VICHY AUXILIAIRE DU GENOCIDE; DEUX LIVRES EDITES...
Vichy, auxiliaire du génocide
LE MONDE DES LIVRES 01.06.06 16h52 • Mis à jour le 01.06.06 16h52
près les trois volumes pionniers de Joseph Billig sur le Commissariat général aux questions juives (CGQJ), publiés entre 1955 et 1960, et la synthèse de Robert Paxton et Michaël Marrus, Vichy et les juifs (Calmann-Lévy, 1981), sur la politique antisémite de l'Etat français, Laurent Joly reprend le lourd dossier du CGQJ, en ne laissant dans l'ombre aucun recoin d'une institution pourtant difficile à caractériser, à travers une somme appelée à faire date.
Si, dès l'été 1940, des lois xénophobes visent prioritairement les juifs, sans les nommer, c'est avec le statut adopté le 3 octobre 1940 que le gouvernement de Vichy s'autorise une politique antisémite en adéquation avec son projet idéologique. Six mois plus tard, en mars 1941, la création par Vichy du CGQJ, conformément au voeu de l'occupant, change la donne. Désormais, politiques allemande et française se rejoignent, avec pour cible commune les juifs "étrangers" et pour opérateur unique le CGQJ. Tout un arsenal législatif est mis en oeuvre en 1941, radicalisant la politique antisémite de l'Etat français sans parvenir à la détacher de l'influence allemande.
Selon Joly, l'opposition classique entre les antisémitismes vichyssois - "modéré" et non "racial" - et nazi - par essence "exterminateur" - empêche, en effet, de voir que les dirigeants de l'Etat français arrêtèrent, dès ce printemps 1941, une position intermédiaire tendant à livrer aux nazis, dont nul n'ignorait l'antisémitisme mortifère, les juifs étrangers, jugés "indésirables". Il réfute la distinction commune entre la période Vallat (mars 1941-mai 1942), caractérisée par un "antisémitisme d'Etat" rival de la politique nazie, et l'ère Darquier de Pellepoix (mai 1942-février 1944), marquée par un antisémitisme collaborationniste au service de la Gestapo. La seule différence fut de méthode, Vallat s'appuyant sur Vichy vis-à-vis des Allemands et Darquier sur les autorités occupantes pour faire ployer Vichy.
A dater de l'été 1942, avec le secrétaire général à la police René Bousquet, Laval développe un antisémitisme "gouvernemental" qui supplante celui du CGQJ, qui n'en demeure pas moins une administration légitime au même titre que les autres avec les pouvoirs étendus que lui confère sa soi-disant compétence pour ce qui touche aux juifs.
A la Libération, le bilan est dramatique avec 50 000 procédures d'aryanisation engagées, plus de 2 000 personnes interdites d'exercice d'une profession libérale et plus de 75 000 juifs de France déportés vers les camps d'extermination. Au-delà des chiffres, les juifs ont été rendus vulnérables par une extrême fragilisation sociale et économique. Ils ont aussi été soumis à un climat permanent de peur attisé par la police du CGQJ, où sévissaient d'ardents antisémites volontiers cruels.
L'épuration menée à la Libération parmi les 2 500 agents salariés par le CGQJ entre 1941 et 1944 fut clémente. La passionnante analyse de l'état d'esprit et des motivations de ce personnel fait pourtant apparaître son lot d'opportunistes et de fanatiques. La typologie, incarnée par des itinéraires individuels, que dresse l'auteur - de l'antisémite légaliste à l'antisémite crapuleux en passant par le fonctionnaire zélé et imbu de l'"esprit maison" - est éclairante. A côté du petit personnel, volatil et mal rétribué, le CGQJ abrita un noyau dur de 750 personnes qui agirent en auxiliaires efficaces de la politique génocidaire des nazis.
