Assassinat d'Ilan Halimi
Pourquoi les policiers ont échouéLe 2 février, la brigade criminelle manque d'interpeller Youssouf Fofana, chef du «gang des barbares». A ce loupé s'ajoute la difficulté de négocier avec un ravisseur aux méthodes déroutantes. Chronique d'une enquête qui n'a pu empêcher la mort du jeune homme, le 13 février.
par Patricia TOURANCHEAUQUOTIDIEN : mercredi 15 mars 2006
près la mort d'Ilan Halimi, l'otage du «gang des barbares», les policiers du 36 quai des Orfèvres ressassent les épisodes de l'enquête qui a abouti à «un échec». Ils ont appliqué le protocole établi en 1975 après les enlèvements du fils du directeur des laboratoires Mérieux à Lyon, et du PDG de Phonogram à Paris. Il s'agit, selon le directeur de la police judiciaire parisienne, François Jaspart, de «négocier sans mettre la vie de l'otage en danger», et de ne «pas verser la rançon pour éviter les récidives», sauf «si la remise permet d'interpeller les auteurs». Ils ont failli coincer Youssouf Fofana deux fois dans des cybercafés. Ils sont passés à deux doigts de l'identifier dans son fief de Bagneux (Hauts-de-Seine). Ils ont enclenché avec lui à la fin un bras de fer qui a mal tourné. Retour sur les ratés d'une enquête policière.
Vendredi 20 janvier. Ilan Halimi part à un rendez-vous avec une «une jolie brunette maghrébine» qui l'a dragué dans sa boutique de téléphonie du boulevard Voltaire. Sa trace se perd à Sceaux (Hauts-de-Seine) où son portable a activé une borne. Le lendemain, la famille reçoit le coup de fil d'un anonyme qui réclame 450 000 euros de rançon en échange de son fils. Preuve à l'appui, une photo acheminée par l'Internet d'Ilan, la tête entourée de scotch, revolver sur la tempe.
La brigade criminelle de Paris met trente-six enquêteurs sur la prise d'otage, adjoint une psychologue et un négociateur au père de la victime qui parlemente avec le chef des ravisseurs. Ils localisent le cybercafé KLM.com au 9, rue Poirier-de-Narçay dans le XIVe arrondissement de Paris, d'où a été envoyé le cliché d'Ilan. Dès ce week-end-là, ils font un «rapprochement» avec des tentatives de racket de médecins, un an plus tôt, car le même café Internet et une «boîte mail similaire» ont été utilisés.
Lundi 23 janvier. Le gangster qui détient Ilan a fixé rendez-vous à Didier Halimi à Châtelet et envisage un transfert de fonds virtuel via la Western Union, sans «libération simultanée de l'otage». Comme les policiers recherchent un «contact physique» avec les kidnappeurs et «une contrepartie», l'affaire tourne court.
Les policiers butent sur des «problèmes techniques». Les coups de fil émanent souvent de points phone, où les communications à bas prix passent par des routeurs : «On tombait sur des opérateurs à l'étranger et nous ne pouvions pas localiser la source de l'appel.» Le sous-directeur de la PJ, Christian Flaesch, se plaint à Wanadoo du «délai de 10 à 15 minutes pour identifier» l'ordinateur sur lequel le négociateur consulte sa messagerie. Il y a «urgence» et la réponse tombe désormais «en 3 minutes». Les lieux de communication indiquent que la géographie du gang se situe «au sud de Paris». Trente cybercafés sont placés sous surveillance «entre les portes de Vanves et d'Orléans, à Arcueil et sur l'axe de la nationale 20», avec caméras axées sur les ordinateurs, et parfois des policiers dans les parages. En parallèle, l'analyse du portable utilisé par la «brunette» qui a attiré Ilan dans le piège révèle que deux autres jeunes gens ont été approchés à l'identique. Ils ne se connaissent pas mais ont passé une soirée dans la même boîte de strip-tease des Champs-Elysées, le Hustler. Les policiers émettent alors l'hypothèse que «le point commun à toutes les cibles peut être la fréquentation du Hustler» avec une «complicité à l'intérieur». Ils explorent les relations de dizaines d'«effeuilleuses», en vain.
