Monday, November 24, 2008

Enquête
La mémoire vive des frères Finaly
LE MONDE | 21.11.08 | 15h44 • Mis à jour le 21.11.08 | 15h44

quoi ressemble un personnage historique ? Quelles marques laissent sur un être humain les flashes des reporters et les honneurs des manuels ? "Aucune", jurent en choeur Robert et Gérald Finaly.

A 67 et 66 ans, crânes dégarnis et lunettes fumées, les deux frères mènent une existence tranquille. En Israël, où ils sont installés depuis cinquante-cinq ans, ils se bornent à témoigner de leur enfance mouvementée une fois par an dans une école. En France, où il leur arrive de se rendre, personne ne les importune. Pourtant, l'auditorium du Mémorial de la Shoah, à Paris, était bondé lorsqu'en octobre une journée de projections et de débats leur a été consacrée. Et mardi 25 novembre, France 2 leur accordera son créneau de première partie de soirée.

Après avoir donné matière à une dizaine de livres, de nombreux articles scientifiques et plusieurs documentaires, voilà les frères Finaly sujets d'un téléfilm, réalisé par Fabrice Genestal "Nous sommes un morceau de l'histoire juive... et de l'histoire française, admet Robert, l'aîné, ancien chirurgien pédiatrique à l'hôpital de Beer-Sheva. Les deux premiers enfants juifs rendus officiellement par l'Eglise après la guerre. Mais c'est tout. Il n'y a pas de drame, pas de conflit intérieur. C'est une histoire assez simple."

Ce tableau semble pour le moins naïf. Il cache une réalité autrement complexe et tumultueuse. Celle d'une "affaire" qui empoisonna l'après-guerre, au point d'être comparée à l'affaire Dreyfus. Droite contre gauche, anticléricaux contre cléricaux, mais encore sionistes contre antisionistes et même franquistes contre anti-franquistes, l'affrontement autour du sort des deux garçons déchira la France et passionna les Etats-Unis, Israël ou encore l'Espagne. La presse se déchaîna. Les revues sortirent des numéros spéciaux. "Si l'affaire Dreyfus avait posé la question de savoir si l'armée est au-dessus des lois, cette fois, c'est l'Eglise qui pose problème : le droit civil doit-il s'incliner devant le droit canon ?", résume l'historienne Catherine Poujol, dans Les Enfants cachés - l'affaire Finaly (Berg international, 2006).

Au centre de ce psychodrame politique, deux enfants. Le 10 février 1944, Anni et Fritz Finaly, réfugiés autrichiens arrivés en France six ans auparavant, les ont confiés à des Soeurs, près de Grenoble. Triste prémonition. Quatre jours plus tard, les parents sont arrêtés par la Gestapo. Déportés à Auschwitz, ils ne reviendront pas. Agés de 2 et 3 ans, les deux garçons aboutissent à la crèche municipale de Grenoble. Sa directrice se nomme Antoinette Brun. A 50 ans, cette antinazie résolue, catholique fervente, cache déjà neuf enfants juifs dans un château à quelques kilomètres de là. Robert et Gérald y passeront les derniers mois de la guerre.

Fritz Finaly, leur père, avait trois soeurs. Dès la Libération, elles tentent de retrouver les enfants. Pas difficile, du reste. Antoinette Brun ne se cache pas. En 1945, Margarete Fischl-Finaly écrit de Nouvelle-Zélande, où elle a immigré, pour dire à la nourrice sa reconnaissance et manifester son désir de récupérer les enfants. Après plusieurs mois, Mlle Brun lui répond que ce retour lui paraît prématuré. Mais elle la rassure : "Vos neveux sont juifs, c'est-à-dire qu'ils sont restés dans leur religion."

Pendant trois ans, la tante multiplie les démarches, saisit le maire de La Tronche (Isère), où résident les enfants, le Quai d'Orsay, l'évêque d'Auckland, qui interroge son collègue de Grenoble. Tous constatent le refus de Mlle Brun de rendre les enfants. En septembre 1948, une autre tante, installée en Israël, mandate Moïse Keller, un entrepreneur grenoblois ami de la famille, pour la représenter. Il contacte directement celle qui vient de se faire nommer tutrice provisoire. Elle réitère son refus, qu'elle accompagne d'une information : "Je les ai fait baptiser catholiques, si ce renseignement peut vous être agréable."

Pendant la guerre, le baptême a protégé de nombreux enfants juifs de la déportation, mais plus aucune urgence ne peut justifier une telle décision. Rien, si ce n'est la volonté de placer les enfants sous la "protection" définitive de l'Eglise. La famille porte plainte. Débute alors une longue phase juridique qui aboutit, le 11 juin 1952, à un arrêt de la cour d'appel de Grenoble : Mlle Brun doit rendre les enfants. Elle se pourvoit en cassation. Mais en attendant la décision, la loi doit être appliquée. Or, quand Moïse Keller, l'ami de la famille, vient récupérer les enfants, ceux-ci ont disparu.

