le KGB ! Et, si c'était des rabbins, ils se sentiraient en position d'accusés et moins libres pour parler", confie Anne-Marie Revkolevski, directrice de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, dont la famille a disparu dans la région d'Ivano-Frankovsk et qui s'est jointe à l'équipe.
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Patrick Desbois parle de son grand-père prisonnier à Rawa Ruska. Alors, les visages se dérident, les gorges se dénouent, les langues se délient. Enhardis, les vieux paysans commencent à raconter, par bribes, ce qu'ils ont vu. Adolescents, ils avaient été réquisitionnés, avant l'exécution de juifs, pour les transporter, aider au creusement des fosses et, après, "pour jeter du sable et de la cendre parce que le sang coulait jusque dans le village". Les témoignages se recoupent, se complètent. Des lieux sont désignés - qu'on appelait, sans trop savoir pourquoi, "la forêt aux juifs" ou "le bois de l'enfer" - comme étant ceux de fosses communes. Des larmes coulent.
L'équipe est retournée plusieurs fois à Borowe. En fourgonnette ou en charrette à cheval, elle a ratissé tous les villages des régions de Lviv, d'Ivano-Frankosk, de Ternopil, a emprunté des routes impraticables. Le scénario est presque partout le même. A la fin de l'office du dimanche, le curé du village annonce l'arrivée de "Français" et presse les fidèles de répondre à leurs questions pour savoir où sont morts les juifs et de "dire toute la vérité". Il explique qu'il s'agit de repérer des fosses et de dresser des sépultures. Certaines fosses communes ont bien été identifiées et bétonnées à l'époque soviétique, mais le "mémorial" bâti à la hâte est rarement au bon endroit et ne rend compte ni de la nature ni de l'ampleur du génocide.
Les gens comprennent, libèrent leur conscience, racontent... Les juifs qu'on emmène en camion, à pied ou en charrette, à qui on a promis un départ "pour la Palestine" ou "un rassemblement dans un ghetto". Puis les fossés qu'on creuse, l'alignement des condamnés par famille, la mitraille dans la nuque, les fossés anti-tanks, les puits d'irrigation dans lesquels on jette les juifs et qu'on scelle.
Bernard Husson, historien spécialiste des Einsatszgruppen et qui fait partie de l'équipe Desbois, se dit un peu surpris : "On a souvent écrit que les victimes creusaient leurs propres fosses. C'est vrai. Mais c'est vrai aussi que des jeunes non juifs étaient réquisitionnés pour transporter les victimes, préparer les exécutions, en effacer les traces." Anne-Marie Revkolevski ajoute : "Certains de ceux qui acceptent aujourd'hui de parler ont été plus que des témoins. Ils ont parfois prêté main-forte."
A chacun des voyages, l'équipe s'étoffe. Elle comprend aujourd'hui deux interprètes ; un jeune Allemand d'origine ukrainienne, Andrej Umanski, chargé des recherches dans les archives allemandes de Ludwigsburg, près de Stuttgart ; un expert pour les relevés topographiques ; un photographe chargé de filmer les sites et les témoins ; un cameraman, un preneur de son et Jean-François Bodin, journaliste, qui recueille les récits. Sans oublier l'expert en balistique. Un jour, en regardant une émission d'Arte sur les charniers de Bosnie, le prêtre réalise que "là où il y a des douilles, il y a des fosses".
Mais les fusils et les tireurs sont-ils russes ou allemands ? "On regarde les dates de fabrication inscrites sur les douilles, dit Patrick Desbois. A partir de 1940, les Allemands ont cessé de vendre des douilles aux Russes. Si les dates sont postérieures à 1940, on est sûr que ce sont des douilles tirées par les Allemands."
La "procédure" s'est aussi affinée avec le temps : la première étape - pour les repérages des fosses - est l'examen des archives des tribunaux allemands et leur confrontation avec les archives russes. Ensuite, tous les deux ou trois mois, l'équipe se rend dans les villages ukrainiens, sur les lieux de massacres supposés. L'existence d'une fosse commune est attestée lorsqu'au moins trois témoins, entendus séparément, indiquent le même site. Les interrogatoires sont filmés, confrontés. Puis on procède aux expertises topographiques et balistiques : "On essaie même de localiser les tireurs allemands, raconte Patrick Desbois. Puis de mesurer les éventuels dégâts commis par les maraudeurs (pour le trafic des dents) ou les animaux. Puis on constate, on se recueille sans bouger les restes, puisque la loi juive interdit de toucher aux corps." Ces opérations se font en parfait accord avec les rabbins d'Ukraine, y compris le grand rabbin Bleich de Kiev, ami de Patrick Desbois.
