ELIE WIESEL ET JERUSALEM
Jérusalem de mon cœur
10 février 2007 - Par Elie Wiesel
En tant que Juif vivant aux Etats-Unis, longtemps je me suis refusé le droit d’intervenir dans les débats internes de l’Etat d’Israël. Je considère cependant que nous avons le même destin, car son histoire est la mienne, du plus loin qu’il m’en souvienne. La politique menée par Israël, quoique de manière indirecte, me concerne également. Je trouve ses caprices intéressants, ses bévues quelque peu embarrassantes mais comme je ne suis pas citoyen israélien, cela ne m’implique pas directement. Je peux éprouver un peu plus de sympathie pour tel politicien ou bien émettre une certaine réserve envers un autre, cela ne regarde que moi ; je n’en parle à personne.
Cette attitude donne lieu à des "lettres ouvertes" ou des articles acerbes qui me reprochent de ne pas protester chaque fois que la police ou l’armée israéliennes réagissent excessivement contre la violence des soldats ou des civils palestiniens. Je ne réponds presque jamais. Mes censeurs peuvent avoir leur propre conception de l’éthique au niveau social comme au niveau individuel. Néanmoins, alors que je leur accorde le droit de me critiquer, en retour ils me dénient parfois celui de m’abstenir.
Mais au sujet de Jérusalem, il en va tout autrement. Ce ne sont pas seulement les Israéliens qui sont concernés par sa destinée mais aussi tous les Juifs de la Diaspora dont je fais partie. Le fait que je n’y vive pas est tout à fait secondaire ; Jérusalem vit en moi. Elle est le propre même de ma judéité et occupe le centre de mes engagements et de mes rêves.
Jérusalem est, pour moi, au-dessus de la politique.
Mentionnée plus de 600 fois dans la Bible, elle sert de point de repère national à la tradition juive. Elle représente notre âme collective. C’est elle qui unit chaque Juif avec son prochain. Rien n’est plus beau et nostalgique que la prière qui évoque la splendeur de son passé et le souvenir accablant et persistant de sa destruction.
Je me souviens de mon premier séjour à Jérusalem ; j’eus l’impression alors que j’y étais déjà venu. Pourtant, chaque fois que je visite la ville, c’est toujours la première fois. Ce que j’éprouve et vis là-bas, nulle part ailleurs je le ressens. Je reviens dans la maison de mes ancêtres ; le roi David et le prophète Jérémie m’y attendent.
Selon le partage qui résulterait des accords politiques, la plus grande partie de la Vieille Ville de Jérusalem devrait échoir à l’Autorité palestinienne. Le Mont du Temple, sous lequel se trouvent les vestiges des temples de Salomon et de Hérode, serait, de la sorte, contrôlé par le nouvel Etat palestinien.
Que les Musulmans souhaitent maintenir des liens étroits avec cette ville, à l’encontre d’autres lieux, est tout à fait compréhensible. Quoique son nom n’apparaisse pas une seule fois dans le Coran, Jérusalem est la troisième ville sainte de l’Islam. Mais pour les Juifs, elle demeure la première. Pas seulement la première, la seule.
Comment pouvons-nous oublier que, entre 1948 et 1967, alors que la Vieille Ville était occupée par la Jordanie, les Juifs ne pouvaient pas avoir accès au Mur Occidental, en dépit d’un accord signé entre les deux gouvernements ? A cette époque, les Arabes qui réclamaient un Etat arabe, ne mentionnaient jamais Jérusalem.
Pourquoi donc les Palestiniens sont-ils maintenant si désireux de faire de Jérusalem leur capitale ? Suffisamment désireux, au point de mettre en péril les accords d’Oslo ?
On nous dit que les concessions sans précédent qu’Israël a faites, également à Jérusalem, l’étaient pour une bonne cause. Pour la paix. C’est un argument de poids. La paix est la plus noble des aspirations ; elle mérite le sacrifice de ce qui nous est le plus précieux. En cela, je suis d’accord.
Mais est-ce approprié en toutes circonstances ? Peut-on toujours proclamer "La paix à n’importe quel prix" ? Transiger sur des territoires peut sembler, sous certaines conditions, impérieux ou tout au moins politiquement opportun.
Mais transiger sur l’histoire est impossible.
Vous allez me demander, qu’en est-il de la paix dans tout cela ? Je continue à croire dans la paix, de tout mon cœur. Néanmoins, je me méfie de toute chose qui ne conduirait qu’à des apaisements. Donner la plus grande partie de la Vieille ville de Jérusalem au président de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat (ce texte date de 2003, ndlr), et aux extrémistes, ne serait-ce pas une récompense pour leurs actes ?
Les Palestiniens exigent aussi le "droit du retour" pour plus de trois millions de réfugiés. Les Israéliens s’y opposent unanimement. Il peut être nécessaire de rappeler les événements historiques qui ont entraîné cette tragédie palestinienne. En 1947, Israël a accepté le plan de partage de la Palestine ; les Arabes le rejetèrent.
