Sunday, March 04, 2007

Une mauvaise histoire juive sur Arte

MÉDIAS TV
Une mauvaise histoire juive sur Arte
DOCU-FICTION . Mardi et mercredi prochains, Arte diffuse Histoire du peuple juif. Deux soirées qui interrogent, tant le film manque de rigueur scientifique. Anne Grynberg, professeur d’histoire (1), l’a visionné. Entretien.

La forme du docu-fiction est-elle compatible avec l’ambition de réaliser un film historique ?

Anne Grynberg. Sans entrer dans le débat théorique sur la question, je crois que le premier problème posé par ce docu-fiction tient à sa piètre qualité. Les trois premiers volets, en particulier, évoquent une sorte de péplum dont certaines scènes sont caricaturales. En outre, il y a parfois confusion des genres. Pour les XIXe et XXe siècles, on a parfois du mal à distinguer archives photographiques ou filmiques et fiction. Le message s’en trouve brouillé. Je m’interroge aussi sur certains motifs fictionnels récurrents, comme celui de la cohorte de roulottes que l’on voit à plusieurs reprises lorsqu’est évoquée une fuite ou une expulsion. Pour le téléspectateur non spécialiste, il évoque un peuple nomade, ce qui est historiquement inexact et me paraît dangereux car susceptible de nourrir le stéréotype du juif sans patrie et partout étranger.

Le générique du film ne contribue pas à lutter contre les stéréotypes...

Anne Grynberg. Il véhicule même des clichés recuits dans la vieille marmite de la fascination répulsion. Les juifs sont qualifiés de « penseurs de génie, scientifiques, artistes... » avec à l’appui des photos d’Einstein, de Hannah Arendt, de Freud, de Woody Allen et de Barbra Streisand. On affirme aussi : « Partout leur influence est considérable. » Puis LA question : « À travers le temps, comment les juifs parviennent-ils à préserver leur identité ? » Comme si on sous-entendait que cette identité se fonde, peu ou prou, sur le pouvoir, voire sur la toute-puissance... On voit finalement un gros plan sur le drapeau d’Israël. Ce générique n’est évidemment pas neutre, d’autant plus qu’il apparaît avant chacun des cinq films et va donc scander ces deux soirées.

Quels clichés et erreurs un travail de fond avec des historiens aurait-il permis d’éviter ?

Anne Grynberg. La collusion entre les juifs et l’argent est omniprésente. Le film évoque même la prospérité du shtetl polonais, c’est une grande première ! Surtout, il n’y a jamais de mise en perspective. On mentionne à de multiples reprises l’activité de prêteur sur gages, mais ce n’est que dans le dernier film qu’on dit enfin que dans l’Empire russe il est interdit aux juifs de posséder la terre. Or cette interdiction existait dans tout l’Occident chrétien depuis le Moyen Âge. La question - comme celle des autres interdictions professionnelles - méritait d’être présentée de manière un peu plus didactique, ce qui aurait permis d’expliciter que les juifs n’ont pas choisi d’être usuriers mais y ont été contraints.

Le processus de ghettoïsation n’est pas non plus contextualisé historiquement...

Anne Grynberg. La mise à l’écart et la diabolisation croissante des juifs ne sont jamais mises en perspective avec la volonté de mainmise de la chrétienté désireuse d’éviter la « contagion juive » en Occident et il n’y a pas le moindre début d’explication sur l’antijudaïsme chrétien et sur l’influence qu’a pu avoir à travers les siècles ce que Jules Isaac appelait « l’enseignement du mépris ». En corollaire, la position de la papauté est présentée de manière, à mon avis, ambiguë : « Des décrets émanant de Rome règlent la coexistence entre juifs et chrétiens. Ils deviennent partie intégrante de la justice laïque. » Quelques minutes plus tard, on évoque - dans le cadre de cette coexistence ? - l’obligation de porter un signe distinctif, la rouelle ou le chapeau jaune en particulier. Il me semble que le concile de Latran n’est même pas mentionné. L’instauration du premier ghetto, à Venise, manque également de clarté sur le plan historique dans la mesure où celui-ci est présenté uniquement comme « le premier endroit où les juifs ont un droit de résidence protégé ». Un peu plus loin : « Dans le ghetto, les juifs ont le droit de pratiquer leur foi. » Tout ceci est exact, mais devrait être contrebalancé par une analyse de la ségrégation que représente le ghetto, en termes spatiaux, socio-économiques et politiques.

