Sunday, March 05, 2006

198 - L'affaire Halimi ou l'adieu à la nation, par Piotr Smolar


Le 9 août 1982, un attentat visait le restaurant de Jo Goldenberg, rue des Rosiers, dans le 4e arrondissement de Paris. Une grenade explosait au milieu de la salle, faisant 6 morts et 22 blessées. Les auteurs n'ont jamais été retrouvés, mais la nature de leur opération commando n'a guère fait de doute : il s'agissait d'un crime antisémite.

Le 13 février 2006, Ilan Halimi était découvert nu, bâillonné et agonisant. La bande dite de Bagneux, commune où il a été séquestré pendant trois semaines, avait cherché en vain à obtenir de l'argent en l'enlevant. Il était juif, donc fortuné et membre d'une communauté solidaire : tel était le stéréotype qui les animait. Un stéréotype mutant, venu du fond des âges, plongé dans la marmite urbaine, qui a légitimement suscité une grande émotion.
Entre un mobile antisémite et un crime crapuleux dans lequel apparaît un fond antisémite, il existe une différence majeure. La circonstance aggravante, retenue par les magistrats dans cette affaire, est constituée, dit l'article 132-76 du code pénal, lorsque l'infraction s'accompagne d'actes ou de propos portant atteinte à la victime en raison de ses origines ou de sa religion. Pour l'heure, d'un point de vue juridique, cette circonstance n'est pas établie.
Mais la mesure et la nuance ont-elles encore une place dans le débat public français, dès lors que le mot antisémitisme est prononcé ? Faisons le rêve d'un premier ministre ou d'un président de la République qui, au plus fort de l'émotion suscitée par la mort d'Ilan Halimi, prononcerait ces mots : "Les policiers de la brigade criminelle et les magistrats sont totalement mobilisés afin de retrouver les responsables de cet acte épouvantable. Ceux-ci seront retrouvés, entendus et traduits en justice." Point final.
Au lieu de cela, le concert de condamnations a repris, après un temps de prudence initiale dû au précédent de la fausse agression antisémite dans le RER D. En retenant l'antisémitisme comme circonstance aggravante - alors que d'autres magistrats étaient dubitatifs -, les deux juges d'instruction ont pris une décision qui n'augure en rien de la suite, mais qui a été ressentie, hors du milieu judiciaire, comme une validation. Cela d'autant plus qu'elle a été relayée par le garde des sceaux, Pascal Clément, puis par Dominique de Villepin, au dîner du CRIF, tandis que Nicolas Sarkozy évoquait un antisémitisme "par de l'amalgame".
M. de Villepin a ensuite participé, avec le président de la République, à une cérémonie religieuse en mémoire de la victime, dans une synagogue, transformant ce fait divers hors norme en fait politique. N'aurait-on pu dire que la victime était d'abord un Français, un membre de la communauté nationale, et que cette dernière était concernée dans son intégralité par l'événement ? Et quel est le véritable effet de ces démonstrations : rassurent-elles les juifs de France ou bien accentuent-elles les fractures communautaires ?
Les responsables politiques ont une sensibilité particulière vis-à-vis de la communauté juive. La première raison en est le traumatisme universel de la Shoah, ainsi que, pour la France, son lourd remords historique depuis Vichy. La deuxième raison est l'impact des images du Proche-Orient dans les quartiers difficiles et la multiplication des actes antisémites depuis quelques années, malgré une baisse statistique en 2005. Une équivalence impropre s'est instaurée entre juifs de France et Israéliens, les premiers devenant à leur corps défendant les figurants d'un conflit lointain. La France a ainsi été accusée, en Israël, d'être une terre de persécution pour ses ressortissants juifs, et un appel à l'émigration avait même été lancé par Ariel Sharon.
Mais cette affaire révèle un phénomène plus large : une digue a sauté. Une certaine pudeur aussi. Ce qui était chuchoté est dit ; ce qui était interdit se normalise. On peut dorénavant répertorier, en France, les personnes en fonction de leur origine. Les classer en juifs et en non-juifs. En "gaulois" et en "issus de l'immigration". On est bourreau, victime ou discriminé en raison de son sang. Tout s'explique.
Dans le domaine socio-économique, on peut juger que cette approche est réaliste et permet de distinguer les handicaps de groupes particuliers. Mais, en matière criminelle, l'ennemi est ainsi identifié et mis à distance. La responsabilité individuelle, les divers degrés d'implication, l'intention réelle de tuer, qui doivent être mis au jour par l'enquête : tout cela est écrasé par le poids de l'accusation ultime. On préfère débattre de la "barbarie", alors que toute la société est touchée : les atteintes aux personnes ont augmenté de 72 % entre 1997 et 2004.


OTAGE DES SIENS ET DU REGARD DES AUTRES
Quant à l'interdit qui empêche l'administration d'établir des statistiques en fonction de l'origine des individus, il paraît dépassé par l'évolution des mentalités. D'ailleurs, les Renseignements généraux ne se gênent plus pour aborder la question des bandes dans cette perspective. Chacun est renvoyé dans sa communauté, otage des siens et du regard des autres. Plus de nuance, de complexité, de mixité, d'identité plurielle. Voici venu le temps du déterminisme. Une couronne de fleurs est déposée sur la tombe de la nation française, prise dans son acception historique.
Ce phénomène peut aussi être analysé comme la face sombre de la montée des revendications identitaires et de la discrimination positive. En abordant ce thème il y a trois ans, M. Sarkozy s'était attiré une volée de reproches au nom des grands principes de la République, gravés dans le marbre. Or le marbre s'est fissuré. Les discours d'intérêt général sont devenus inaudibles. L'Etat est devenu le réceptacle des intérêts particuliers, auxquels il tente de répondre tant bien que mal.
Il n'est pas question de négliger l'émotion que la mort d'Ilan Halimi a suscitée. Les préjugés antisémites et racistes sont hélas largement diffusés dans la société. Les habitants des banlieues n'en ont pas l'apanage. Mais les quartiers sensibles, à forte concentration immigrée, constituent le territoire privilégié où s'expriment ces préjugés et où se joue une sorte de tectonique des plaques humaines, dont nul ne sort indemne.
La France est ce pays des droits de l'homme où des jeunes filles se colorent les cheveux en blond pour ne pas être juives dans le regard de l'autre, comme l'a montré un reportage à Créteil dans Le Monde du 26 février. C'est aussi ce pays où des prénoms comme Rachid ou Karim peuvent "plomber" un CV. Pour illustrer la puissance de ces préjugés, nul besoin de s'appuyer sur un fait divers, odieux en soi : il suffit de faire un effort de curiosité et d'écoute.

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