Sunday, October 15, 2006

LES BIENVEILLANTES TOM REPLAY AU PAYS DE LA SHOAH

Tom Ripley au pays de la Shoah
LE MONDE 13.10.06 14h53
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l fallait le faire. Le fallait-il ? Jonathan Littell, en tout cas, a osé : raconter la Shoah à travers les yeux d'un bourreau nazi (Les Bienveillantes, Gallimard, 904 pages, 25 €). Le résultat est un livre étrange, monstrueux à bien des égards. "Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça c'est passé" : comme le romancier, le narrateur de cette autobiographie fictive n'est pas sans prétention. Tous les deux nous lancent leur pavé à la figure avec d'autant plus de superbe. Le succès ne leur donne-t-il pas raison ?
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Prendre 900 pages pour décrire les plus épouvantables massacres de l'histoire humaine et nous faire visiter, sous divers prétextes, la plupart des lieux où "ça c'est passé" relève déjà d'une gageure. Mais dialoguer dans ce cadre et le plus familièrement du monde avec les meurtriers, donner leurs noms réels et décrire leur quotidien - et non pas celui des victimes - va plus loin encore. Car le lecteur est ainsi forcé de se mettre dans la peau des assassins, de voir le monde avec les yeux d'un SS, de l'accompagner, jour après jour, faire son "travail", et pour finir de s'apitoyer avec lui, cherchant à fuir toute responsabilité. Voici donc un ouvrage qui ne peut laisser indifférent.
Mais est-ce un bon livre ? Est-ce un livre auquel il faille souhaiter le plus grand nombre de lecteurs ? C'est là une tout autre question. Bien entendu, je ne puis et je ne veux juger de la qualité proprement littéraire du roman - à d'autres de le faire. C'est uniquement en tant qu'historien que j'écris, et en tant que "spécialiste" de l'Allemagne, mais aussi, pardonnez-moi cette concession à l'autobiographisme, parce que je suis moi-même pris, comme l'auteur fictif du livre et son auteur réel, dans une situation intermédiaire entre deux pays et deux langues : bien qu'Allemand de naissance, je travaille pour un organisme français, et je publie dans les deux langues. Or, c'est précisément cette approche "franco-allemande" du livre qui me semble troublante, car extrêmement artificielle, peu crédible et donc "fausse". Evidemment, l'auteur d'une oeuvre littéraire peut toujours réclamer son droit à la "fiction", mais, dans ce cas, justement, je ne "marche" pas.
Jonathan Littell, qui est américain de naissance mais écrit en français, veut nous faire croire que cet Obersturmbannführer, Dr Maximilian Aue, peut raconter son histoire dans un français impeccable puisqu'il a passé son enfance et suivi une partie de ses études en France ; parlant la langue sans accent, il aurait pu, après la chute du nazisme, se réfugier en France et y vivre sous un faux nom. Soit, mais est-ce vraisemblable ? Même pour un nazi francophone, il était à cette époque mille fois plus facile et surtout plus sûr de se réfugier soit en Amérique latine, soit, tout simplement, en République fédérale. Ce n'est pas par hasard que la plupart des anciens de la "collaboration franco-allemande" n'ont jamais osé remettre les pieds en France, même en tant que touristes...
Derrière ce problème de la "langue maternelle", il y a cependant encore plus : ce qui rend le narrateur si peu crédible, ce qui en fait justement une figure de mauvais roman, est son rapport parfaitement abstrait à la langue et à la culture allemandes, voire à la mentalité nazie. Bien entendu, Jonathan Littell a truffé son texte d'informations souvent très précises sur les opérations meurtrières des Einsatzgruppen ou sur le déroulement de l'extermination des juifs dans les principaux camps . Très habilement, il a également su intégrer dans son récit de nombreux épisodes ou même des documents découverts par les historiens, comme la genèse du "rapport Korherr", qui donnait à Himmler, en mars 1943, un premier bilan chiffré de la "Solution finale". Hélas, à côté de tout cela, la vie et le personnage central restent extrêmement pâles et, en fin de compte, anhistoriques. Peut-être est-ce pour cela que l'auteur insiste tellement sur ses appétits homosexuels et incestueux, dont il ne nous épargne pratiquement rien.
