MENDES FRANCE MORALE ET POLITIQUE
Critique
Pierre Mendès France : la morale et la politique
LE MONDE DES LIVRES 25.01.07 17h55 • Mis à jour le 25.01.07 17h55
omment devient-on un mythe politique ? Pour de Gaulle la réponse est simple : le 18-Juin, la Ve République, la guerre d'Algérie... Pour Pierre Mendès France, presque son contemporain, la toise n'est pas la même. Il n'a gouverné la France que sept mois et dix-sept jours et il s'est souvent trompé : tiède européen, antigaulliste primaire après 1958, planificateur rigide... Mais il y a tout le reste : le caractère, le courage, la morale en politique. Des vertus qui ont autant servi que desservi Mendès de son vivant et lui assurent une place à part au panthéon de la République. Il aurait eu 100 ans le 11 janvier et, si le mythe perdure, le souvenir de ce qu'il fut et fit s'est estompé. Pour se remémorer cet itinéraire singulier, il faut lire la biographie d'Eric Roussel, leçon d'histoire sur un siècle qui n'est plus et sujet de réflexion sur l'exercice du pouvoir. L'actualité s'y prête.
Biographe de Jean Monnet, Pompidou et de Gaulle (1), Eric Roussel ne s'était pas encore aventuré du côté de la gauche. Il le fait d'un regard neuf, non dénué d'admiration, avec la bonne focale, à la fois large et proche, qui éclaire l'homme intime et justifie sa place dans l'histoire.
Une mise au point s'imposait. Depuis le Pierre Mendès France de Jean Lacouture, il y a vingt-cinq ans (2), l'historiographie de "PMF" s'est sensiblement enrichie. Eric Roussel a consulté des archives inédites ou négligées et il a interrogé des témoins qui n'avaient pas tout dit. Cette mise à plat trace le portrait d'un homme à la sensibilité à fleur de peau (ses larmes à l'Elysée le jour de l'entrée en fonctions de François Mitterrand) et au caractère inflexible qui allaient de pair avec un adroit pragmatisme.
On saisit mal la psychologie de Mendès si l'on ne sait pas qu'il était juif - ses adversaires ne manquaient pas de le lui rappeler. Et si l'on néglige sa réussite précoce - avocat à 22 ans, député à 25, sous-secrétaire d'Etat à 31. Elle le conforta tôt dans la conviction d'avoir un destin et lui donnait parfois le sentiment d'avoir raison contre tous, malgré la simplicité de ses manières, qui n'était pas feinte.
Né à Paris, rue de Turbigo, dans un quartier où son père possédait une affaire de confection pour dames, Pierre Isaac Isidore Mendès France s'imprègne jeune des valeurs familiales. Peu croyants, guère pratiquants, ses parents, encore sous le coup de l'affaire Dreyfus, lui inculquent le culte des Lumières et de la République. Ce sera sa religion. Pas une seconde il n'envisage de succéder à son père derrière le comptoir familial. Déjà il rêve d'une carrière à la Disraeli. Passionné d'économie, il choisit finalement le barreau, l'antichambre du pouvoir sous la IIIe. Il se fait vite remarquer au Parti radical, auquel il a adhéré parce que l'histoire de celui-ci se confond avec celle de la République. Député de l'Eure en 1932, maire de Louviers en 1935, sous-secrétaire d'Etat au Trésor dans le deuxième cabinet Blum en 1938, le voilà lancé.
Arrêté par le gouvernement de Vichy sous un prétexte fallacieux et infamant - on l'accuse de désertion -, condamné à six ans d'emprisonnement, il fait face avec stoïcisme à la grande épreuve de sa vie (3). Ce n'est pas l'élu républicain que Vichy poursuit mais le juif, il le sait. Ses lettres à Lily Cicurel, épousée en 1933, qu'exhume Eric Roussel, dépeignent un Mendès amoureux, inquiet du sort de ses deux fils, en même temps qu'impatient de laver son honneur.
Il s'évade, passe par le Portugal et rejoint Londres, où de Gaulle le reçoit aussitôt. Séduit sinon conquis, Mendès perçoit immédiatement "la dimension exceptionnelle" du général, écrit Eric Roussel. Son ralliement est une aubaine pour le chef de la France libre soupçonné à gauche de bonapartisme. Mais l'ancien ministre radical ne reste pas à Londres. Le "déserteur" veut se battre. Affecté au groupe d'aviation Lorraine, il participe à treize missions de bombardement. Ce n'est que plus tard, sur l'insistance de De Gaulle, qu'il le rejoindra à Alger comme commissaire aux finances.
