Monday, April 16, 2007

Rembrandt et l'Amsterdam juif

Rembrandt et l'Amsterdam juif
LE MONDE | 14.04.07 | 14h17 •




out en admirant Rembrandt, les frères Goncourt qualifiaient ses oeuvres religieuses de "juiveries". Ils reprenaient une banalité de leur temps : le peintre aurait été profondément marqué par sa fréquentation des juifs d'Amsterdam au point de devenir l'un d'eux. Cette banalité était si bien établie que le IIIe Reich fit un triomphe à un livre antisémite, Rembrandt comme éducateur, dans lequel l'auteur, Julius Langbehn, prétendait démontrer que l'artiste était à l'inverse la plus pure expression du génie germanique.




Les festivités du quatre centième anniversaire de la naissance de Rembrandt qui ont fait l'actualité touristique de l'année 2006 avaient esquivé la question. L'exposition Rembrandt et la Nouvelle Jérusalem, qui se tient au Musée d'art et d'histoire du judaïsme, à Paris, a donc pour premier mérite de s'en saisir. Elle le fait avec une précision, une érudition et une profusion d'oeuvres remarquables. Peintures, dessins, gravures savamment choisis, plus de 190 oeuvres : l'analyse est magnifiquement conduite.


QUOTIDIEN DU QUARTIER


Elle décrit d'abord la situation historique. Chassés d'Espagne à partir de 1492, les juifs s'établissent au Portugal où ils sont contraints de vivre en catholiques. Ces conversos ou marranes demeurent dans leur nouveau pays jusqu'en 1536, date de l'instauration de l'Inquisition au Portugal. Ils émigrent alors pour les Provinces Unies des Pays-Bas, où la liberté religieuse est reconnue. Ainsi se constitue la communauté d'Amsterdam. Elle réunit essentiellement de "nouveaux juifs", pour lesquels le judaïsme est à retrouver après des décennies de catholicisme forcé. La construction de synagogues et les éditions en hébreu, latin et espagnol vont de pair avec le développement d'une bourgeoisie dont la prospérité marchande favorise la vie intellectuelle.

"Nouvelle Jérusalem", Amsterdam est alors la ville de Spinoza, dont le portrait, l'édition de 1670 du Tractatus theologico-politicus et le décret d'excommunication sont dans l'exposition. Voisinent des éditions de Maïmonide et les portraits des rabbins Menasseh Ben Israël, Isaac Aboab da Fonseca ou Jacob Sasportas. Et celui du médecin Ephraïm Bueno. Il est de Rembrandt, comme la peinture qui servit de modèle à l'eau-forte.

Voici donc enfin Rembrandt. En 1639, déjà illustre, il acquiert une grande maison au 4-6 Sint Anthoniesbreestraat, la rue où habitent quelques-unes des plus riches familles séfarades. Les documents et les oeuvres qui précèdent son apparition dans l'exposition en situent parfaitement les circonstances. Mais elles ne la rendent aussi que plus stupéfiante. Les toiles de De Witte, de Van Gunst et de Lievens sont de qualité, les gravures du cimetière juif d'Ouderkerk d'après Ruisdael d'un beau tragique. Mais tout change avec le portrait de Bueno et l'admirable Autoportrait appuyé sur un rebord de pierre. Montrer ce dont Rembrandt se nourrit - motifs bibliques, quotidien du quartier - ne permet pas d'expliquer comment il s'en empare et les exalte.


LUMIÈRE SYMBOLIQUE


Ainsi de l'histoire de Mardochée, honoré par le roi Assuérus alors que le vizir Aman veut le pendre pour avoir refusé de se prosterner au passage du roi. Que l'épisode ait plu aux collectionneurs, rien d'étonnant. Pieter Lastman en fait en 1624 un tableau très acceptable. Mais la distance qui sépare ce dernier de la gravure de Rembrandt de 1642 est incommensurable. Rembrandt ose n'esquisser qu'à peine les figures de la foule et ombrer très fortement la voûte sous laquelle s'avance Mardochée monté sur un cheval du roi et vêtu d'un costume princier. Il creuse derrière lui un grand trou de lumière symbolique et suggère par les attitudes des siècles de persécution. Ce qui était scène pittoresque chez Lastman devient parabole.

Des deux admirables études peintes de jeunes juifs, il fait des figures de l'incertitude et de la méditation, comme il fait de ses vieillards - qui ne sont pas nécessairement des portraits de juifs - des personnifications de la pensée et de la sagesse. La plus petite gravure, le moindre lavis ont une portée philosophique. Justement parce qu'ils sont petits et épurés, ils sont à l'opposé de la grandiloquence des dogmes et des grandes "machines" picturales italiennes et flamandes. Ce que Rembrandt retient de la Bible, ce ne sont pas les vérités révélées d'une religion, mais les éléments et les exemples d'une psychologie des passions hautes et basses, nobles et ignobles. L'obstination aveugle d'Abraham, le désir hystérique de la femme de Putiphar, l'amour paternel de Jacob pour Benjamin, la cruauté de Sarah humiliant Agar, la nudité triviale d'Adam et d'Eve sont de l'ordre de l'humain. C'est le seul qui intéresse Rembrandt - et c'est aussi pourquoi ses oeuvres parlent si fort et si clair des siècles plus tard.


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"Rembrandt et la nouvelle Jérusalem, juifs et chrétiens à Amsterdam au Siècle d'or", Musée d'art et d'histoire du judaïsme, 71 rue du Temple, Paris-3e. Mo Rambuteau. Tél. : 01-53-01-86-48. Du lundi au vendredi, de 11 heuresà 18 heures ; dimanche, de 10 heures à 18 heures. Jusqu'au 1er juillet. 9,50 €. Catalogue : 368 p., 49 €.


Philippe Dagen

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