En complément de l'étude de Laurent Joly, il faut lire le travail très neuf de Tal Bruttmann. Cet exercice de "micro-histoire à partir de l'exemple isérois" ne concerne ni le CGQJ ni les dirigeants politiques et les hauts fonctionnaires, mais les milliers d'agents publics à l'ouvrage dans l'administration entre 1940 et 1944. Etayée sur une connaissance approfondie des archives iséroises et nationales, la démarche est originale parce qu'elle place en son centre les documents administratifs, qui sont ici lus pour ce qu'ils sont avant tout : le reflet du fonctionnement de l'administration et le résultat du travail routinier d'agents publics. Elle est stimulante parce que, au-delà du CGQJ, qui cristallise la représentation de l'antisémitisme de Vichy, elle met en évidence le maillage institutionnel qui servit l'Etat et appliqua la législation, avec des pouvoirs et des attributions dépassant grandement dans certains domaines ceux du CGQJ.
En décryptant le langage administratif, Tal Bruttmann montre que ce sont aussi des comportements individuels, à tous les degrés de la pyramide, qui, en conjuguant leurs effets, permirent à l'Etat de mener une politique antisémite. Au sein de la préfecture de l'Isère, aucun bureau spécifique ne fut créé pour effectuer les tâches que supposait la traque des juifs, chaque service existant intégrant cette norme administrative inédite qu'était l'antisémitisme. L'apparition spontanée et prestement généralisée, sans instructions venues d'en haut, de la "mention de la race" dans les rapports individuels témoigne de la facilité avec laquelle l'antisémitisme s'agrégea aux normes administratives établies. Les seules récriminations officielles de l'administration à l'endroit des procédés brutaux et arbitraires des Allemands dont l'auteur ait retrouvé trace tenaient dans le rappel de la nécessité d'une stricte observance des règles en vigueur.
C'est donc "un antisémitisme quotidien, consciencieux", celui d'agents ordinaires en poste ordinaire, qui est scruté et mis en lumière. Il y eut, bien sûr, aussi des comportements résistants dans l'administration. Tal Bruttmann, tout en expliquant pourquoi ils ne sont pas aisés à repérer et à authentifier, en donne quelques exemples. Un beau travail qui ouvre de prometteuses perspectives.
Vichy dans la "solution finale". Histoire du Commissariat général aux questions juives (1941-1944), de Laurent Joly. Grasset, 1 020 p., 35 €.Au bureau des affaires juives. L'administration française et l'application de la législation antisémite (1940-1944), de Tal Bruttmann, La Découverte, 290 p., 22 €.
LE MONDE DES LIVRES 01.06.06 16h52 • Mis à jour le 01.06.06 16h52
près les trois volumes pionniers de Joseph Billig sur le Commissariat général aux questions juives (CGQJ), publiés entre 1955 et 1960, et la synthèse de Robert Paxton et Michaël Marrus, Vichy et les juifs (Calmann-Lévy, 1981), sur la politique antisémite de l'Etat français, Laurent Joly reprend le lourd dossier du CGQJ, en ne laissant dans l'ombre aucun recoin d'une institution pourtant difficile à caractériser, à travers une somme appelée à faire date.
Si, dès l'été 1940, des lois xénophobes visent prioritairement les juifs, sans les nommer, c'est avec le statut adopté le 3 octobre 1940 que le gouvernement de Vichy s'autorise une politique antisémite en adéquation avec son projet idéologique. Six mois plus tard, en mars 1941, la création par Vichy du CGQJ, conformément au voeu de l'occupant, change la donne. Désormais, politiques allemande et française se rejoignent, avec pour cible commune les juifs "étrangers" et pour opérateur unique le CGQJ. Tout un arsenal législatif est mis en oeuvre en 1941, radicalisant la politique antisémite de l'Etat français sans parvenir à la détacher de l'influence allemande.
Selon Joly, l'opposition classique entre les antisémitismes vichyssois - "modéré" et non "racial" - et nazi - par essence "exterminateur" - empêche, en effet, de voir que les dirigeants de l'Etat français arrêtèrent, dès ce printemps 1941, une position intermédiaire tendant à livrer aux nazis, dont nul n'ignorait l'antisémitisme mortifère, les juifs étrangers, jugés "indésirables". Il réfute la distinction commune entre la période Vallat (mars 1941-mai 1942), caractérisée par un "antisémitisme d'Etat" rival de la politique nazie, et l'ère Darquier de Pellepoix (mai 1942-février 1944), marquée par un antisémitisme collaborationniste au service de la Gestapo. La seule différence fut de méthode, Vallat s'appuyant sur Vichy vis-à-vis des Allemands et Darquier sur les autorités occupantes pour faire ployer Vichy.