Jeudi 26 janvier. Le portrait-robot d'une fille blonde qui a aguiché K., une autre «cible», a été établi. Les policiers ne le rendent pas public par «crainte de susciter des réactions de peur chez les ravisseurs et d'entraîner la mort de l'otage». Les négociations continuent entre le père qui dit ne pas avoir les moyens de réunir 450 000 euros et le preneur d'otage incrédule : «Si vous n'avez pas d'argent, vous n'avez qu'à aller en chercher à la synagogue.» Il menace de couper un doigt à Ilan, ce qu'il ne fera pas.
Dimanche 29 janvier. Youssouf Fofana appelle un rabbin parisien d'une cabine publique du boulevard Raspail (XIVe), annonce qu'il a «pris un Juif en otage» et l'expédie récupérer, dans une boîte à lettres du VIe arrondissement, une cassette audio d'Ilan Halimi destinée à sa famille.
Mardi 31 janvier. Les parents reçoivent une troisième photo de leur fils avec le journal l'Equipe du jour, ainsi qu'une autre bande magnétique. Ce sont les dernières preuves de vie d'Ilan. Un commissaire du 36 quai des Orfèvres, qui a demandé le silence à la presse, confie alors ses doutes : «Le jeu des ravisseurs est curieux. Ils ne vont pas jusqu'au bout pour toucher la rançon. Ils sont attentistes. On a parfois l'impression d'un jeu de rôle. On ne sait pas ce qu'ils cherchent.»
Mercredi 1er février. Didier Halimi reçoit un énième message Internet, envoyé d'une nouvelle adresse. «Ils changent à chaque fois. Et là, il faut longtemps pour les localiser.» Les enquêteurs apprendront «cinq heures plus tard» que le négociateur a pris le risque de retourner au KLM.com du XIVe. «On n'allait quand même pas ramasser tous les clients des cybercafés, en majorité noirs et arabes», se justifie un policier. Les enquêteurs récupèrent néanmoins une image de l'internaute qui s'est connecté : un Africain capuchonné et à demi masqué par un foulard. Un client ainsi harnaché n'a pas attiré l'attention des flics en planque ? Un officier de l'antigang qui «se les pèle dehors» rappelle que «ce jour-là il fait une température sibérienne, les Africains qui rentrent et sortent du cybercafé ont tous des capuches et des écharpes». «A défaut du visage méconnaissable», il y a un indice sur la photo, selon un chef d'enquête : «[Le suspect] porte un sweat de sport très particulier au logo Adedi, une marque de rappeurs qui nous aiguille sur une bande des cités.»
Jeudi 2 février. La PJ diffuse à tous les policiers en tenue de Paris la photo de ce noir au «blouson peu répandu» pour qu'ils le livrent à la PJ «dans le cadre d'une affaire traitée par la brigade criminelle». Aucune référence à un enlèvement ou une séquestration, afin de ne pas ébruiter l'affaire. L'après-midi même, les enquêteurs apprennent «au bout de trois minutes» que le chef du gang vient de consulter «durant trente secondes» sa boîte mail depuis un cybercafé rue Jean-Pierre-Timbaud (XIe). Les policiers en planque à proximité «coursent» dans la rue un «Africain qui correspond au signalement» mais ne le rattrapent pas. Ils ont raté Youssouf Fofana.
Les jours suivants, des officiers de la brigade criminelle font le tour des commissariats du Val-de-Marne, des Hauts-de-Seine et de Seine-Saint-Denis, présentent la photo de l'Africain recherché au sportswear Adedi «aux commandants pour qu'ils fouillent leur mémoire et leurs fichiers». A Villejuif (Val-de-Marne), ils apprennent par hasard qu'un agent immobilier a été approché par une fille puis agressé dans une tour d'Arcueil. Au commissariat de Bagneux (Hauts-de-Seine), ce type noir et ce sigle Adedi, ça ne dit rien à personne. Pourtant, Youssouf Fofana avait été interpellé à Bagneux le 11 janvier avec un couteau et portait ce même blouson Adedi. Sa photographie ainsi vêtu figurait au fichier anthropométrique. «C'est rageant, dit un commissaire de la brigade criminelle, si Bagneux avait percuté sur l'association Adedi-Fofana, ç'aurait sûrement changé la face de l'enquête.»
