Saturday, February 10, 2007

MILLNER ET L ANTISEMITISME

A propos de l’antisémitisme racial :
le nazisme comme solution au problème posé par les Lumières

Par Jean Claude Baboulin pour Guysen Israël News

Samedi 10 février 2007 à 22:38


Jean-Claude Milner souligne que, selon lui, l’antisémitisme nazi ne visait pas tant les Juifs du schtetel (Est de l’Europe) que les Juifs occidentaux assimilés .
Le fantasme scientiste de la « race » a servi à trancher la question de l’identité juive, en l’assignant aux corps et non plus à la religion ou à la culture.
Dès lors la question qui se pose est double :


 Qu’est-ce qui a rendu possible, dans la seconde moitié d’un 19ème siècle dominé par l’hégémonie intellectuelle des Lumières, l’utilisation de la notion de « race » pour désigner de façon nouvelle la singularité juive ?
 Comment est-on passé de l’antisémitisme racial du 19ème siècle à l’antisémitisme exterminateur des nazis au 20ème siècle ?

C’est cette question que je voudrais essayer de déployer.

(1) L’antisémitisme « classique », c’est-à-dire chrétien et national, tel qu’il a existé en Europe grosso modo entre le 11ème et le 17ème siècles, vise à tenir les Juifs à distance.

Il s’est attaché à marquer la négativité de leur différence (ils ne sont pas chrétiens, ils ne sont pas Français ou autre) par des signes visibles :

 Condition économique (métiers interdits)

 Vêtements et signes distinctifs.

 Confinement géographique (les juiveries et les ghettos).

Ce conditionnement de la visibilité juive permet aux institutions étatiques (monarchie, Eglise) de gérer la négativité juive au gré des circonstances politiques : parfois la tolérance, parfois la persécution.

En tout état de cause, on ne peut pas dire que les Juifs sont « exclus des droits » puisque les droits politiques n’existent pas. Ils ne sont pas citoyens de seconde zone, puisqu’il n’y a pas de citoyens. Et de fait, dans les périodes de tolérance, ils bénéficient de droits particuliers, au même titre que d’autres communautés minoritaires.
Quant aux persécutions, ils ne sont pas les seuls à les subir : les Cathares, les Protestants, et quelques autres, ont eu leur part .

(2) L’Etat des Lumières supprime les distances Tous égaux ! Indifférenciation des sujets particuliers dans le Grand Tout démocratique.
Concernant les Juifs, le projet est celui de l’assimilation. C’est le concept de citoyenneté laïque qui met en œuvre ce projet.
Le nom de Juif est destiné à disparaître :
 Soit qu’il est purement et simplement réduit à un nom propre comme les autres (alors le Juif devient chrétien ou sans religion).
 Soit qu’il perd sa qualification distinctive au profit du nom d’israélite, devenant ainsi un « Français de confession israélite » comme il y a des « Français de confession chrétienne » (ou autre).

Ce projet a été porté, en France, par les différents régimes qui se sont succédés entre 1789 et 1940. Il a connu son apogée avec la 3ème République (1875-1940).

(3) L’antisémitisme racial advient dans la seconde moitié du 19ème siècle et il se prolonge jusqu’à sa mise en œuvre par le régime de Vichy.
Il s’adosse à la critique et au rejet de l’Etat des Lumières : la République en France, l’empire du « despotisme éclairé » dans l’espace germanique (Prusse et Autriche).

Il ne faut pas s’étonner ici de voir comparer – toutes choses égales par ailleurs – le modèle français républicain et le modèle impérial germanique. Ils sont certes très différents à bien des égards et sur des points substantiels. Mais ils ont aussi des références communes.
N’oublions pas que la Prusse bismarckienne n’est pas seulement l’Etat des hobereaux et des militaires : c’est aussi celui de l’Université kantienne et du Kulturkampf anti-catholique.

L’antisémitisme allemand à la fin du 19ème siècle se développe dans l’opposition à l’empire bismarckien. Souvent d’ailleurs dans l’opposition nationaliste de gauche, qui parle au nom du « peuple allemand » contre les élites impériales sans frontières.

Critique et rejet d’une conception de l’Etat comme Etat culturel, idéologique au profit d’une conception de l’Etat naturel, hérité. D’un côté l’idéologie de la rupture, de l’égalité, des droits (= l’esprit). De l’autre la réalité de la communauté, de la terre, de la tradition (= le corps).

L’antisémitisme racial vise à restaurer la mise à distance des Juifs qui avait été supprimée (du moins formellement) par l’Etat des Lumières.
Dans ce projet de restauration, l’antijudaïsme classique rencontre un problème dont le traitement génère la naissance de l’antisémitisme racial : les Juifs ne sont plus identifiables par eux-mêmes. Ils se sont fondus dans le paysage !

On traite ici des cas de l’Allemagne et de la France, où l’assimilation était en cours. La situation est bien sûr différente en Russie (la Zone de résidence), et dans l’empire austro-hongrois où les pays non germaniques comportaient de fortes minorités juives orthodoxes séparées.