A dater de l'été 1942, avec le secrétaire général à la police René Bousquet, Laval développe un antisémitisme "gouvernemental" qui supplante celui du CGQJ, qui n'en demeure pas moins une administration légitime au même titre que les autres avec les pouvoirs étendus que lui confère sa soi-disant compétence pour ce qui touche aux juifs.
A la Libération, le bilan est dramatique avec 50 000 procédures d'aryanisation engagées, plus de 2 000 personnes interdites d'exercice d'une profession libérale et plus de 75 000 juifs de France déportés vers les camps d'extermination. Au-delà des chiffres, les juifs ont été rendus vulnérables par une extrême fragilisation sociale et économique. Ils ont aussi été soumis à un climat permanent de peur attisé par la police du CGQJ, où sévissaient d'ardents antisémites volontiers cruels.
L'épuration menée à la Libération parmi les 2 500 agents salariés par le CGQJ entre 1941 et 1944 fut clémente. La passionnante analyse de l'état d'esprit et des motivations de ce personnel fait pourtant apparaître son lot d'opportunistes et de fanatiques. La typologie, incarnée par des itinéraires individuels, que dresse l'auteur - de l'antisémite légaliste à l'antisémite crapuleux en passant par le fonctionnaire zélé et imbu de l'"esprit maison" - est éclairante. A côté du petit personnel, volatil et mal rétribué, le CGQJ abrita un noyau dur de 750 personnes qui agirent en auxiliaires efficaces de la politique génocidaire des nazis.
En complément de l'étude de Laurent Joly, il faut lire le travail très neuf de Tal Bruttmann. Cet exercice de "micro-histoire à partir de l'exemple isérois" ne concerne ni le CGQJ ni les dirigeants politiques et les hauts fonctionnaires, mais les milliers d'agents publics à l'ouvrage dans l'administration entre 1940 et 1944. Etayée sur une connaissance approfondie des archives iséroises et nationales, la démarche est originale parce qu'elle place en son centre les documents administratifs, qui sont ici lus pour ce qu'ils sont avant tout : le reflet du fonctionnement de l'administration et le résultat du travail routinier d'agents publics. Elle est stimulante parce que, au-delà du CGQJ, qui cristallise la représentation de l'antisémitisme de Vichy, elle met en évidence le maillage institutionnel qui servit l'Etat et appliqua la législation, avec des pouvoirs et des attributions dépassant grandement dans certains domaines ceux du CGQJ.
En décryptant le langage administratif, Tal Bruttmann montre que ce sont aussi des comportements individuels, à tous les degrés de la pyramide, qui, en conjuguant leurs effets, permirent à l'Etat de mener une politique antisémite. Au sein de la préfecture de l'Isère, aucun bureau spécifique ne fut créé pour effectuer les tâches que supposait la traque des juifs, chaque service existant intégrant cette norme administrative inédite qu'était l'antisémitisme. L'apparition spontanée et prestement généralisée, sans instructions venues d'en haut, de la "mention de la race" dans les rapports individuels témoigne de la facilité avec laquelle l'antisémitisme s'agrégea aux normes administratives établies. Les seules récriminations officielles de l'administration à l'endroit des procédés brutaux et arbitraires des Allemands dont l'auteur ait retrouvé trace tenaient dans le rappel de la nécessité d'une stricte observance des règles en vigueur.
C'est donc "un antisémitisme quotidien, consciencieux", celui d'agents ordinaires en poste ordinaire, qui est scruté et mis en lumière. Il y eut, bien sûr, aussi des comportements résistants dans l'administration. Tal Bruttmann, tout en expliquant pourquoi ils ne sont pas aisés à repérer et à authentifier, en donne quelques exemples. Un beau travail qui ouvre de prometteuses perspectives.
Vichy dans la "solution finale". Histoire du Commissariat général aux questions juives (1941-1944), de Laurent Joly. Grasset, 1 020 p., 35 €.Au bureau des affaires juives. L'administration française et l'application de la législation antisémite (1940-1944), de Tal Bruttmann, La Découverte, 290 p., 22 €.
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