LIBERTÉ DE TON
Ministre de Blum, ministre du général à la Libération, Français libre s'il en est... Eric Roussel montre à quel point ces années-là ont façonné Mendès : liberté de ton et de comportement, rigueur économique, refus des compromis. Tandis que la IVe République s'installe dans la facilité, Mendès fait bientôt figure de recours. Son heure sonne le 17 juin 1954, lorsqu'il est élu président du conseil. Les caciques, dont il dérange les habitudes, ont juré sa perte et il n'occupe le poste que brièvement, jusqu'au 5 février 1955. Le temps d'entrer dans la légende : la paix en Indochine, l'autonomie interne accordée à la Tunisie, l'enterrement de la Communauté européenne de défense, la création de l'Union de l'Europe occidentale...
Son passage à Matignon est bref mais le mendésisme - il n'aimait pas ce mot - est né. Mauriac, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud, à L'Express, sont les propagandistes de cette nouvelle mystique. Toute une génération se reconnaît en lui, qui aspire à moderniser la République.
Elle plébiscite Mendès, mais c'est de Gaulle qui survient en 1958. "PMF" se dresse aussitôt contre lui. Il ne lui pardonne ni son arrivée au pouvoir sous la pression des factieux d'Alger, ni les nouvelles institutions - Mendès est un parlementariste viscéral -, ni même la main tendue à l'Allemagne d'Adenauer.
Ses électeurs de l'Eure le congédient, il en est meurtri. Malgré un bref retour à l'Assemblée en 1967-1968, il n'exercera plus qu'un magistère moral, avec à ses côtés Marie-Claire Servan-Schreiber, épousée en 1971. A lire Eric Roussel, on se dit que, sans la haute idée qu'il se faisait de la République, c'est lui, et non Mitterrand, qui serait entré à l'Elysée.
PIERRE MENDÈS FRANCE d'Eric Roussel. Gallimard, "NRF Biographies", 608 p., 29 €.
(1) Réédité en deux volumes chez Perrin ("Tempus", en librairie le 1er février).(2) Disponible en poche, Le Seuil, "Points".(3) Lire à ce sujet Un tribunal au garde-à-vous : Le procès de Pierre Mendès France, de Jean-Denis Bredin (Fayard, 2001).
Signalons aussi la réédition de Choisir : une certaine idée de la gauche, de Pierre Mendès France, conversations avec Jean Bothorel. Préface de Jean Daniel, avant-propos de François Hollande. Fayard, "Témoignages pour l'Histoire", 418 p., 22 €.
Pierre Mendès France : la morale et la politique
LE MONDE DES LIVRES 25.01.07 17h55 • Mis à jour le 25.01.07 17h55
omment devient-on un mythe politique ? Pour de Gaulle la réponse est simple : le 18-Juin, la Ve République, la guerre d'Algérie... Pour Pierre Mendès France, presque son contemporain, la toise n'est pas la même. Il n'a gouverné la France que sept mois et dix-sept jours et il s'est souvent trompé : tiède européen, antigaulliste primaire après 1958, planificateur rigide... Mais il y a tout le reste : le caractère, le courage, la morale en politique. Des vertus qui ont autant servi que desservi Mendès de son vivant et lui assurent une place à part au panthéon de la République. Il aurait eu 100 ans le 11 janvier et, si le mythe perdure, le souvenir de ce qu'il fut et fit s'est estompé. Pour se remémorer cet itinéraire singulier, il faut lire la biographie d'Eric Roussel, leçon d'histoire sur un siècle qui n'est plus et sujet de réflexion sur l'exercice du pouvoir. L'actualité s'y prête.
Biographe de Jean Monnet, Pompidou et de Gaulle (1), Eric Roussel ne s'était pas encore aventuré du côté de la gauche. Il le fait d'un regard neuf, non dénué d'admiration, avec la bonne focale, à la fois large et proche, qui éclaire l'homme intime et justifie sa place dans l'histoire.
Une mise au point s'imposait. Depuis le Pierre Mendès France de Jean Lacouture, il y a vingt-cinq ans (2), l'historiographie de "PMF" s'est sensiblement enrichie. Eric Roussel a consulté des archives inédites ou négligées et il a interrogé des témoins qui n'avaient pas tout dit. Cette mise à plat trace le portrait d'un homme à la sensibilité à fleur de peau (ses larmes à l'Elysée le jour de l'entrée en fonctions de François Mitterrand) et au caractère inflexible qui allaient de pair avec un adroit pragmatisme.
On saisit mal la psychologie de Mendès si l'on ne sait pas qu'il était juif - ses adversaires ne manquaient pas de le lui rappeler. Et si l'on néglige sa réussite précoce - avocat à 22 ans, député à 25, sous-secrétaire d'Etat à 31. Elle le conforta tôt dans la conviction d'avoir un destin et lui donnait parfois le sentiment d'avoir raison contre tous, malgré la simplicité de ses manières, qui n'était pas feinte.
