Friday, February 09, 2007

POLEMIQUE SUR L'ANTISEMITISME DE HEIDDEGER

Philosophie
Heidegger lasse
Nouvelles polémiques autour du nazisme du père de «l'Etre et l'Etant». La réponse des heideggeriens au livre d'Emmanuel Faye.
Par Eric LORET
QUOTIDIEN : jeudi 8 février 2007
Collectif Heidegger, à plus forte raison Fayard, 536 pp., 28 €. Emmanuel Faye, Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie Livre de poche «biblio», 768 pp., 9 €.

On croit tenir un livre sur Heidegger et l'on ouvre un recueil contre Emmanuel Faye, auteur de Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie. Le paradoxe éclate dès les premières pages : Heidegger, à plus forte raison est presque incompréhensible si l'on n'a pas lu Faye. La charge est si violente qu'on se sent forcé d'aller consulter l'ouvrage contre laquelle elle s'exerce. On se dit : peut-être Faye a-t-il promis des dividendes à ses ennemis. A la limite, il faudrait commercialiser les deux livres sous coffret, mais le Faye est passé en poche et leurs formats sont désormais disparates, voilà un beau coup marketing raté. C'est dommage : le niveau d'intérêt est comparable, c'est-à-dire faible, un vrai remède contre la philosophie, si jamais il lui restait des lecteurs.
De quoi s'agit-il ? D'une querelle des Anciens et des Modernes aussi vieille que l'après-guerre, qui se focalise en France lors de la première venue de Heidegger en 1955 et se réactive en 1987 par la publication du Heidegger et le nazisme de Victor Farias. A moins de s'étaler dans un essai, un des graves inconvénients de cet épais dossier est qu'on tombe dans la réduction dès qu'on s'exprime à son sujet. On est sûr de se faire des ennemis. Deux séries au moins de questions se posent. Quelle est la nature exacte des rapports de Heidegger avec le régime nazi ? Heidegger était-il antisémite ? Sur ces points, des documents de la main du professeur et philosophe prouvent sans doute aucun qu'il redoute «l'enjuivement» de la culture allemande (en 1916, il a 27 ans) ou qu'il est capable en 1933 (il est recteur de l'université de Fribourg) d'adresser un rapport à ses pairs pour les mettre en garde contre un enseignant «lié étroitement au Juif Fraenkel» et qui est «tout sauf un national-socialiste». Mais cela n'exclut pas qu'il soit revenu un jour de ses erreurs. Dans le camp des heideggeriens, on fait valoir les témoignages d'étudiants de Heidegger rappelant qu'il était le seul à ne pas faire commencer ses cours par le salut à Hitler. On cite des rapports nazis contre son enseignement. Lui-même a regretté son engagement.
La seconde série de questions, plus complexe, concerne le rapport de la philosophie de Heidegger à l'idéologie nazie. Bourdieu avait déjà posé en 1975, dans son Ontologie politique de Martin Heidegger, que «la philosophie de Heidegger pourrait n'être que la sublimation philosophique, imposée par la censure spécifique du champ de production philosophique, des principes politiques ou éthiques qui ont déterminé l'adhésion du philosophe au nazisme». Que le nazisme de Heidegger ressortisse dans son cerveau à la même chimie que celle qui lui fait produire son oeuvre, il n'y aura probablement personne pour en douter. Il paraît que les suicidaires consomment plus de café que les autres. On imagine volontiers que cette surconsommation et le suicide résultent d'un même malaise mental. Toute la gêne que produit la lecture d'Emmanuel Faye vient de ce qu'il cherche à montrer que le café pousse au suicide. Le seul titre fait déjà frémir : «l'introduction du nazisme dans la philosophie». De vilaines pensées viennent très vite au lecteur : et pourquoi ne pas écrire aussi Victor Hugo, l'introduction de l'impérialisme napoléonien dans la littérature, ou Lully, l'introduction de la torture dans la musique ­ on ne se rappelle pas que Louis XIV était un grand humaniste. Interdire Platon au motif qu'il serait esclavagiste, Kant misogyne, Nietzsche, antisémite. On finit par se dire, car la bêtise pousse à la bêtise, que si les Belges avaient été exterminés, il ne faudrait pas donner cher aujourd'hui de la peau de Baudelaire.