Si le narrateur était vraiment un "intellectuel SS", comme le prétend l'auteur, n'aurait-il pas dû lui donner au moins quelques traits particuliers, par exemple concernant sa socialisation et ses souvenirs politiques, ses goûts littéraires, philosophiques ou artistiques, etc., pour expliquer cette transgression radicale des normes culturelles en vigueur qu'impliquait sa participation aux massacres ? Or Littell, qui apparemment ne maîtrise pas l'allemand - la plupart des termes germaniques dont il a parsemé son texte sont en effet tordus ou fautifs (un exemple : il ne cesse de citer le mot "Kommissarbrod", inconnu des dictionnaires, au lieu de "Kommissbrot", pain de l'armée), sans même parler de pures inventions ou anachronismes tels que "Führervernichtungsbefehl" ou "Kindersoldat" -, nous présente un narrateur dont presque toutes les références intellectuelles sont françaises. Jusqu'à nous faire croire que sur le front de l'Est ou dans Berlin en flammes ce nazi fanatique ne pensait qu'à lire Stendhal, Flaubert ou... Blanchot !
Dans un autre contexte, tout cela aurait pu être comique, de même que cet épisode surréaliste où notre SS homosexuel n'a d'autre désir que de prendre son Führer "par le nez", mais ici ce n'est que bizarre et ridicule. Car un livre, et même un roman, qui se veut d'une grande précision historique, ne peut se permettre de rester muet quand il s'agit de documenter un tant soit peu la mentalité et la vision du monde du personnage qui parle. L'historiographie du nazisme est d'ailleurs très riche en études sur le langage nazi, cette fameuse lingua tertii imperii dont parle Victor Klemperer, ou sur l'imaginaire et les "grands auteurs" que lisait au moins l'élite des adhérents nazis. Mais rien de tout cela n'apparaît dans ce livre. Littell, apparemment, n'avait même pas le Büchmann ou un autre dictionnaire des locutions et citations courantes à porter de la main. C'est pourquoi tous ces officiers meurtriers, docteurs en droit, en philosophie, etc., ne parlent jamais comme des Allemands réels, ne font jamais de jeux de mots ni des allusions, sans même parler de l'humour militaire. La seule locution courante que Littell cite à toutes les occasions, parce qu'il n'en connaît pas d'autre, est : "Krieg ist Krieg, und Schnaps ist Schnaps." Or cette formule avachie date d'une bien autre guerre.
Autrement dit, le phénomène complexe et difficile de la Shoah est réduit dans ce roman à sa dimension meurtrière et presque entièrement "expliqué" en termes d'inhumanité, de sadisme et de perversité. Certains penseront que c'est déjà beaucoup. Mais par rapport à ce que nous en savons réellement, grâce au travail des historiens, des philosophes, des artistes, ce n'est pas assez pour faire comprendre. Aussi, le narrateur, une sorte de Tom Ripley en uniforme SS, ne fait que patauger dans le sang et la merde (sans oublier le sperme, bien entendu !) en tenant, la plupart du temps, des propos aussi peu intéressants que ceux que l'on trouve dans une certaine littérature de gare et de guerre.
S'il n'y avait pas le côté pornographique - qui devrait à la fois empêcher et propulser sa diffusion "scolaire" -, voici donc un livre qui, pour la compréhension de la Shoah, ne peut remplacer ni les grands témoignages (lisez Antelme, Levi, Klüger, Klemperer, etc.), ni les grandes études des historiens (lisez Hilberg, Browning, Longerich ou récemment Brayard), mais rappelle plutôt certains films hollywoodiens où les nazis, dans leurs beaux uniformes tout propres ou très fraîchement salis, se meuvent dans un vaste décor de studio pour discourir de ceci ou de cela dans un américain parfait. Sauf qu'ici nous avons affaire à une version synchronisée !
Peter Schöttler est directeur de recherche au CNRS (Institut d'histoire du temps présent) et professeur associé à l'Université libre de Berlin.
Peter Schöttler
Article paru dans l'édition du 14.10.06

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