raymond barre plus pétainiste qu'antisémite par Edwy pleynel
A la recherche du centre perduImprimer l'articlemonde, vendredi 09 mars 2007, 06:55 L'envoyer à un(e) ami(e) Edwy Plenel Un vendredi sur deux, Edwy Plenel, l'ancien rédacteur en chef du Monde, nous livre son analyse exclusive de la campagne présidentielle française.
T out comme il n'y a d'histoire qu'au présent, l'actualité elle-même est tissée d'un passé plein d'à présent. Et, malgré son apparence si immédiate, le temps de la politique est aussi fait de temps mêlés, discordants et chevauchés, où se croisent, se rejoignent ou s'affrontent, ces mémoires, ces imaginaires et ces représentations qui font l'identité d'un pays, d'une nation, d'un peuple, d'une culture.
C'est l'un des précieux enseignements de cette école dite des Annales qu'au début du XX e siècle, la France a donné aux historiens, sous le patronage de Lucien Febvre et de Marc Bloch. « L'incompréhension du présent naît fatalement de l'ignorance du passé, écrit ce dernier sans son Apologie pour l'histoire. Mais il n'est peut-être pas moins vain de s'épuiser à comprendre le passé, si l'on ne sait rien du présent. » Il aimait illustrer son propos par une anecdote en forme d'hommage à Henri Pirenne, ce grand médiéviste belge, qui, lors d'un Congrès des sciences historiques à Stockholm, lui avait confié : « Il paraît qu'il y a un hôtel de ville tout neuf, commençons par lui. Si j'étais antiquaire, je n'aurais d'yeux que pour les vieilles choses. Mais je suis historien. C'est pourquoi j'aime la vie. »
Soucieux du présent autant que du passé, Marc Bloch aimait la vie au point de savoir la perdre, en héros antique : résistant au nazisme, il mourut fusillé près de Lyon, le 16 juin 1944, après avoir été torturé par la Gestapo. Durant l'été 1940, ce grand patriote plutôt sage et raisonnable coucha sur le papier ses réflexions sur la débâcle française qu'il intitula L'étrange défaite. Titrée « Examen de conscience d'un Français », la troisième partie de ce texte connu après sa mort reste ce qui fut écrit de plus juste et de plus grave sur l'abaissement d'alors.
Lisant ces lignes aujourd'hui, on ne peut qu'être ému à voir ce futur rebelle par devoir s'excuser presque de ces remontrances à son pays, à sa bourgeoisie et à ses dirigeants : « Certes, je n'aborde pas, de gaieté de coeur, cette partie de ma tâche. Français, je vais être contraint, parlant de mon pays, de ne pas en parler qu'en bien... » Or c'est à Marc Bloch que nous avons pensé en écoutant récemment Raymond Barre sur France-Culture, dans l'émission « Le rendez-vous des politiques ». Loin de pouvoir être mis sur le compte de l'émotion ou de l'énervement, de l'âge ou du dérapage, les propos de l'ancien premier ministre, ancien maire de Lyon et ancien candidat à la présidence de la République, étaient posés, réfléchis et insistants.
Voici donc une figure importante de notre vie publique, respectée à l'étranger et notamment en Europe, qui accumule paisiblement tous les clichés de ce que l'on osera appeler, ici, une mémoire pétainiste : le « lobby juif » bien sûr, la distinction entre des « Français innocents » et des « juifs coupables », la défense de Maurice Papon, son ancien ministre du budget condamné en 1997 pour « complicité de crime contre l'humanité », et ce qualificatif d'« homme bien » décerné à l'un des dirigeants du Front National, Bruno Gollnisch, lui-même condamné récemment pour des propos négationnistes.
Si l'on dit pétainiste, ce n'est pas pour stigmatiser mais pour identifier. Il y a, en effet, dans notre longue durée nationale, un héritage mémoriel pétainiste dont la persistance nous rappelle que cette abdication, pratiquement unique dans l'Europe occupée, loin d'être minoritaire, fut majoritairement celle des élites françaises de l'époque, aussi bien politiques qu'économiques, administratives que judiciaires, intellectuelles que religieuses. Malgré la collaboration, Vichy fut vécu par le gros de la droite d'alors comme une revanche contre la République, sa promesse de fraternité et ses rêves d'égalité. Depuis, le souvenir de ce moment n'a été tenu aux marges de la droite qu'en raison du poids d'un gaullisme doublement historique - légitimé par l'histoire et accident de l'histoire - qui, aujourd'hui, s'estompe.