Lundi 6 février. Les kidnappeurs parlent pour la première fois sérieusement de la «remise de la rançon». Les 112 000 euros finalement réclamés ont été rangés dans une mallette Delsey et piégés pour être suivis à distance au cas où les criminels s'en empareraient. «On ne comptait pas leur donner mais attendre que quelqu'un s'approche et le cravater», dit un responsable. Trente-cinq flics de l'antigang accompagnent discrètement Didier Halimi, porteur de la valise, jusqu'au Kentucky Fried Chicken de Châtelet. Contre-ordre. Fofana l'appelle et l'envoie illico place de Clichy. Didier Halimi s'exécute. Ses protecteurs suivent. Le père poireaute à côté du métro. Nouveau coup de fil : allez au «Bistro romain». Personne au rendez-vous. Nouvel appel. Maintenant, c'est «en gare de Bruxelles» en Belgique qu'il doit se rendre. Selon un policier à l'écoute, le père d'Ilan n'en peut plus et refuse : «Ça fait trois fois que je me déplace à des rendez-vous où vous ne venez pas, et vous ne me donnez pas de nouvelles de mon fils depuis une semaine. Je ne vais plus nulle part. J'arrête là.» Le lendemain cependant, «les deux se parlent et s'échangent des mails».
Mercredi 8 février. Le patron de la brigade criminelle, Noël Robin, conseille au père, qu'il sent «épuisé, à bout», de «ne plus répondre aux ravisseurs» : «Laissez votre portable ouvert mais ne décrochez plus aussitôt.» Il veut «le laisser souffler» et «obliger les malfaiteurs à envoyer des messages par Internet», plus traçables. C'est le cas ce jour-là. En colère, Fofana envoie un mail menaçant au père: «Nous commençons à nous dire que vous ne voulez pas payer. Si vous ne donnez pas l'argent, nous envisageons de tuer.» Les policiers qui répondent font «monter la pression», selon François Jaspart, pour que ce soit «donnant donnant», «la rançon en échange de l'otage» : «Il n'y a jamais eu rupture du contact.»
Jeudi 9 février. Suivant le fil de l'histoire de Michaël D., l'agent immobilier attiré comme Ilan dans un guet-apens par une fille appât, des officiers du «36» l'accompagnent à l'adresse où il avait déposé l'aguicheuse : au 175, rue Henri-Ravera à Bagneux. Ils font une «enquête de voisinage» dans les deux bâtiments du 175, interrogent les concierges et les habitants pour essayer d'identifier la fille. Ils sont loin de se douter que les deux HLM qu'ils passent au crible sont «adossés» à l'allée du Prunier-Hardy, où habite Youssouf Fofana : «On brûlait, mais on n'avait aucun élément pour nous conduire à la cité de Fofana.» Ils ignorent aussi qu'Ilan Halimi se trouve séquestré dans une cave de la rue Prokofiev, à un kilomètre de là.
Le soir même, Fofana, énervé, laisse des messages sur deux portables de la famille d'Ilan et annonce qu'ils «veulent le relâcher quand il sera mort». Le 10, il émet des «appels muets». Puis plus de nouvelles.
Lundi 13 février. Ilan Halimi est découvert à l'agonie sur une route de Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne).
Mardi 14 février. Le procureur et le directeur de la PJ de Paris rendent publique sa mort, divulguent la photo du preneur d'otage africain et le portrait-robot de la fille appât blonde. Audrey se rend. Elle dénonce les membres du «gang des barbares».
Critiqué pour la faillite de l'enquête, le directeur de la PJ parisienne, François Jaspart, assure que «tout a été tenté» pour sauver Ilan : «On n'a peut-être pas eu de chance mais le hasard n'a jamais été avec nous. La police n'est pas une science exacte, ni un ordinateur qui nous donne la solution.» Partis du principe que ces ravisseurs n'étaient «jamais allés jusqu'au bout pour racketter les médecins», les enquêteurs ne les ont-ils pas pris pour «des baltringues» (selon le mot d'un policier) qui n'iraient pas jusqu'au bout d'une prise d'otage ? «On ne les a pas sous-estimés car ils avaient Ilan entre les mains», rétorque le patron de la PJ. Les policiers ont suivi une stratégie payante avec des kidnappeurs plus chevronnés, issus du grand banditisme. Mais pas avec un piètre rançonneur comme Youssouf Fofana, qui les a déroutés. «Il ne s'est jamais mis en situation de récupérer l'argent», analyse aujourd'hui un enquêteur : «Il avait la trouille de venir lui-même physiquement et, mal épaulé, ne pouvait s'appuyer sur les "neuneus" qui l'entouraient.» A ses yeux, le «cerveau des barbares» a monté un «plan intellectuellement sophistiqué», a «bien maîtrisé les communications Internet et téléphoniques» mais «n'a pas su gérer le moment clé de la remise de rançon». Un sous-directeur de la PJ raille «ceux qui donnent le tiercé dans l'ordre cinq minutes après l'arrivée».