Il faut aller vite. L'équipe de Desbois a déjà ratissé l'Ukraine occidentale, commencé à enquêter en Crimée, jusqu'au port de Kherch et dans la région de Kherson. Elle veut retrouver toutes les preuves de l'extermination, faire la cartographie la plus précise et exacte de la Shoah en Ukraine. En cinq ans, près de 400 fosses communes ont été repérées, mais ce n'est que le tiers du nombre estimé de lieux d'exécution. Et il faudrait aller aussi dans les pays baltes, en Biélorussie. Travail de fourmi. Et course contre la montre, car les derniers témoins sont âgés. Après les récits, on édifiera les monuments. "Tout de même, ce sont des hommes qui sont enterrés là, soupire Anne-Marie Revkolevski. On ne peut pas faire comme s'il ne poussait que des petites fleurs et de la mousse !"
Enquête
Un curé sur les traces de la "Shoah par balles"
LE MONDE 03.04.06 16h06 • Mis à jour le 03.04.06 21h03
Patrick Desbois a travaillé à Calcutta et au Burkina-Faso. Prêtre à Lyon, il a appris l'hébreu et est devenu "ambassadeur" auprès des juifs.J. DANIEL/ŒIL PUBLIC
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Issu d'une famille où les agnostiques sont plus nombreux que les piliers d'église, il vit une enfance bercée par les récits de déportation et de résistance qui, près de la ligne de démarcation - à Chalon-sur-Saône, où il est né en 1955 -, comptent autant de héros que de victimes. Parmi les premiers, un grand-père, Claudius Desbois, évadé trois fois des stalags, de nouveau arrêté en 1942 et conduit, avec 25 000 autres Français, à Rawa Ruska, Lager 325, un camp de prisonniers russes à la frontière polono-ukrainienne. Rawa Ruska compte alors 80 % de juifs. La guerre y fera 40 000 morts. "Ce sont les juifs du ghetto qui étaient chargés d'évacuer les corps des 25 000 prisonniers russes assassinés pour faire de la place aux Français. Et après, on les exterminait", racontera Claudius Desbois, rescapé du camp, à qui il faudra arracher les mots avant sa mort, en 1970. "Quand il parlait, tout le monde se mettait à pleurer", se souvient son petit-fils.
L'autre choc de la vie de Patrick Desbois, c'est sa rencontre avec les juifs dont, enfant, il ne sait rien. Il découvre la foi chrétienne à l'adolescence, passe des mois dans les mouroirs de Mère Teresa à Calcutta, part au Burkina Faso pour un travail humanitaire, entre au séminaire du Prado et se met à apprendre l'hébreu. Car ce jeune catholique a une passion pour Israël, où il passe la plupart de ses congés, vit dans des familles juives, respecte les rituels religieux qu'il connaît par coeur, pratique le shabbat, est invité aux mariages, arpente Mea Shearim, le quartier ultraorthodoxe de Jérusalem. "J'ai appris le judaïsme par la vie, par les juifs. Ce n'est pas difficile. Ils ne sont pas plus nombreux que les... Burkinabés", dit-il avec humour.
Prêtre à Lyon, il devient l'"ambassadeur" près des juifs du cardinal Decourtray, le primat des Gaules qui va s'incliner à la mémoire des déportés place Bellecour et au fort Montluc, ouvre les archives de l'archevêché avant le procès Touvier et négocie une issue dans l'affaire des carmélites polonaises d'Auschwitz. Mort en 1994, le "cardinal des juifs" a un mémorial réalisé par Daniel Buren à Jérusalem. Patrick Desbois fréquente alors le professeur lyonnais Marc Aron, Me Alain Jakubowitz, avocat des parties civiles au procès Barbie, tous les ténors de la communauté juive de Lyon, de Paris, d'Europe de l'Est, d'Israël, des Etats-Unis, où il se lie d'amitié avec Israël Singer, président du Congrès juif mondial.