Né à Paris, rue de Turbigo, dans un quartier où son père possédait une affaire de confection pour dames, Pierre Isaac Isidore Mendès France s'imprègne jeune des valeurs familiales. Peu croyants, guère pratiquants, ses parents, encore sous le coup de l'affaire Dreyfus, lui inculquent le culte des Lumières et de la République. Ce sera sa religion. Pas une seconde il n'envisage de succéder à son père derrière le comptoir familial. Déjà il rêve d'une carrière à la Disraeli. Passionné d'économie, il choisit finalement le barreau, l'antichambre du pouvoir sous la IIIe. Il se fait vite remarquer au Parti radical, auquel il a adhéré parce que l'histoire de celui-ci se confond avec celle de la République. Député de l'Eure en 1932, maire de Louviers en 1935, sous-secrétaire d'Etat au Trésor dans le deuxième cabinet Blum en 1938, le voilà lancé.
Arrêté par le gouvernement de Vichy sous un prétexte fallacieux et infamant - on l'accuse de désertion -, condamné à six ans d'emprisonnement, il fait face avec stoïcisme à la grande épreuve de sa vie (3). Ce n'est pas l'élu républicain que Vichy poursuit mais le juif, il le sait. Ses lettres à Lily Cicurel, épousée en 1933, qu'exhume Eric Roussel, dépeignent un Mendès amoureux, inquiet du sort de ses deux fils, en même temps qu'impatient de laver son honneur.
Il s'évade, passe par le Portugal et rejoint Londres, où de Gaulle le reçoit aussitôt. Séduit sinon conquis, Mendès perçoit immédiatement "la dimension exceptionnelle" du général, écrit Eric Roussel. Son ralliement est une aubaine pour le chef de la France libre soupçonné à gauche de bonapartisme. Mais l'ancien ministre radical ne reste pas à Londres. Le "déserteur" veut se battre. Affecté au groupe d'aviation Lorraine, il participe à treize missions de bombardement. Ce n'est que plus tard, sur l'insistance de De Gaulle, qu'il le rejoindra à Alger comme commissaire aux finances.
LIBERTÉ DE TON
Ministre de Blum, ministre du général à la Libération, Français libre s'il en est... Eric Roussel montre à quel point ces années-là ont façonné Mendès : liberté de ton et de comportement, rigueur économique, refus des compromis. Tandis que la IVe République s'installe dans la facilité, Mendès fait bientôt figure de recours. Son heure sonne le 17 juin 1954, lorsqu'il est élu président du conseil. Les caciques, dont il dérange les habitudes, ont juré sa perte et il n'occupe le poste que brièvement, jusqu'au 5 février 1955. Le temps d'entrer dans la légende : la paix en Indochine, l'autonomie interne accordée à la Tunisie, l'enterrement de la Communauté européenne de défense, la création de l'Union de l'Europe occidentale...
Son passage à Matignon est bref mais le mendésisme - il n'aimait pas ce mot - est né. Mauriac, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud, à L'Express, sont les propagandistes de cette nouvelle mystique. Toute une génération se reconnaît en lui, qui aspire à moderniser la République.
Elle plébiscite Mendès, mais c'est de Gaulle qui survient en 1958. "PMF" se dresse aussitôt contre lui. Il ne lui pardonne ni son arrivée au pouvoir sous la pression des factieux d'Alger, ni les nouvelles institutions - Mendès est un parlementariste viscéral -, ni même la main tendue à l'Allemagne d'Adenauer.
Ses électeurs de l'Eure le congédient, il en est meurtri. Malgré un bref retour à l'Assemblée en 1967-1968, il n'exercera plus qu'un magistère moral, avec à ses côtés Marie-Claire Servan-Schreiber, épousée en 1971. A lire Eric Roussel, on se dit que, sans la haute idée qu'il se faisait de la République, c'est lui, et non Mitterrand, qui serait entré à l'Elysée.
PIERRE MENDÈS FRANCE d'Eric Roussel. Gallimard, "NRF Biographies", 608 p., 29 €.
(1) Réédité en deux volumes chez Perrin ("Tempus", en librairie le 1er février).(2) Disponible en poche, Le Seuil, "Points".(3) Lire à ce sujet Un tribunal au garde-à-vous : Le procès de Pierre Mendès France, de Jean-Denis Bredin (Fayard, 2001).
Signalons aussi la réédition de Choisir : une certaine idée de la gauche, de Pierre Mendès France, conversations avec Jean Bothorel. Préface de Jean Daniel, avant-propos de François Hollande. Fayard, "Témoignages pour l'Histoire", 418 p., 22 €.
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