Saturday, May 23, 2009

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L'existence, depuis sa présentation par Dieudonné et ses amis, au Théâtre de la Main d'Or, à Paris, le 8 mai, d'une "liste antisioniste" pour les européennes en Ile-de-France, oblige à se poser deux questions majeures que l'expérience historique peut contribuer à éclairer. Ce passage par l'histoire est d'autant plus nécessaire que les barrières morales ou juridiques érigées contre la haine antijuive n'ont plus d'efficacité définitive.
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Cette liste et l'équipe qui la porte relèvent-elles de l'antisémitisme ? Dieudonné et son équipe s'en défendent. Cependant, la dénonciation du sionisme, dans un cadre national, lors d'élections qui constituent d'abord un événement de politique intérieure, fait peser sur les Français de confession ou d'origine juive une stigmatisation effective qui relève bien des procédés de l'antisémitisme. Cela ne veut pas dire que la discussion du sionisme soit taboue.

Mais celui-ci concerne d'abord l'Etat d'Israël, et relève donc d'une question de politique internationale, quand bien même des Français partagent avec une bonne partie des Israéliens la même confession. D'autres Français partagent bien des confessions ou des origines avec des ressortissants d'autres pays sans que cela ne devienne un argument électoral. L'antisionisme militant renvoie à l'antisémitisme. Il permet de mobiliser un fond antisémite tel qu'on le trouve en partie dans le Front national - dont Dieudonné agrège des éléments à son équipe -, et, de manière plus radicale, dans le négationnisme - dont il courtise l'un des principaux militants, Robert Faurisson.

L'antisémitisme en politique a-t-il pour autant une chance de réussir ? On pourrait se contenter de dire que, après le génocide perpétré contre les juifs d'Europe par un régime qui avait élevé l'antisémitisme au niveau d'une religion et d'un appareil d'Etat, et avec la complicité du régime de l'Etat français, lui-même antisémite, l'antisémitisme sous toutes ses formes serait banni à jamais de la vie publique et même privée d'une nation comme la France. Force est de constater que cette barrière morale est fragile, et que cette fragilité empêche que la loi puisse s'opposer efficacement à l'antisémitisme en politique. L'histoire plus ancienne de la fin du XIXe siècle français introduit paradoxalement des enseignements qui méritent ici d'être formulés.

Le moment antisémite des années 1880 et 1890, culminant avec l'affaire Dreyfus, démontre en premier lieu la difficulté des mouvements se définissant comme antisémites (ou "antisémitique", comme la Ligue du même nom) à triompher politiquement sur le seul thème de l'antisémitisme. Leur force tient d'abord dans les alliances qu'Edouard Drumont ou Jules Guérin parviennent à conclure avec les nationalistes (de gauche comme de droite), les catholiques ou les monarchistes. C'est le pouvoir de l'antisémitisme que d'agir comme un catalyseur, et c'est en même temps sa faiblesse dès lors que ces conservateurs ou ces populistes décident de faire le sacrifice de telles alliances, comme cela se produira à la fin de l'Affaire.

La politique de "défense républicaine" du gouvernement de Pierre Waldeck-Rousseau ôtera en effet à ces assemblages tout espace politique, provoquant en retour la radicalisation des antisémites exclusifs (comme Jules Guérin, chef de la Ligue antisémitique, réfugié pathétiquement dans son Fort Chabrol) ou la mutation de l'antisémitisme en "nationalisme intégral" avec l'Action française de Charles Maurras.

Ramené à la situation présente, que nous enseigne cet héritage historique ? Une double leçon, essentielle. Premièrement, l'antisémitisme exige, pour se développer en politique, l'existence d'une croyance collective qui transforme des identités sociales ou culturelles en différenciation idéologique. L'engagement dreyfusard de 1898, puis la réhabilitation en 1906 du capitaine Dreyfus ont repoussé provisoirement cette croyance, au profit de l'égalité civique entre les Français (mais sans que les colonisés ne bénéficient de cette avancée, qui ne profita guère davantage non plus aux femmes, il faut le rappeler).

Cela signifie aujourd'hui que tout acte ou propos antisémite concerne tous les Français sans distinction, puisque, avec l'antisémitisme, les fondements de la citoyenneté démocratique et du vivre-ensemble sont attaqués. Or, trop souvent, l'antisémitisme est ramené aux juifs eux-mêmes, tandis que le soupçon du sionisme contribue à accélérer leur isolement, rendant dès lors plus aisée leur persécution. Il s'agit là d'une spirale de violence que des intellectuels dreyfusards, de Lucien Herr à Emile Durkheim, d'Emile Duclaux à Célestin Bouglé, de Bernard Lazare à Emile Zola, ont, en leur temps, analysée et repoussée. Leur pensée m'apparaît ici comme disponible pour affaiblir les présupposés sur lesquels se fondent les résurgences d'antisémitisme en politique. C'est la deuxième leçon que nous accorde le passé.

L'offensive intellectuelle du tournant du XIXe siècle mit en lumière trois principes qui gardent toute leur actualité. La défense d'un juif condamné à l'issue d'un procès d'Etat et déporté en Guyane dans des conditions inhumaines fut d'abord une lutte contre la persécution dans son ensemble, politique, religieuse, mais également sociale, amenant ainsi des anarchistes, des socialistes, des femmes à se mobiliser pour Dreyfus. La cause des persécutés, qui semble animer Dieudonné, est ainsi contredite par l'usage fait de l'antisémitisme, qui est précisément une persécution, et même la figure historique par laquelle l'Europe a pris conscience, au XIXe siècle, de la persécution. On peut toujours regretter que cela ne soit pas l'esclavage ou la colonisation. Mais la compréhension de l'antisémitisme permet d'accéder à la critique générale de la persécution moderne.

Le combat des intellectuels dreyfusards démontra également le lien déterminant entre le développement de l'antisémitisme, le recul des libertés démocratiques et la montée de l'irrationalisme, si bien que leur engagement se caractérisa par la défense du droit, le principe de justice et la raison critique. A cet égard, les responsabilités de la situation actuelle sont extérieures à Dieudonné lui-même, et interrogent le devenir de l'identité démocratique française elle-même.

Enfin, la lutte contre l'antisémitisme s'inscrivit il y a un siècle dans une pensée de l'international qui permit à la France de s'arracher au risque nationaliste tout en intégrant davantage les Français selon une conception ouverte, solidaire, voire fraternelle, de la société. Là aussi, l'enseignement est moderne. Mais de telles leçons du passé ne seront actives qu'à condition de travailler toujours le dossier politique de l'antisémitisme et d'accorder à la recherche, dans notre pays, une reconnaissance publique et une importance sociale.

Vincent Duclert, historien, professeur agrégé à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, auteur de "La Gauche devant l'histoire" (Le Seuil, 162 p., 15 €)

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