Il organise des "voyages de la mémoire" à Auschwitz, a un culot fou et conduit, avec le cardinal Lustiger, les évêques français médusés dans les yeshivot les plus orthodoxes de New York. Pour ses contacts dans les milieux juifs, Mgr Decourtray ne lui avait donné qu'une consigne : "Ne jamais choisir entre deux juifs : on l'a trop fait pendant la guerre."
Le camp de Rawa Ruska hante ses souvenirs d'enfant. En 2000, avec un rescapé, René Chevalier - le neveu de Maurice -, il retourne en Ukraine, part à la recherche des traces du camp des Russes, rasé après la guerre. Il se retrouve au cimetière allemand de Potovitch. Un cimetière bien propre, avec des croix de granit et un mur de noms gravés. "Le plus beau cimetière, c'était celui des Allemands, puis celui des Français, enfin celui des Russes. Mais celui des juifs, où est-il ?" A Rawa Ruska, il fait restaurer le mémorial de l'ancien camp. Il croise le vieux curé de Belzec, le camp de concentration de l'autre côté de la frontière, en Pologne, qui lui raconte qu'au moment des exécutions les villageois "montaient sur la colline" pour voir. Alors Patrick Desbois a l'intuition de sa vie : les derniers témoins d'Ukraine vont mourir. Or, en l'absence de survivants, seuls les voisins qui ont vu peuvent faire comprendre la Shoah.
La "Shoah par balles" a précédé de peu celle des camps d'extermination. C'est au début de 1941, avant la guerre avec l'Union soviétique, qu'Hitler impose à la Wehrmacht la création des Einsatzgruppen, commandos mobiles - 3 000 hommes puis jusqu'à 10 000 - chargés d'accompagner l'avancée de l'armée allemande à l'est. Et d'éliminer les juifs tenus pour responsables du piétinement de la Wehrmacht face à l'armée rouge, puis de ses échecs. Il n'y a pas d'infrastructures routières et ferroviaires pour les acheminer vers les camps. Alors, des pays baltes à la Crimée, en passant par la Biélorussie et l'Ukraine, les juifs - hommes, femmes, enfants - sont rassemblés dans les villages, froidement fusillés, souvent dans les forêts voisines, puis ensevelis, morts ou vivants, dans des fosses communes.
Grâce au maire adjoint de Rawa Ruska, Patrick Desbois rencontre la dernière femme juive de la ville, professeur d'histoire à la retraite. Coup de foudre. A l'heure du rendez-vous, elle l'attend avec un bouquet de lys blancs et un livre, la traduction russe du Petit Prince de Saint-Exupéry. Avec une interprète, la petite délégation, en camionnette, emprunte des chemins de terre, traverse un gué, arpente des forêts. Et arrive à Borowe. Dans ce village, pauvre et isolé, vivent quarante familles. A leur stupéfaction, plus d'une centaine de personnes attendent debout les visiteurs. Des femmes usées, édentées, montrent des photos jaunies de prisonniers français connus à l'époque du camp.
1 2 suivant
Les plus âgés habitaient déjà Borowe pendant la guerre. Ils n'ont rien oublié, mais n'ont jamais rien raconté. Des commissions soviétiques sont bien passées, en 1944, sur les lieux d'exécution. Elles sont revenues dans les années 1950, mais la population se méfiait. Les rapports officiels citent des chiffres, mais peu de témoignages. La vue d'un prêtre en col romain - dans cette région d'Ukraine occidentale peuplée de grecs-catholiques - est plutôt rassurante. "Avec son air débonnaire, les portes et les fenêtres s'ouvrent. Les gens comprennent qu'un prêtre, ce n'est pas le KGB ! Et, si c'était des rabbins, ils se sentiraient en position d'accusés et moins libres pour parler", confie Anne-Marie Revkolevski, directrice de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, dont la famille a disparu dans la région d'Ivano-Frankovsk et qui s'est jointe à l'équipe.