Or, dans le propos de Raymond Barre, plutôt qu'un antisémitisme latent dont il se défend farouchement, c'est la défense aussi franche que nette de Vichy qui frappe par sa nouveauté. Voici en effet ce qu'il dit à propos des responsabilités de Maurice Papon à la préfecture de la Gironde, de 1942 à 1944 : « Quand on a des responsabilités essentielles dans un département, une région ou, à plus forte raison, dans le pays, on ne démissionne pas. On démissionne lorsqu'il s'agit vraiment d'un intérêt national majeur. Ce n'était pas le cas, car il fallait faire fonctionner la France. » Ce n'est pas trahir leur auteur que de résumer ainsi son propos : selon Raymond Barre, pour un haut fonctionnaire, il n'y avait pas, entre 1940 et 1944, d'« intérêt national majeur » qui aurait pu justifier d'entrer en dissidence.
Dans son argumentaire illusoire, alibi de la « Révolution nationale » qu'il inventait sans l'aide de l'Allemagne nazie, le régime de Vichy ne disait pas autre : c'était la théorie du « bouclier ». Faire fonctionner la France ? En l'occurrence, cela signifiait mettre fin à la République, assassiner les libertés, édicter des statuts racistes, déporter les juifs, torturer les résistants, etc. Mais, si l'on suit Raymond Barre, ce n'était que vétilles : Maurice Papon et ses semblables, qui furent en effet la majorité de la haute fonction publique, avaient le sens de l'Etat, tandis que Jean Moulin, ce préfet entré en résistance, était sans doute un irresponsable, un inconséquent, un irrégulier. Sans parler de Charles de Gaulle, ce général parti à Londres comme un déserteur...
Répétitives, les querelles de mémoires françaises expriment la sourde crise d'identité d'un pays qui n'a pas su réinventer son rapport au monde, à soi-même et aux autres, depuis ce double traumatisme que furent sa guerre civile larvée de 1940-1945 et sa sanglante déchirure coloniale de 1945-1962. De ce point de vue, Maurice Papon est un personnage emblématique, fonctionnaire discipliné en France sous l'occupation allemande tout comme en Algérie ensuite sous la colonisation française, puis préfet de police de Paris extrêmement répressif aux débuts de la Ve République. Son itinéraire trahit les failles de ce régime d'exception issu des deux crises susdites puisque taillé sur mesures par et pour l'homme, de Gaulle, qui les a momentanément dépassées tout en les enfermant, tels des fantômes encombrants, dans notre placard à mémoire.
Maintenant, elles frappent avec insistance, et mieux vaut les regarder en face. D'autant plus qu'elles éclairent de biais notre présent. Ainsi de Raymond Barre. Qu'est-il sinon le symbole de ce « centre » introuvable dont l'actuelle course sondagière proclame l'identité particulière alors que, ces trente dernières années, ses protagonistes furent toujours de droite et à droite, parfois même très à droite ? Evidemment, François Bayrou, le troisième homme annoncé, tout comme le fut Raymond Barre en 1988 - il obtiendra 16,54 %, talonné par un Jean-Marie Le Pen à 14,19 % -, s'est désolidarisé des propos de son mentor. Mais, curieusement, personne ne l'a particulièrement interpellé alors qu'il est entendu, comme ce fut souvent le cas pour la gauche, que les éventuels excès d'un homme politique concernent d'abord sa famille politique, celle dont il se réclame et celle qui le réclame.
Car c'est un fait, indéniable : l'acte fondateur de François Bayrou fut, en 1988, la campagne de Raymond Barre dont il fut, à l'époque, l'une des plumes. Loin d'être oublieux, il lui en est d'ailleurs reconnaissant. C'est ainsi que, le 19 décembre 2006, il déclarait à Lyon : « Nous sommes quelques-uns à s'être battus nuit et jour dans l'espoir que Raymond Barre deviendrait le grand président de la République qu'il aurait dû être. (...) C'est un des rares hommes de sa génération à mériter le nom d'homme d'Etat. (...) C'est un homme qui a donné à toute une génération une certaine idée de la politique, de la République, et de l'Etat dans la République. » Or c'est bien là, justement, que gît notre désaccord.