En 1948, David Ben-Gourion tendit la main à ce qui devait être l’Etat palestinien. Non seulement les Arabes refusèrent cette poignée de main, mais ils envoyèrent six armées étrangler l’Etat juif qui venait de naître. Incités par ses dirigeants, 600.000 Palestiniens quittèrent le pays, convaincus que, une fois Israël vaincue, ils pourraient retourner chez eux.
J’ai vu leurs enfants dans les camps de réfugiés de la bande de Gaza ; leur sort ne peut laisser aucun de nous indifférent. Il est impératif de résoudre ce problème. Mais leur retour en masse est une solution inconcevable. Pour les Israéliens, cela équivaudrait à un suicide, de même que d’arracher Jérusalem de ses racines serait un suicide spirituel.
C’est avec tristesse que je dois dire cela : après avoir vu à la télévision, pendant l’Intifada, les visages de ces jeunes Palestiniens, déformés par la haine, il m’est plus difficile que jamais de croire en la volonté des Palestiniens de faire la paix.
Ce n’est pas un Israël plus petit qu’ils veulent ; mais pas d’Israël du tout.
Et cependant... Bien que toutes les options semblent avoir été examinées, la paix demeure l’unique espoir que nous avons en commun ; la violence et la guerre ont rempli beaucoup trop de cimetières des deux côtés. Cela ne peut et ne doit pas continuer. La majorité des Israéliens pensent comme moi : les Palestiniens doivent avoir le droit de vivre librement et dignement, sans crainte et sans honte. Il incombe au monde ainsi qu’à Israël de tout faire afin de les aider, et cela sans qu’ils ne perdent la face.
La situation des Arabes israéliens m’intéresse particulièrement. Comme citoyens de l’Etat d’Israël, leurs droits civiques doivent être protégés à tout prix.
Quant à Jérusalem, ne serait-il pas mieux de résoudre d’abord toutes les questions en suspens et de remettre à plus tard les décisions concernant le destin de la plus sainte des villes ?
Je reste persuadé que des ponts humains peuvent être bâtis entre les deux communautés, grâce à des visites réciproques d’étudiants, d’enseignants, de musiciens, d’écrivains, d’hommes d’affaires et de journalistes.
Peut-être dans vingt ans, les enfants de ces gens seront plus à même d’aborder le plus brûlant de ces sujets : Jérusalem. Peut-être comprendront-ils alors pourquoi l’âme juive porte en elle-même la blessure et l’amour d’une cité dont les clefs sont protégées par sa mémoire.
Elie Wiesel - Traduction et Adaptation de Claude Krasetzki
10 février 2007 - Par Elie Wiesel
En tant que Juif vivant aux Etats-Unis, longtemps je me suis refusé le droit d’intervenir dans les débats internes de l’Etat d’Israël. Je considère cependant que nous avons le même destin, car son histoire est la mienne, du plus loin qu’il m’en souvienne. La politique menée par Israël, quoique de manière indirecte, me concerne également. Je trouve ses caprices intéressants, ses bévues quelque peu embarrassantes mais comme je ne suis pas citoyen israélien, cela ne m’implique pas directement. Je peux éprouver un peu plus de sympathie pour tel politicien ou bien émettre une certaine réserve envers un autre, cela ne regarde que moi ; je n’en parle à personne.
Cette attitude donne lieu à des "lettres ouvertes" ou des articles acerbes qui me reprochent de ne pas protester chaque fois que la police ou l’armée israéliennes réagissent excessivement contre la violence des soldats ou des civils palestiniens. Je ne réponds presque jamais. Mes censeurs peuvent avoir leur propre conception de l’éthique au niveau social comme au niveau individuel. Néanmoins, alors que je leur accorde le droit de me critiquer, en retour ils me dénient parfois celui de m’abstenir.
Mais au sujet de Jérusalem, il en va tout autrement. Ce ne sont pas seulement les Israéliens qui sont concernés par sa destinée mais aussi tous les Juifs de la Diaspora dont je fais partie. Le fait que je n’y vive pas est tout à fait secondaire ; Jérusalem vit en moi. Elle est le propre même de ma judéité et occupe le centre de mes engagements et de mes rêves.
Jérusalem est, pour moi, au-dessus de la politique.
Mentionnée plus de 600 fois dans la Bible, elle sert de point de repère national à la tradition juive. Elle représente notre âme collective. C’est elle qui unit chaque Juif avec son prochain. Rien n’est plus beau et nostalgique que la prière qui évoque la splendeur de son passé et le souvenir accablant et persistant de sa destruction.
Je me souviens de mon premier séjour à Jérusalem ; j’eus l’impression alors que j’y étais déjà venu. Pourtant, chaque fois que je visite la ville, c’est toujours la première fois. Ce que j’éprouve et vis là-bas, nulle part ailleurs je le ressens. Je reviens dans la maison de mes ancêtres ; le roi David et le prophète Jérémie m’y attendent.