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L'équipe est retournée plusieurs fois à Borowe. En fourgonnette ou en charrette à cheval, elle a ratissé tous les villages des régions de Lviv, d'Ivano-Frankosk, de Ternopil, a emprunté des routes impraticables. Le scénario est presque partout le même. A la fin de l'office du dimanche, le curé du village annonce l'arrivée de "Français" et presse les fidèles de répondre à leurs questions pour savoir où sont morts les juifs et de "dire toute la vérité". Il explique qu'il s'agit de repérer des fosses et de dresser des sépultures. Certaines fosses communes ont bien été identifiées et bétonnées à l'époque soviétique, mais le "mémorial" bâti à la hâte est rarement au bon endroit et ne rend compte ni de la nature ni de l'ampleur du génocide.
Les gens comprennent, libèrent leur conscience, racontent... Les juifs qu'on emmène en camion, à pied ou en charrette, à qui on a promis un départ "pour la Palestine" ou "un rassemblement dans un ghetto". Puis les fossés qu'on creuse, l'alignement des condamnés par famille, la mitraille dans la nuque, les fossés anti-tanks, les puits d'irrigation dans lesquels on jette les juifs et qu'on scelle.
Bernard Husson, historien spécialiste des Einsatszgruppen et qui fait partie de l'équipe Desbois, se dit un peu surpris : "On a souvent écrit que les victimes creusaient leurs propres fosses. C'est vrai. Mais c'est vrai aussi que des jeunes non juifs étaient réquisitionnés pour transporter les victimes, préparer les exécutions, en effacer les traces." Anne-Marie Revkolevski ajoute : "Certains de ceux qui acceptent aujourd'hui de parler ont été plus que des témoins. Ils ont parfois prêté main-forte."
A chacun des voyages, l'équipe s'étoffe. Elle comprend aujourd'hui deux interprètes ; un jeune Allemand d'origine ukrainienne, Andrej Umanski, chargé des recherches dans les archives allemandes de Ludwigsburg, près de Stuttgart ; un expert pour les relevés topographiques ; un photographe chargé de filmer les sites et les témoins ; un cameraman, un preneur de son et Jean-François Bodin, journaliste, qui recueille les récits. Sans oublier l'expert en balistique. Un jour, en regardant une émission d'Arte sur les charniers de Bosnie, le prêtre réalise que "là où il y a des douilles, il y a des fosses".
Mais les fusils et les tireurs sont-ils russes ou allemands ? "On regarde les dates de fabrication inscrites sur les douilles, dit Patrick Desbois. A partir de 1940, les Allemands ont cessé de vendre des douilles aux Russes. Si les dates sont postérieures à 1940, on est sûr que ce sont des douilles tirées par les Allemands."
La "procédure" s'est aussi affinée avec le temps : la première étape - pour les repérages des fosses - est l'examen des archives des tribunaux allemands et leur confrontation avec les archives russes. Ensuite, tous les deux ou trois mois, l'équipe se rend dans les villages ukrainiens, sur les lieux de massacres supposés. L'existence d'une fosse commune est attestée lorsqu'au moins trois témoins, entendus séparément, indiquent le même site. Les interrogatoires sont filmés, confrontés. Puis on procède aux expertises topographiques et balistiques : "On essaie même de localiser les tireurs allemands, raconte Patrick Desbois. Puis de mesurer les éventuels dégâts commis par les maraudeurs (pour le trafic des dents) ou les animaux. Puis on constate, on se recueille sans bouger les restes, puisque la loi juive interdit de toucher aux corps." Ces opérations se font en parfait accord avec les rabbins d'Ukraine, y compris le grand rabbin Bleich de Kiev, ami de Patrick Desbois.
Il faut aller vite. L'équipe de Desbois a déjà ratissé l'Ukraine occidentale, commencé à enquêter en Crimée, jusqu'au port de Kherch et dans la région de Kherson. Elle veut retrouver toutes les preuves de l'extermination, faire la cartographie la plus précise et exacte de la Shoah en Ukraine. En cinq ans, près de 400 fosses communes ont été repérées, mais ce n'est que le tiers du nombre estimé de lieux d'exécution. Et il faudrait aller aussi dans les pays baltes, en Biélorussie. Travail de fourmi. Et course contre la montre, car les derniers témoins sont âgés. Après les récits, on édifiera les monuments. "Tout de même, ce sont des hommes qui sont enterrés là, soupire Anne-Marie Revkolevski. On ne peut pas faire comme s'il ne poussait que des petites fleurs et de la mousse !"
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