Le scandale éclate. La France se coupe en deux. La famille, défendue par un ténor du barreau, catholique et membre de l'Institut, Maurice Garçon, reçoit le soutien de la presse de gauche et de l'opinion internationale. En ligne de mire : le baptême tardif et le refus de l'Eglise de se conformer au droit. Antoinette Brun devient l'égérie des journaux catholique (La Croix) ou conservateur (Le Figaro) : on y célèbre la force du baptême, on y dénonce l'ingratitude juive et les ambitions sionistes. Lorsque, début 1953, la résistante est incarcérée, celle que la justice soupçonne de "rapt" devient une martyre.

L'Eglise fait bloc. Le très rigoureux Saint-Office recommande au cardinal Gerlier, archevêque de Lyon, de mettre les enfants à l'abri. Les Soeurs de Notre-Dame-de-Sion, dont Mère Antonine, supérieure du couvent de Grenoble et résistante médaillée, cachent les garçons dans différentes institutions. Plusieurs religieuses seront emprisonnées. Grenoble, Milan, Lugano, Colmar, Le Mans, Marseille, Bayonne : de 1949 à 1953, Robert et Gérald ne cessent de se déplacer. "On nous expliquait que les juifs voulaient nous prendre, nous emmener en Israël casser des cailloux sur le bord des routes, se souvient Robert. Nous, on ne voulait pas. Les juifs avaient tué Jésus et nos parents étaient morts, nous le savions. Ce que nous ne savions pas, c'est que notre famille nous réclamait."

Devant le retentissement de l'affaire, les enfants sont envoyés en Espagne, où Franco se dit prêt à protéger ces "réfugiés religieux". Mais le Caudillo ne mettra jamais la main sur eux. Le monastère où ils sont dissimulés est contrôlé par des Basques antifranquistes. Au terme d'un accord secret entre le cardinal Gerlier et le grand rabbinat, d'un intense ballet diplomatique et d'une intervention directe du gouvernement basque en exil, les enfants rentrent en France le 25 juin 1953. La Cour de cassation a confirmé la décision des juges de Grenoble. La famille retire ses plaintes. Les auteurs de l'enlèvement sont libérés. Le 25 juillet, les enfants, âgés de 11 et 12 ans, s'envolent vers Israël.

L'accueil est triomphal. Les héros sont salués par la presse. "Mais nous ne nous en sommes pas aperçus, assurent-ils. Nous avons tout de suite eu une vie normale. Des petits Israéliens comme les autres. L'épisode catholique n'a été qu'une parenthèse." Une affirmation un peu rapide. Gérald, le cadet, s'est immédiatement adapté à sa nouvelle vie, et à son nouveau prénom, Gad. Mais "pour Robert, ce fut plus long, dit-il. Il envisageait d'être prêtre..." Lors d'une promenade familiale, il obtiendra d'ailleurs l'autorisation d'entrer dans une église. Dernier retour de flamme.

Quelques mois plus tard, Robert accomplit sa bar-mitsva, cérémonie religieuse qui marque l'entrée dans l'âge adulte. Il reçoit un télégramme du père de la nation, David Ben Gourion, un livre du premier ministre Moshe Sharet, et une Bible du président du Parlement, Yossef Spintzak. "Pas tout à fait ordinaire, je l'admets, sourit-il. Mais ensuite ça s'est calmé. En Israël, la mode n'était pas au culte du passé. Il fallait construire l'avenir."

Les frères Finaly ont donc "enfermé leur histoire dans un sarcophage", selon l'historienne Catherine Poujol. "Je n'en ai pratiquement pas parlé à mes enfants, souligne Gérald, retraité de l'armée et des télécoms. Il a fallu que mon petit-fils m'interroge pour que j'évoque tout ça." Même sentiment de verrouillage chez Philippe Bernard, le scénariste du téléfilm. "Ils sont retranchés dans la personnalité qu'ils se sont construite pour survivre. Quand j'ai demandé à Robert si son choix de la chirurgie pédiatrique était lié à sa propre enfance éclatée, il m'a dit : rien à voir."

Pas question de passer pour des victimes. Ni de faire état de quelconques souffrances. Les deux frères ont bien recommandé le retrait d'une scène du film où Mlle Brun les embrassait. "C'était l'époque qui était comme ça", insiste Robert.

Ménager "Maman Brun", corriger le portrait qui voudrait faire de cette femme, morte en 1988, un monstre : cette volonté n'a jamais quitté les frères Finaly. En juillet 1953, avant de monter dans l'avion, Robert confiait à un accompagnateur les quelques francs qu'il avait en poche : "C'est pour Maman Brun, elle en aura plus besoin que moi." Cinquante-cinq ans plus tard et malgré tous les détails appris depuis, il la défend toujours : "Elle nous a sauvés la vie, nous a soutenus. Elle a commis une faute en nous baptisant, c'est sûr. Mais elle a fait ce qu'elle croyait bien."

Pourtant, lors de la journée au Mémorial de la Shoah, le 19 octobre, Robert et Gérald ont reproché à Charlotte de Turckheim, qui interprète le rôle dans le téléfilm, d'avoir trop humanisé la nourrice. Ils n'ont accepté de poser avec elle pour les photographes qu'à la condition d'être séparés par le "Mur des noms" qui recense tous les déportés. Un mur sur lequel figure, pour l'année 1944 et à la lettre F, le nom de leurs parents. La comédienne confie n'avoir "toujours pas compris". "C'est peut-être leur manière d'exprimer enfin leur colère..."

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