Friday, September 15, 2006

UN LIVRE DE BENJAMIN STORA SUR LES JUIFS D A LGERIE

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Citoyens de l'exil
LE MONDE DES LIVRES 14.09.06 19h18 • Mis à jour le 14.09.06 19h18
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n ces temps où l'histoire coloniale française se trouve comme "mise en examen", il était important de ne pas oublier le singulier destin des juifs d'Algérie ; des "séfarades", comme on dit parfois un peu vite, sans tenir compte des spécificités propres aux diverses communautés juives du pourtour méditerranéen ; des "pieds-noirs", comme on l'entend encore souvent, preuve que cette histoire demeure largement méconnue.
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Benjamin Stora n'est certes pas le premier à retracer une histoire qui commença au XIe siècle av. J.-C., en Berbérie centrale, lorsque Phéniciens et Hébreux installèrent des comptoirs autour de la Méditerranée. D'autres l'ont racontée avant lui, notamment Richard Ayoun et Bernard Cohen dans Les Juifs d'Algérie, 2 000 ans d'histoire (J.-C. Lattès, 1982), et André Chouraqui dans La Saga des juifs d'Afrique du Nord (Hachette, 1972). Plusieurs intellectuels, parmi lesquels Jacques Derrida, Hélène Cixous ou encore Jean Daniel, ont également livré leurs témoignages.
D'où vient dès lors que l'ouvrage de Benjamin Stora apparaît important ? C'est d'abord parce qu'il parvient à embrasser cette histoire par-delà les siècles, pour en restituer tant la complexité que le sens profond, avec simplicité et pédagogie. C'est ensuite parce qu'il inscrit sa propre mémoire familiale dans le destin collectif des juifs d'Algérie, conférant à son essai une inquiétude bouleversante.
Certes, on pourra discuter telle ou telle assertion : y a-t-il vraiment une "invisibilité" des juifs d'Algérie dans la société française contemporaine ? Se vivent-ils à ce point "dans et hors de la société française, toujours sur le départ, fragilisés, jamais vraiment assurés de leur identité nationale" ? On pourra aussi regretter qu'il passe un peu trop vite sur certains faits, comme l'existence, en novembre 1942, au moment du débarquement anglo-américain, d'un "plan d'évacuation" des juifs d'Algérie, "liste de noms à l'appui".
L'essentiel demeure que ce livre permet de mieux comprendre l'originalité du judaïsme algérien. Un judaïsme à la fois pétri de traditions religieuses et passionnément attaché à la République française, tourné vers l'Occident mais hanté par l'Algérie, à jamais meurtri par trois "exils" successifs, endurés en moins d'un siècle.
Lorsque les premiers Français débarquent dans la baie de Sidi-Ferruch, en 1830, on compte 25 000 juifs dans le pays. Depuis le milieu du XVIe siècle, l'espace algérien est sous administration ottomane. Celle-ci tient d'une main de fer le peuple algérien, et en particulier sa minorité juive, laquelle comprend deux composantes distinctes : d'un côté, les "megorashim" (en hébreu, "ceux de l'extérieur"), qui descendent de la bourgeoisie hispano-portugaise, et qui occupent avec les juifs livournais les hautes sphères de la société ; de l'autre, les "toshavim" ("indigènes"), qui, vivant aussi pieusement que pauvrement, conjuguant tradition hébraïque et culture arabo-berbère, forment la masse du judaïsme algérien. Les juifs se voient appliqués le statut de "dhimmi", qui les place dans une situation d'infériorité juridique et sociale, au même titre que les chrétiens des pays islamisés.
VOIE DE L'ASSIMILATION
Pour eux, l'arrivée des Français constitue un tournant. Le 24 octobre 1870, le célèbre décret Crémieux les naturalise en bloc. Moment clé : du jour au lendemain, les juifs algériens, qui vivaient jusqu'alors avec la population musulmane, sont entraînés sur la voie de l'assimilation républicaine. Premier exil.
Le deuxième se produit en octobre 1940, lorsque le régime de Vichy abolit le décret Crémieux. Dans un climat d'antisémitisme exacerbé, les juifs algériens sont éjectés de la communauté française. Il faudra attendre de longs mois - un an après le débarquement anglo-américain - pour que le décret soit rétabli, en 1943. Traumatisme immense, dont Derrida s'est souvenu dans La Contre-Allée (1999) : "C'est une expérience qui ne laisse rien intacte, un air qu'on ne cesse plus jamais de respirer. Les enfants juifs sont expulsés de l'école. Bureau du surveillant général : "Tu vas rentrer chez toi, tes parents t'expliqueront." Puis les Alliés débarquent, c'est la période du gouvernement bicéphale (de Gaulle-Giraud) : les lois raciales maintenues près de six mois, sous un gouvernement français "libre"..."
Au sortir de la guerre, les juifs algériens ont le sentiment d'avoir récupéré leur bien le plus précieux : leur identité française. Et pourtant, écrit Stora, "si l'insurrection algérienne avait éclaté à la fin de l'époque vichyssoise, elle aurait sans doute attiré la sympathie d'un grand nombre de juifs, car pendant cette sombre période, les Algériens musulmans ne se sont livrés à aucun acte hostile envers eux".
Quand débute la guerre d'indépendance, les juifs sont sollicités de tous côtés. Ils vivent le conflit dans le trouble, parfois même dans la mauvaise conscience. Le 22 juin 1961, le chanteur et musicien Raymond Leyris, dit "Cheikh Raymond", l'un des grands maîtres de la musique arabo-andalouse, est abattu par un Algérien musulman, en plein quartier juif de Constantine. Pour les 130 000 juifs d'Algérie, c'est le signal du départ obligé, la fin de leur présence séculaire en Afrique du Nord. Le troisième exil, vers une métropole qui ne fait aucune différence entre eux et les pieds-noirs d'origine européenne.
Pendant longtemps, explique Stora, les représentations négatives des "autres", les musulmans, ont semblé l'emporter dans leurs souvenirs, tandis que les actes hostiles des Européens étaient, eux, minimisés. Se sentant en porte-à-faux par rapport aux juifs ashkénazes - ces derniers critiquaient souvent leur manque de liens forts avec Israël -, ils souhaitaient avant tout confirmer leur appartenance à la France et ne pas apparaître comme des exilés. Quitte à enfouir leur histoire particulière, leur histoire algérienne.
Aujourd'hui, les juifs originaires d'Algérie et leurs enfants vivent dans une grande ambivalence : si la mémoire réelle de l'Algérie "d'avant" émerge peu à peu, si les souvenirs du "vivre ensemble" refont surface, il n'en demeure pas moins que la montée en puissance de l'islamisme, le conflit du Proche-Orient ou la multiplication des actes antisémites dans les banlieues réactivent les sentiments de menace et de solitude.
Les trois exils, Juifs d'Algérie, de Benjamin Stora. Stock, "Un Ordre d'idée" 240 p., 19 €.

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