Monday, October 09, 2006

LA COMMEMORATION DE BABY YAR

Le 29 septembre 1941, jour de Kippour, commence la tuerie de 100 000 Juifs à Babi Yar en Ukraine.
Une commémoration ambiguë
Par Marek HALTER
QUOTIDIEN : Lundi 2 octobre 2006 - 06:00
Marek Halter écrivain.

Babi Yar, qui connaît ? C'est là, dans la banlieue de Kiev, près du vieux cimetière juif, le 29 septembre 1941, le jour de Kippour, jour du Grand Pardon, que l'Einsatzkommando 4a, dirigé par le colonel SS Paul Blobel, avec le secours de la police ukrainienne, a liquidé les habitants juifs d'une des plus anciennes villes d'Europe de l'Est, à coups de mitraillette.
La tuerie dure jusqu'au 3 octobre. Plus de 100 000 corps s'entassent. Certaines victimes respirent encore. Elles sont achevées à coups de grenade. 100 000, c'est la population d'une ville comme Orléans. Un tiers des victimes sont des enfants.
Leurs corps seront brûlés, leurs cendres dispersées par les nazis et leurs auxiliaires ukrainiens, la veille de la libération de Kiev par l'Armée rouge en novembre 1943. Aucun doute, les assassins avaient bien conscience de leur crime, qu'ils s'employèrent à cacher. Mais des témoins oculaires avaient réussi à diffuser la nouvelle. Elle avait fait le tour des chancelleries et fut publiée le 29 novembre 1943 dans le New York Times. Les preuves en seront produites au procès de Nuremberg.
Si les nazis avaient intérêt à effacer les traces de leur forfait, Staline ne tenait pas, lui non plus, à en faire état. C'eût été «privilégier» les Juifs dans le martyrologue russe, à l'heure où les persécutions antisémites commençaient à vider les institutions soviétiques de leur présence. C'eût été aussi révéler que trois divisions ukrainiennes de l'Armée rouge, dirigées par le général Vlassov, avaient, dès le début de la guerre germano-soviétique, rejoint les armées de Hitler et participé à la liquidation des Juifs d'Ukraine.
Cependant, vingt ans plus tard, en septembre 1961, le jeune poète russe Evguéni Evtouchenko, bouleversé par la découverte fortuite du massacre des Juifs de Kiev, écrivit Babi Yar, un poème publié dans la Literatournaïa Gazeta . Ce faisant, il lançait le mouvement critique de l'historiographie soviétique. Le poète et le journal sont aussitôt condamnés par le PC. Trop tard. Les corps des assassinés de Babi Yar flottent déjà au vu et au su de tout le monde, jusque sous les fenêtres du Kremlin. Les historiens nommeront plus tard ce mouvement capital dans le processus de déstalinisation «le dégel».
Des dizaines de milliers de Soviétiques se rassemblent sur les places publiques pour écouter le poète lire ses vers : «Il n'est à Babi Yar, sur tant et tant de tombes/ Pas d'autres monuments que ce triste ravin./ J'ai peur... Quel poids ici sur mes épaules tombe ?/ì peuple juif, vraiment, j'ai ton âge soudain.»
Ni Khrouchtchev ni Brejnev n'ont vu venir cette brusque contestation de l'histoire officielle. Le pouvoir réagit violemment : les oeuvres d'Evtouchenko sont interdites. Mais les corps assassinés de Babi Yar rappellent à ceux qui ne le savaient pas encore à quoi mène la haine. En l'occurrence, la haine des Juifs.
Je ne m'étais jamais rendu à Babi Yar. Je me méfie des lieux de mémoire. Le «décor» nuit souvent à la perception du réel en réduisant notre imaginaire à la réalité de quelques baraquements ou stèles. Aussi ai-je accepté à contrecoeur l'invitation du président ukrainien Viktor Iouchtchenko à participer aux cérémonies du 65e anniversaire du massacre. A tort : il ne reste aucune trace de Babi Yar. Ceux qui ont décidé de la commémoration ne s'accordent même pas sur son emplacement. Sur le monument soviétique, devant lequel le président Iouchtchenko a organisé la cérémonie, j'aperçois deux plaques, l'une en russe, l'autre en ukrainien, rendant hommage aux «100 000 victimes de la barbarie nazie». Sans préciser l'appartenance des victimes. Une troisième plaque fut ajoutée après la perestroïka, en yiddish, sans modification du texte.
Pour ce qui est du lieu exact du crime, personne n'en a cure. Le père Patrick Desbois, qui m'accompagne, prétend avoir trouvé l'emplacement exact du ravin. «Dans la vallée, derrière le chandelier à sept branches que les survivants ont bâti», me dit-il. Il n'y a pas longtemps, il y a trouvé des ossements parmi les immondices. Curieux personnage, ce père Desbois. Parce que son grand-père fut déporté en Ukraine par les nazis, il s'est donné pour tâche d'y débusquer le moindre Babi Yar. Il passe son temps à rechercher les fosses communes où les SS, aidés des milices ukrainiennes, jetaient les Juifs sommairement exécutés. Il en a recensé 2 500 à ce jour. Avant la guerre, 11 % de la population du pays était juive. J'ai appris par ailleurs que ces lieux, ces Babi Yar anonymes, ont été dernièrement visités par des individus qui ont déterré les morts à la recherche de dents en or.
Si le président de l'association Let My People Live, Viatcheslav Kantor, a su persuader le président Iouchtchenko d'organiser cette cérémonie, un tract, distribué par un groupe de jeunes anarchistes, nous rappelle tout ce qu'il reste encore à faire pour que les Ukrainiens puissent tirer une leçon de Babi Yar : «L'Holocauste n'est même pas enseigné dans les écoles en Ukraine. Personne ne sait rien du génocide des Juifs.» En revanche, nous rappelle le tract, on continue dans les manuels scolaires à glorifier les personnages qui ont, à travers les siècles, massacré les Juifs : Bohdan Chmielnicki, qui inaugura au XVIIe siècle la culture des pogroms ; Simon Petlioura, qui, entre 1918 et 1921, a liquidé près de 200 000 Juifs...
Il n'y a plus de Juifs en Ukraine. Mais l'antisémitisme demeure. L'Eglise orthodoxe n'a pas encore condamné l'Holocauste. Elle est cependant fortement présente à la cérémonie. Ses dignitaires, habillés de noir ou d'or, sont aussi nombreux que les rabbins. Debout, côte à côte, j'ai cru un instant qu'ils allaient prier ensemble. Mais voilà, soixante-cinq ans après, face à Dieu, les représentants des religions orthodoxe, catholique et juive sont toujours désunis. En compétition. Après une courte prière du grand rabbin d'Ukraine, les orthodoxes occupent le terrain. Leurs prières, leurs chants, nous émeuvent. Plus d'une demi-heure sans jamais nommer ni les Juifs, ni Babi Yar. Claude Lanzmann, réalisateur du film Shoah, indigné, quitte les lieux. Je vois les prêtres orthodoxes se congratuler, regardant avec un air de dépit le groupe des rabbins engoncés dans leurs redingotes noires.
Tout d'un coup un frisson parcourt la foule. Une voix s'élève. Etonnante. Devant le micro, sur le fond de l'imposant monument en granit, un petit homme frêle, le chantre new-yorkais Helfgot, entame le Chant des morts. Pendant un quart d'heure le chantre Helfgot, assisté du choeur de la synagogue de Moscou, imprime à ce lieu la présence juive. Dans cette compétition musicale, les Juifs l'ont emporté. Au prix fort. Le Ciel s'est-il ouvert pour autant ?

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