Sans doute y a-t-il de louables intentions chez Faye, mais sa pensée se disqualifie dès la préface à cette seconde édition, encore plus vite qu'elle ne se flinguait en conclusion de la première, au printemps 2005 : «Si ses écrits continuent à être diffusés de façon planétaire sans qu'il soit possible d'arrêter cette intrusion du nazisme dans l'éducation humaine, comment ne pas s'attendre que cela conduise à une nouvelle traduction dans les faits, dont l'humanité, cette fois, pourrait ne pas se relever ?» Donc, il faut lire Faye pour (ne pas) le croire. On pourra toujours être accusé de manipulation, troncation, mais une citation un peu longue donne une idée de sa (tauto) logique. Désirant montrer que Heidegger exalte «le feu destructeur», il écrit : «En 1942, nous retrouvons l'appel au feu, placé cette fois au centre de son enseignement. Il consacre en effet son cours du semestre d'été 1942 à commenter l'hymne de Hölderlin Der Ister, et tout particulièrement son premier vers, plusieurs fois cité dans le cours : " Jetzt komme, Feuer" : "Viens maintenant, feu !" Cet appel est tragiquement inquiétant, car, à l'été 1942, le feu qui crépite et s'élève est celui des camps d'extermination : Belzec, Sobibor... où les cadavres des victimes juives exterminées ­ et parfois même des enfants vivants ­ sont brûlés par milliers sur des brasiers géants.» Pas besoin d'être normalien pour voir comment le «cours» passé à «commenter» est bizarrement devenu un «appel» au feu, transvasant le vers de Hölderlin dans la bouche de Heidegger. Hölderlin responsable de l'Holocauste ? Du coup, on s'inquiète : comment Bachelard, auteur d'une Psychanalyse du feu en 1938, a-t-il pu échapper à Nuremberg ?
Ce qui surprend, c'est qu'un aréopage de philosophes et historiens ait jugé bon de faire de la publicité à un livre ni fait ni à faire. Pire, qu'aux errements de Faye répondent des bassesses de cour de récré. Dans Heidegger, à plus forte raison, Hadrien France-Lanord accuse Faye d'ignorer «tout de l'allemand» sur fond de délation : «Comme d'aucuns peuvent en témoigner, il y a quelques années encore, E. Faye, enseignant déjà à Nanterre, ne se cachait alors pas de demander à droite et à gauche des traductions françaises de textes allemands non traduits.» Plusieurs autres visent là où ça fait mal, c'est-à-dire au père, rappelant que Jean-Pierre Faye fut l'auteur du mieux apprécié le Piège. La philosophie heidegerienne et le nazisme. Philippe Arjakovsky écrit ainsi que «le "piège" préparé vingt et un ans plus tôt par son père [...] s'est refermé d'un coup. La question que nous aimerions aujourd'hui poser est : sur qui ce piège s'est-il refermé ?». Question purement rhétorique, on l'a compris. Massimo Amato, de même, parle de «conception bouchère de l'interprétation» chez Faye et retourne le compliment : «Le nazisme est une conception délirante de la filiation.» On se dit que les inimitiés personnelles n'aident pas les universitaires à avoir les idées claires (ni hautes) et on comprend presque le refus l'an dernier par Gallimard de publier ce recueil. Pour rire un peu plus et jaune, on peut aussi consulter le site de Stéphane Zagdanski, http://parolesdesjours.free.fr.
Certes, Heidegger, à plus forte raison est motivé par les attaques précédentes d'Emmanuel Faye, en particulier contre François Fédier, lequel avait répondu à Jean-Pierre Faye dans les années 60, etc. Mais, en 1988, le livre de Farias avait par ricochet entraîné de véritables réflexions, comme le Heidegger et la question de Derrida ou le Heidegger et "les juifs" de Lyotard, dans lequel celui-ci propose de ne pas régler l'affaire par «l'alternative : si grand penseur, alors pas nazi ; si nazi, pas grand penseur». Ce qui est en jeu depuis vingt ans, ce n'est pas le risque que la planète devienne nazie après avoir lu Heidegger comme le suggère Faye, mais la simple possibilité de continuer à penser. Refuser la psychologie de la Star Ac' (je suis ce que je suis) pour s'apercevoir que «Je est un autre», que Heidegger a peut-être pu adhérer au nazisme puis s'en détacher, que le nazisme n'est pas une chose «une». Ne pas arrêter de lire Twain parce qu'il est «raciste» comme on le fait dans certaines universités américaines, où il est interdit de bibliothèque. On voit bien aussi qu'il s'agirait de jeter en même temps tous ceux qui ont pensé «avec» Heidegger : Hannah Arendt, Paul Celan, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, tous nazis ou imbéciles comme on sait. Or, philosopher n'est pas une affaire de musée mais bien de vie : ce n'est pas pour une «vérité» de Platon qu'on lit Platon, mais pour ce qu'il nous permet de penser, et qui a parfois peu de rapport avec ce qu'il a «voulu» dire.
Le malentendu fait aussi partie de la pensée. Cet énième épisode de la querelle nous rappelle à point que rien n'est simple.

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