Dans le Monde, le père d'Ilan Halimi a mis fin à la polémique : «Existe-t-il une bonne stratégie quand on a affaire à un groupe aussi inconsistant ? [...] Si c'est la faute de quelqu'un, c'est celle de ceux qui ont kidnappé et torturé mon fils.»
photos Edouard caupeil
Des juifs américains au secours des juifs français
Une pétition circule pour que l'on accorde l'asile aux juifs «persécutés» en France.
par Annette Levy-WillardQUOTIDIEN : mercredi 15 mars 2006
Los Angeles correspondance
«Asile américain pour les juifs français», tel est l'intitulé d'une pétition qui circule à Los Angeles : «Après la torture barbare et l'assassinat d'un jeune juif de Paris, parce qu'il était juif, dans un contexte où l'antisémitisme islamique augmente dans ce pays (...), nous pensons que l'Amérique, fidèle à sa tradition d'offrir l'asile politique aux gens en danger dans leur propre pays devrait leur ouvrir ses portes. Nous demandons au Congrès de passer une loi accordant le statut de réfugié aux juifs français.» Quelque 5 000 personnes ont paraphé cette pétition lancée par des juifs d'origine française vivant aux Etats-Unis. Leur inquiétude n'a pas épargné les juifs de Californie. Choqué par le meurtre d'Ilan, le rabbin Nachum Kosofski a invité le consul général de France à Los Angeles, Philippe Larrieu, à parler dans sa synagogue pour s'expliquer sur la France, l'antisémitisme et la République.
A l'entrée de cette congrégation orthodoxe on lit une oraison funèbre : «A la mémoire d'Ilan», écrite par Judea Pearl, le père du journaliste Daniel Pearl assassiné au Pakistan : «Ne restons pas silencieux autour de ta tombe, Ilan, aucun repos (...) jusqu'à ce que le climat raciste de ton meurtre soit jugé au tribunal de l'histoire. Jusqu'à ce qu'un autre Zola se lève avec un J'accuse encore plus tonitruant, et que cette culture de la duplicité soit dénoncée comme infâme, comme le furent l'affaire Dreyfus et le traité de Munich.»
Le consul de France allait d'ailleurs s'exprimer sur ce terrain, reconnaissant qu'il y a eu «un problème d'antisémitisme en France», citant l'affaire Dreyfus et Vichy mais ajoutant que ce n'est pas une spécialité française : «Si les chiffres d'agressions antisémites ont baissé de 48 % en 2005 en France (...), l'organisation ADL (Anti-Defamation League) a recensé une augmentation de 17 % d'incidents antisémites aux Etats-Unis.» Problème général, donc, affirme le consul, qui tient à rappeler la «contribution de la communauté juive à la culture française» avec l'exemple de ses Premiers ministres juifs Léon Blum et Mendès France et «l'absolue détermination du gouvernement français à combattre l'antisémitisme». Les fidèles de ce quartier où alternent synagogues et restaurants casher (Los Angeles est la troisième ville juive au monde) semblent rassurés. Ils ne signeront probablement pas la pétition.
En décrétant «antisémite» ce meurtre, l'opinion est la proie d'incohérences et de précipitations.
Ilan, certes juif, citoyen d'abord
par Théo KLEINQUOTIDIEN : mardi 14 mars 2006
Théo Klein avocat aux barreaux de Paris et d'Israël, ancien président du Crif.
L'incohérence préside aux aléas de notre vie collective au niveau citoyen comme à celui des organes des pouvoirs qui nous gouvernent ; ceux-ci, trop souvent, se laissent aller à des prises de position, parfois à des décisions, dont la caractéristique commune est la précipitation.
Depuis le vote du 29 mai 2005, point d'orgue, à mon avis, de l'imbécillité politique, l'incohérence pénètre beaucoup d'autres sujets de préoccupation, leur donnant cet aspect chatoyant qui permet toutes les approximations.
Je voudrais revenir sur l'un de ces sujets, douloureux et révoltant, jusqu'à se qualifier lui-même de barbare, le meurtre d'Ilan Halimi. Que la victime ait été juive a conduit à des développements dont je désire souligner l'incohérence absolue. Cette incohérence est due d'abord à la précipitation, au désir de définir d'emblée la chose horrible avant d'en connaître les péripéties, les coupables et l'enchaînement des faits ; incohérence, ensuite, dans la diffusion d'éléments contradictoires issus soi-disant ou réellement de l'enquête policière des représentants du parquet. Enfin, incohérence dans le droit que se sont spontanément attribué certains de décréter «antisémites» le choix de la victime et son assassinat.