T out comme il n'y a d'histoire qu'au présent, l'actualité elle-même est tissée d'un passé plein d'à présent. Et, malgré son apparence si immédiate, le temps de la politique est aussi fait de temps mêlés, discordants et chevauchés, où se croisent, se rejoignent ou s'affrontent, ces mémoires, ces imaginaires et ces représentations qui font l'identité d'un pays, d'une nation, d'un peuple, d'une culture.
C'est l'un des précieux enseignements de cette école dite des Annales qu'au début du XX e siècle, la France a donné aux historiens, sous le patronage de Lucien Febvre et de Marc Bloch. « L'incompréhension du présent naît fatalement de l'ignorance du passé, écrit ce dernier sans son Apologie pour l'histoire. Mais il n'est peut-être pas moins vain de s'épuiser à comprendre le passé, si l'on ne sait rien du présent. » Il aimait illustrer son propos par une anecdote en forme d'hommage à Henri Pirenne, ce grand médiéviste belge, qui, lors d'un Congrès des sciences historiques à Stockholm, lui avait confié : « Il paraît qu'il y a un hôtel de ville tout neuf, commençons par lui. Si j'étais antiquaire, je n'aurais d'yeux que pour les vieilles choses. Mais je suis historien. C'est pourquoi j'aime la vie. »
Soucieux du présent autant que du passé, Marc Bloch aimait la vie au point de savoir la perdre, en héros antique : résistant au nazisme, il mourut fusillé près de Lyon, le 16 juin 1944, après avoir été torturé par la Gestapo. Durant l'été 1940, ce grand patriote plutôt sage et raisonnable coucha sur le papier ses réflexions sur la débâcle française qu'il intitula L'étrange défaite. Titrée « Examen de conscience d'un Français », la troisième partie de ce texte connu après sa mort reste ce qui fut écrit de plus juste et de plus grave sur l'abaissement d'alors.
Lisant ces lignes aujourd'hui, on ne peut qu'être ému à voir ce futur rebelle par devoir s'excuser presque de ces remontrances à son pays, à sa bourgeoisie et à ses dirigeants : « Certes, je n'aborde pas, de gaieté de coeur, cette partie de ma tâche. Français, je vais être contraint, parlant de mon pays, de ne pas en parler qu'en bien... » Or c'est à Marc Bloch que nous avons pensé en écoutant récemment Raymond Barre sur France-Culture, dans l'émission « Le rendez-vous des politiques ». Loin de pouvoir être mis sur le compte de l'émotion ou de l'énervement, de l'âge ou du dérapage, les propos de l'ancien premier ministre, ancien maire de Lyon et ancien candidat à la présidence de la République, étaient posés, réfléchis et insistants.
Voici donc une figure importante de notre vie publique, respectée à l'étranger et notamment en Europe, qui accumule paisiblement tous les clichés de ce que l'on osera appeler, ici, une mémoire pétainiste : le « lobby juif » bien sûr, la distinction entre des « Français innocents » et des « juifs coupables », la défense de Maurice Papon, son ancien ministre du budget condamné en 1997 pour « complicité de crime contre l'humanité », et ce qualificatif d'« homme bien » décerné à l'un des dirigeants du Front National, Bruno Gollnisch, lui-même condamné récemment pour des propos négationnistes.
Si l'on dit pétainiste, ce n'est pas pour stigmatiser mais pour identifier. Il y a, en effet, dans notre longue durée nationale, un héritage mémoriel pétainiste dont la persistance nous rappelle que cette abdication, pratiquement unique dans l'Europe occupée, loin d'être minoritaire, fut majoritairement celle des élites françaises de l'époque, aussi bien politiques qu'économiques, administratives que judiciaires, intellectuelles que religieuses. Malgré la collaboration, Vichy fut vécu par le gros de la droite d'alors comme une revanche contre la République, sa promesse de fraternité et ses rêves d'égalité. Depuis, le souvenir de ce moment n'a été tenu aux marges de la droite qu'en raison du poids d'un gaullisme doublement historique - légitimé par l'histoire et accident de l'histoire - qui, aujourd'hui, s'estompe.