Le concept de « race », produit du scientisme du 19ème siècle, vient à point nommé pour assigner l’identité juive dans le corps juif.

En réalité, les contorsions auxquelles l’antisémitisme racial est contraint de se livrer pour faire entrer sa définition de l’identité juive dans le concept de « race » montrent bien l’inadéquation de celui-ci à son objet.
C’est tout autre chose qui est visé, et cet « autre chose » est l’impensé de l’antisémitisme racial.
Ce qui est visé,c’est la singularité du nom de Juif en tant que la pensée européenne est incapable de la penser. C’est parce que les Lumières n’ont pas été capables de penser cette singularité que la « question juive » fait retour dans le discours racial.

L’antisémitisme racial a pour visée de trancher de façon radicale (matérielle, corporelle) l’indécision à propos de l’identité juive.

Il s’agit donc bien de restaurer la mise à distance des Juifs, mais dans un contexte où les Juifs tendent à perdre leur visibilité du fait de l’assimilation.

De ce point de vue il est juste de parler, sinon de « complicité » (notion subjective), du moins de lien structurel entre le moment des Lumières et celui de l’antisémitisme racial. C’est parce que les Juifs sont dans un processus d’assimilation (d’annulation de la distance, de la singularité) que l’antijudaïsme prend la forme de l’antisémitisme racial.

(4) Le nazisme n’a donc pas inventé l’antisémitisme racial. Dans un contexte particulier, il lui a donné sa forme exterminatrice.

(4.1) La continuité

JC Milner a bien montré l’existence et la problématique de cette continuité. Hitler reprend à son compte la « question juive » telle qu’elle a été posée par la modernité : comment en finir avec la différence juive, avec la singularité juive ?
Même point de départ.

On sait que la question de l’existence des Juifs avait déjà été posée par les Grecs (Séleucides) et par les Romains (Hadrien l’helléniste). Dans le premier cas : la guerre de résistance à l’assimilation menée par les Macchabées ; dans le second cas : les deux guerres juives (66-73 et 132-135), la destruction du Temple et la grande dispersion.
On a beaucoup glosé sur l’antisémitisme chrétien, qui est une réalité. On oublie trop souvent que le christianisme, qui connaît sa dette à l’égard des Juifs, a, pendant 15 siècles, assuré leur survie en tant que Juifs (dans la persécution, mais tout de même la survie).
C’est avec la sécularisation de l’universalisme chrétien que la question de l’existence juive en tant que telle se pose à nouveau.

Dans la modernité inaugurée par les Lumières, toute différence et toute singularité ont vocation à se fondre dans le Grand Tout universaliste.
Or, cette modernité a fait la preuve de son caractère illusoire. L’effondrement européen de 14-18 est le symptôme de cette illusion.
Pour comprendre le passage de l’antisémitisme racial du 19ème siècle à l’antisémitisme exterminateur nazi, il faut partir de ce point : le trauma allemand de 1918. Il faut en déployer le sens (7).

Il y a trauma parce qu’il y a blessure narcissique profonde.

 La Germanie (Prusse, Autriche, Allemagne, ne sont que les noms politiques contingents de l’espace culturel germanique) se pense, depuis sa première manifestation étatique à la fin du 8ème siècle (Charlemagne), comme l’héritière légitime de l’empire romain chrétien. L’Europe est née de la conversion des Germains au christianisme : cette dette leur donne une vocation spéciale.

 Cette vocation impériale s’est incarnée dans l’empire des Carolingiens, puis dans le Saint Empire Romain Germanique. La France monarchique alliée à l’Eglise catholique, puis la France révolutionnaire, ont sans cesse fait obstacle à la réalisation de cette vocation (c’est Napoléon qui abolit formellement le Saint Empire en 1808).

 Le Reich de Guillaume et de Bismarck (à partir de 1870) est le signe du retour de la vocation impériale allemande, contre la soumission autrichienne à l’Eglise catholique (victoire prussienne à Sadowa en 1866 ) et contre l’affirmation de la France comme Etat Nation (victoire prussienne à Sedan en 1870, proclamation de l’empire de Guillaume à Versailles).

 Ce retour de la vocation impériale germanique s’effectue sous les hospices du projet universaliste moderne : le protestantisme, l’Université kantienne, le Kulturkampf – en concurrence frontale avec la version française de ce projet (républicaine et nationaliste). L’empire germanique bismarckien s’affirme comme le porteur légitime du projet politique universaliste.

 Le résultat est là, en 1918 : défaite militaire et catastrophe économique, humiliation du Traité de Versailles (répétition de celles déjà subies face à la Papauté en 1250, et face à Napoléon au début du 19ème siècle), guerre civile allemande (la République de Weimar et les Spartakistes).

Comment penser cette catastrophe, cette impasse historique, au terme de plus de 10 siècles de vocation romaine et européenne contrariée ?