Autant je peux comprendre et partager l'émotion, autant je récuse une précipitation qui non seulement empiète sur les responsabilités de la justice, mais, de surcroît, met celle-ci au défi d'inscrire l'événement dans un contexte préalablement déterminé. Il y a d'autres manières de respecter la mémoire de la victime et la douleur de sa famille, de ses amis et même de sa communauté. L'identité de la victime ne modifie pas le caractère scandaleux de son meurtre ; le sixième des dix commandements, «Tu ne tueras pas», ne distingue pas entre les victimes. L'incohérence que je souligne s'inscrit dans celle plus large que je constate dans l'usage du mot «antisémitisme» et de la tragique résonance qui est la sienne depuis la Shoah. L'antisémitisme, succédant à l'antijudaïsme chrétien, a un sens et un but bien déterminés : isoler le juif et lui refuser l'égalité des droits et le respect de sa singularité. Cet antisémitisme, en France, a trouvé sa réalisation en 1940 dans le statut des juifs ; il s'agissait pour la droite réactionnaire de «réparer» la défaite subie dans l'affaire Dreyfus : la République avait réparé la faute criminelle commise contre le capitaine innocent.
Utiliser le mot antisémitisme, c'est ébranler profondément la paix sociale, c'est renvoyer les uns aux erreurs tragiques et criminelles et les juifs aux souvenirs douloureux et à ce sentiment terrible de l'absence des générations perdues. Qu'il y ait dans notre société des idées préconçues, des paroles, parfois des injures, de nature discriminatoire, nous le savons, il nous arrive hélas parfois d'y succomber les uns comme les autres par des jugements hâtifs ou des propos spontanés attribuant des caractéristiques généralement négatives à telle ou telle population. Cela se passe partout et, récemment encore, commentant un propos jugé par lui désagréable, un ami juif me disait à propos de celui qu'il l'avait tenu : «Bien sûr, il est polonais.»
Ce que je voudrais affirmer, une fois de plus, et sans être cette fois-ci mieux entendu qu'auparavant, c'est que l'antisémitisme est un phénomène politique majeur qui ne doit pas être confondu avec l'insulte ou la voie de fait émanant d'individus ou de groupes spontanés dont les actes relèvent directement de la justice et du bon sens des juges. A cet égard, je reconnais volontiers qu'une telle volonté politique existe sans doute dans le terrorisme, même simplement verbal, du fondamentalisme musulman ; mais, là encore, parler d'antisémitisme, c'est aider ce mouvement dans son action contre la société démocratique en détournant l'attention sur les juifs.
Parmi les slogans de mauvais aloi qui, il est vrai, ont alimenté les campagnes politiques relevant de l'antisémitisme dans le sens que je donne à ce mot, il y avait bien sûr la relation du juif à l'argent. De très bons livres ont été écrits à ce sujet par des auteurs de talent, dont certains juifs ; cette relation a été bien particulière à certaines périodes, du fait même de la situation à la fois bloquée et incertaine qui était celle des petites communautés juives qui ne trouvaient leur sécurité que dans le paiement des amendes qui leur étaient infligées. Chacun peut constater que cette relation particulière à l'argent, imposée aux juifs par les circonstances, ne les a pas conduits à être, aujourd'hui, plus riches que les autres ; à cet égard, la situation de la victime est tragiquement significative et ne pourrait, à la limite, que témoigner d'une sauvage stupidité des agresseurs. Etre qualifié de juif n'est pas en soi une agression pour celui qui est fier de son identité, même si la volonté de celui qui l'interpelle se veut insultante et agressive.
Les faits qualifiés d'antisémitisme relèvent de l'ordre public dont le gouvernement et la justice ont la charge. Ce n'est pas le juif qui est d'abord atteint, c'est le citoyen, et c'est à ce titre qu'il doit défendre son droit et le respect de sa personne et de sa singularité. Dans un pays qui connaît tant de difficultés à reconnaître et à intégrer les différences, il est important de situer le respect de chacun dans le cadre établi pour le respect de tous. Je voudrais illustrer cette affirmation par le propos cité par le Monde (3 et 4 mars 2006) : «T'as raison, reprend Djibril Issaka, je voudrais qu'on bouge pour moi, mais pas parce que je suis noir, mais français.»
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