Or, dans le propos de Raymond Barre, plutôt qu'un antisémitisme latent dont il se défend farouchement, c'est la défense aussi franche que nette de Vichy qui frappe par sa nouveauté. Voici en effet ce qu'il dit à propos des responsabilités de Maurice Papon à la préfecture de la Gironde, de 1942 à 1944 : « Quand on a des responsabilités essentielles dans un département, une région ou, à plus forte raison, dans le pays, on ne démissionne pas. On démissionne lorsqu'il s'agit vraiment d'un intérêt national majeur. Ce n'était pas le cas, car il fallait faire fonctionner la France. » Ce n'est pas trahir leur auteur que de résumer ainsi son propos : selon Raymond Barre, pour un haut fonctionnaire, il n'y avait pas, entre 1940 et 1944, d'« intérêt national majeur » qui aurait pu justifier d'entrer en dissidence.
Dans son argumentaire illusoire, alibi de la « Révolution nationale » qu'il inventait sans l'aide de l'Allemagne nazie, le régime de Vichy ne disait pas autre : c'était la théorie du « bouclier ». Faire fonctionner la France ? En l'occurrence, cela signifiait mettre fin à la République, assassiner les libertés, édicter des statuts racistes, déporter les juifs, torturer les résistants, etc. Mais, si l'on suit Raymond Barre, ce n'était que vétilles : Maurice Papon et ses semblables, qui furent en effet la majorité de la haute fonction publique, avaient le sens de l'Etat, tandis que Jean Moulin, ce préfet entré en résistance, était sans doute un irresponsable, un inconséquent, un irrégulier. Sans parler de Charles de Gaulle, ce général parti à Londres comme un déserteur...
Répétitives, les querelles de mémoires françaises expriment la sourde crise d'identité d'un pays qui n'a pas su réinventer son rapport au monde, à soi-même et aux autres, depuis ce double traumatisme que furent sa guerre civile larvée de 1940-1945 et sa sanglante déchirure coloniale de 1945-1962. De ce point de vue, Maurice Papon est un personnage emblématique, fonctionnaire discipliné en France sous l'occupation allemande tout comme en Algérie ensuite sous la colonisation française, puis préfet de police de Paris extrêmement répressif aux débuts de la Ve République. Son itinéraire trahit les failles de ce régime d'exception issu des deux crises susdites puisque taillé sur mesures par et pour l'homme, de Gaulle, qui les a momentanément dépassées tout en les enfermant, tels des fantômes encombrants, dans notre placard à mémoire.
Maintenant, elles frappent avec insistance, et mieux vaut les regarder en face. D'autant plus qu'elles éclairent de biais notre présent. Ainsi de Raymond Barre. Qu'est-il sinon le symbole de ce « centre » introuvable dont l'actuelle course sondagière proclame l'identité particulière alors que, ces trente dernières années, ses protagonistes furent toujours de droite et à droite, parfois même très à droite ? Evidemment, François Bayrou, le troisième homme annoncé, tout comme le fut Raymond Barre en 1988 - il obtiendra 16,54 %, talonné par un Jean-Marie Le Pen à 14,19 % -, s'est désolidarisé des propos de son mentor. Mais, curieusement, personne ne l'a particulièrement interpellé alors qu'il est entendu, comme ce fut souvent le cas pour la gauche, que les éventuels excès d'un homme politique concernent d'abord sa famille politique, celle dont il se réclame et celle qui le réclame.
Car c'est un fait, indéniable : l'acte fondateur de François Bayrou fut, en 1988, la campagne de Raymond Barre dont il fut, à l'époque, l'une des plumes. Loin d'être oublieux, il lui en est d'ailleurs reconnaissant. C'est ainsi que, le 19 décembre 2006, il déclarait à Lyon : « Nous sommes quelques-uns à s'être battus nuit et jour dans l'espoir que Raymond Barre deviendrait le grand président de la République qu'il aurait dû être. (...) C'est un des rares hommes de sa génération à mériter le nom d'homme d'Etat. (...) C'est un homme qui a donné à toute une génération une certaine idée de la politique, de la République, et de l'Etat dans la République. » Or c'est bien là, justement, que gît notre désaccord.
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