Selon le partage qui résulterait des accords politiques, la plus grande partie de la Vieille Ville de Jérusalem devrait échoir à l’Autorité palestinienne. Le Mont du Temple, sous lequel se trouvent les vestiges des temples de Salomon et de Hérode, serait, de la sorte, contrôlé par le nouvel Etat palestinien.
Que les Musulmans souhaitent maintenir des liens étroits avec cette ville, à l’encontre d’autres lieux, est tout à fait compréhensible. Quoique son nom n’apparaisse pas une seule fois dans le Coran, Jérusalem est la troisième ville sainte de l’Islam. Mais pour les Juifs, elle demeure la première. Pas seulement la première, la seule.
Comment pouvons-nous oublier que, entre 1948 et 1967, alors que la Vieille Ville était occupée par la Jordanie, les Juifs ne pouvaient pas avoir accès au Mur Occidental, en dépit d’un accord signé entre les deux gouvernements ? A cette époque, les Arabes qui réclamaient un Etat arabe, ne mentionnaient jamais Jérusalem.
Pourquoi donc les Palestiniens sont-ils maintenant si désireux de faire de Jérusalem leur capitale ? Suffisamment désireux, au point de mettre en péril les accords d’Oslo ?
On nous dit que les concessions sans précédent qu’Israël a faites, également à Jérusalem, l’étaient pour une bonne cause. Pour la paix. C’est un argument de poids. La paix est la plus noble des aspirations ; elle mérite le sacrifice de ce qui nous est le plus précieux. En cela, je suis d’accord.
Mais est-ce approprié en toutes circonstances ? Peut-on toujours proclamer "La paix à n’importe quel prix" ? Transiger sur des territoires peut sembler, sous certaines conditions, impérieux ou tout au moins politiquement opportun.
Mais transiger sur l’histoire est impossible.
Vous allez me demander, qu’en est-il de la paix dans tout cela ? Je continue à croire dans la paix, de tout mon cœur. Néanmoins, je me méfie de toute chose qui ne conduirait qu’à des apaisements. Donner la plus grande partie de la Vieille ville de Jérusalem au président de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat (ce texte date de 2003, ndlr), et aux extrémistes, ne serait-ce pas une récompense pour leurs actes ?
Les Palestiniens exigent aussi le "droit du retour" pour plus de trois millions de réfugiés. Les Israéliens s’y opposent unanimement. Il peut être nécessaire de rappeler les événements historiques qui ont entraîné cette tragédie palestinienne. En 1947, Israël a accepté le plan de partage de la Palestine ; les Arabes le rejetèrent.
En 1948, David Ben-Gourion tendit la main à ce qui devait être l’Etat palestinien. Non seulement les Arabes refusèrent cette poignée de main, mais ils envoyèrent six armées étrangler l’Etat juif qui venait de naître. Incités par ses dirigeants, 600.000 Palestiniens quittèrent le pays, convaincus que, une fois Israël vaincue, ils pourraient retourner chez eux.
J’ai vu leurs enfants dans les camps de réfugiés de la bande de Gaza ; leur sort ne peut laisser aucun de nous indifférent. Il est impératif de résoudre ce problème. Mais leur retour en masse est une solution inconcevable. Pour les Israéliens, cela équivaudrait à un suicide, de même que d’arracher Jérusalem de ses racines serait un suicide spirituel.
C’est avec tristesse que je dois dire cela : après avoir vu à la télévision, pendant l’Intifada, les visages de ces jeunes Palestiniens, déformés par la haine, il m’est plus difficile que jamais de croire en la volonté des Palestiniens de faire la paix.
Ce n’est pas un Israël plus petit qu’ils veulent ; mais pas d’Israël du tout.
Et cependant... Bien que toutes les options semblent avoir été examinées, la paix demeure l’unique espoir que nous avons en commun ; la violence et la guerre ont rempli beaucoup trop de cimetières des deux côtés. Cela ne peut et ne doit pas continuer. La majorité des Israéliens pensent comme moi : les Palestiniens doivent avoir le droit de vivre librement et dignement, sans crainte et sans honte. Il incombe au monde ainsi qu’à Israël de tout faire afin de les aider, et cela sans qu’ils ne perdent la face.
La situation des Arabes israéliens m’intéresse particulièrement. Comme citoyens de l’Etat d’Israël, leurs droits civiques doivent être protégés à tout prix.
Quant à Jérusalem, ne serait-il pas mieux de résoudre d’abord toutes les questions en suspens et de remettre à plus tard les décisions concernant le destin de la plus sainte des villes ?
Je reste persuadé que des ponts humains peuvent être bâtis entre les deux communautés, grâce à des visites réciproques d’étudiants, d’enseignants, de musiciens, d’écrivains, d’hommes d’affaires et de journalistes.
Peut-être dans vingt ans, les enfants de ces gens seront plus à même d’aborder le plus brûlant de ces sujets : Jérusalem. Peut-être comprendront-ils alors pourquoi l’âme juive porte en elle-même la blessure et l’amour d’une cité dont les clefs sont protégées par sa mémoire.
Elie Wiesel - Traduction et Adaptation de Claude Krasetzki
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