(4.2) La rupture

Le nazisme n’est pas une manifestation de la « barbarie » et de l’irrationnel, comme voudraient le faire penser les tenants des Lumières - celles-ci étant assimilées, dans une évidence quelque peu auto satisfaite, à « la civilisation ».

Le nazisme repose sur une pensée critique : dévoilement des forces réelles à l’œuvre derrière l’illusion humaniste, rationaliste et universaliste. Ces forces sont celles de la volonté de puissance des corps organiques, individuels et collectifs.

Le républicanisme français est au service de la volonté de puissance de la France, le messianisme révolutionnaire communiste au service de la volonté de puissance russe. Et l’erreur fatale du Reich bismarckien a été de se compromettre avec l’idéologie des Lumières au détriment de la volonté de puissance germanique.

L’idéologie raciale des Nazis est le produit de cette pensée critique. Derrière les prétentions humanistes et universalistes de « l’esprit », la réalité est fondée sur les rapports de force qu’entretiennent entre eux les corps organiques. Or la Germanie est un espace beaucoup plus large que celui de la nation (les Germains n’ont jamais été réunis dans un Etat national). Le concept de « race » vient nommer cet espace identitaire, dont l’expression politique est le 3ème Reich.

A ce point, la pensée nazie ne peut que se déployer dans un double mouvement critique :
 Contre l’humanisme universaliste, dont le caractère illusoire et la faillite sont avérés dans la première moitié du 20ème siècle (colonialisme, guerre de 14-18, bolchevisme).
 Contre le projet d’assimilation des Juifs, qui fonctionne comme le symptôme nodal de cette illusion et de cet échec.

Pourquoi : le symptôme nodal de cette illusion et de cet échec ?
Parce que le nom de Juif est le lieu (le signifiant) d’une articulation entre le corps et la pensée – entre le singulier et l’universel - qui est l’impensé de la pensée européenne.
Le nom de Juif est ce qui ne peut être entendu :
 NI par l’universalisme abstrait (« facile » dirait JC Milner ) de la tradition qui va des Grecs aux Lumières en passant par le christianisme.
 NI par l’idolâtrie païenne de la volonté de puissance des corps organiques.

Le nazisme, en quelque sorte, fait le bilan critique de l’antijudaïsme universaliste. Il en dit la vérité.
Cet antijudaïsme est un projet de conversion des Juifs.
Conversion au christianisme, conversion à la citoyenneté démocratique.
Or, la persistance de la singularité du nom de Juif dans la modernité est le signe, le symptôme, du caractère illusoire et de l’échec de ce projet de conversion.

(4.3) L’antisémitisme exterminateur

Si la conversion des Juifs est au fond impossible, il faut en tirer les conséquences logiques. La conséquence logique, c’est l’extermination.

L’extermination physique des Juifs n’était sans doute pas pensée comme telle dans les prémisses de la pensée nazie. On sait que le régime hitlérien a procédé par étapes. Il a d’abord exclu juridiquement (les lois de Nuremberg), puis géographiquement (les ghettos). Il a envisagé la solution « Madagascar ». Il a d’abord déporté à l’Est.

Pour aboutir à la solution exterminatrice, il faut réunir deux conditions :
 Toute autre solution « définitive » est impraticable.
 Les moyens techniques de la solution définitive sont connus.

Ce contexte n’existe, dans les faits, qu’à partir de l’été et de l’automne 1941 : invasion de l’URSS et mondialisation de la guerre.
Non pas que l’évolution de la guerre soit la cause principale du projet exterminateur, comme le pensent les historicistes.
L’évolution de la guerre pose à l’Allemagne nazie un problème que la pensée nazie a déjà résolu.
Que faire des Juifs ? Que faire des Juifs allemands et autrichiens ? Que faire des Juifs occidentaux (français, hollandais) ?
Que faire de ces Juifs bizarres – visibles – de Pologne, d’Europe centrale et de Russie ?

La machine exterminatrice est le produit d’une addition :
 Entre des prémisses idéologiques qui posent la nécessité d’en finir définitivement avec la singularité juive ;
 Et une situation factuelle, qui met sous l’autorité absolue du Reich la quasi totalité des Juifs d’Europe.

Il faut y ajouter ceci, qui est absolument déterminant : la levée, par la pensée nazie, de tous les interdits qui échappent à l’ordre politique.
On l’a vu ci-dessus : « Rien n’est réel en dehors des rapports de force ». Postulat fondamental de la pensée nazie (14). Dans son mémorandum de l’automne 1919, Hitler exposait que l’antisémitisme rationnel passait par l’élaboration d’un droit antisémite (contre l’antisémitisme passionnel des pogromistes).

Cette levée des interdits non politiques est inséparable d’un radicalisme anti-religieux inauguré par ce que j’appellerais la tendance métaphysique des Lumières (tendance essentiellement française, versus les Lumières anglo-saxonnes). Hitler, à sa façon, reprend et s’approprie le mot d’ordre des Lumières : le peuple est souverain.
S’il décide de mettre les Juifs dans des chambres à gaz, où est le problème ?

0 Comments:

Post a Comment

<< Home