La confusion concerne-t-elle aussi le chapitre consacré au sionisme ?

Anne Grynberg. Effectivement. Les réalisateurs ont choisi de se focaliser sur Herzl. Mais le sionisme n’est pas né un bon matin sous l’impulsion d’un seul homme, il s’inscrit dans le contexte des nationalismes qui se développent dans toute l’Europe du XIXe siècle et constitue aussi une réaction à l’antisémitisme.

Tous les pans de l’histoire juive ont-ils été abordés ?

Anne Grynberg. Le caractère pluriel de l’identité juive est gommé. La présence de juifs dans les mouvements philosophiques ou politiques n’est pas traitée. Les « Lumières juives » sont pourtant liées directement au mouvement des philosophes de la raison au XVIIIe siècle. Il aurait été intéressant aussi de montrer la participation des juifs dans des mouvements révolutionnaires, y compris pendant la révolution de 1917. Le mouvement ouvrier juif est également absent. Toutes ces lacunes sont regrettables car cette vision tronquée accrédite l’idée des juifs vivant en vase clos sans interaction avec le monde de leurs contemporains. Les juifs « orientaux » sont quant à eux complètement absents. Rien sur les communautés d’Afrique du Nord, d’Égypte ou d’Irak. Et la fin donne le sentiment que l’État d’Israël est l’unique choix que font les juifs aujourd’hui. On ne s’intéresse pas à ce que signifie être juif en diaspora en ce début du XXIe siècle. Quand on veut raconter l’histoire du peuple juif, on ne peut pas se permettre cette impasse.

La Shoah est évoquée mais très brièvement...

Anne Grynberg. Les années 1933-1945 sont évoquées d’une manière presque allusive : une phrase sur le national-socialisme, l’image de deux juifs portant l’étoile jaune, puis une scène d’embarquement dans un wagon de déportation... auquel est supposé faire écho le wagon de la nouvelle installation muséographique de Yad Vashem (le mémorial dédié aux victimes de la Shoah à Jérusalem - NDLR). Je n’ai pas entendu le nom d’un centre d’extermination, ni une phrase sur ce que voulait dire le projet de « solution finale » : la volonté des nazis d’éradiquer les juifs de la surface de la terre. Il est vrai qu’Arte a consacré beaucoup d’émissions à la Shoah, mais il y a néanmoins un manque ici. Les images sont trop elliptiques pour quelqu’un qui ne connaît pas bien le sujet. En plus, elles ne sont pas soutenues par un commentaire didactique, alors que cela pouvait être abordé de manière pertinente en quelques phrases.

Le film fait pourtant l’objet d’une programmation spéciale et Arte y consacre deux soirées consécutives...

Anne Grynberg. Une chaîne de télévision a aussi une responsabilité citoyenne dans un cas comme celui-ci. Il y a deux cas de figure. Soit il s’adresse aux spécialistes et se pose alors directement la question de son manque de rigueur historique. Soit il est destiné au grand public et doit répondre à ses nombreuses questions : depuis quand y a-t-il une présence juive en Occident ? Quel est le rapport des juifs à l’État et à la société environnante ? Comment définissent-ils leurs relations avec leurs concitoyens non juifs ? Quel est leur rapport à Israël ? Comment appréhender Israël (non seulement sa politique gouvernementale, mais la composition de sa société et les débats qui la traversent) ? Les quelques éléments de réponse apportés ne me semblent pas susceptibles d’éclairer les téléspectateurs et ils sont peut-être même porteurs de risques de confusion et de pérennité de stéréotypes qu’il est pourtant fondamental et urgent de dépasser.

1) Professeur d’histoire contemporaine à l’INALCO et à l’université Paris I Sorbonne.

Ouvrages d’Anne Grynberg :

Les Camps de la honte.

Éditions la découverte.

La Shoah, impossible oubli. Gallimard.

Vers la terre d’Israël. Gallimard.

Histoire et historiographie

de la Shoah. À paraître

aux Éditions de la Découverte.

Entretien réalisé par Marianne Behar

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